La série Jour J, créée par Fred Duval, Jean-Pierre Pécau et Fred Blanchard, est un ensemble d’uchronies où des événements-clés de l’histoire basculent dans l’imaginaire : et si l’Histoire avait pris un autre chemin ?
Le tome 52 s’intéresse à une figure centrale de l’histoire de France : Jeanne d’Arc. En proposant un renversement audacieux – et si Jeanne n’était pas morte sur le bûcher ? – les auteurs réécrivent l’après de la Pucelle d’Orléans, dans une fresque mêlant aventures, enjeux politiques et mythes sacrés.
Les scénaristes Fred Duval et Jean-Pierre Pécau sont des auteurs chevronnés du neuvième art, férus d’Histoire, tandis que Mikhail Bianchini illustre cet album avec l’appui des couleurs vibrantes de Zeljko Radovic.
Résumé
Le récit débute à Rouen, le 30 mai 1431. Une femme monte sur le bûcher. Mais derrière le voile dissimulant son visage, il ne s’agit pas de Jeanne d’Arc. Un stratagème a été mis en place : la vraie Jeanne, échappée de sa prison, poursuit sa lutte dans l’ombre.
Désormais libre, mais déclarée morte aux yeux du monde, Jeanne peut agir hors des contraintes politiques et religieuses. Entourée de fidèles, elle reprend la guerre contre les Anglais, menée par une motivation nouvelle : non seulement achever l’expulsion des envahisseurs, mais aussi revendiquer la couronne de France pour elle-même. Dans cette uchronie audacieuse, Jeanne cesse d’être l’instrument d’un roi (comme elle l’était pour Charles VII dans la réalité) pour devenir l’héritière directe de la prophétie : une jeune vierge sauverait le royaume.
Mais l’ambition de Jeanne ne s’arrête pas là. Persuadée que sa mission divine ne se limite pas au royaume de France, elle met le cap vers l’Orient, bien décidée à libérer le tombeau du Christ à Jérusalem. Sa croisade devient spirituelle autant que politique. Elle affronte les ordres religieux, les jeux d’alliances, et les doutes de ses propres compagnons. Dans une fin épique et spectaculaire, elle s’impose comme une reine visionnaire et guerrière, autant inspirée par la foi que par la soif de justice.
Une relecture originale et contemporaine du mythe de Jeanne d’Arc
Ce tome de Jour J s’inscrit dans la grande tradition des récits uchroniques : en déviant d’un point précis de l’Histoire (ici la mort de Jeanne d’Arc), il explore une autre trajectoire possible, tout en conservant des ancrages historiques solides. Ce procédé permet de réinterroger la figure de Jeanne, souvent figée dans une représentation mystique et passive.
Ici, la Pucelle devient actrice totale de son destin : stratège, meneuse de guerre, prétendante au trône, et porteuse d’un idéal qui dépasse les frontières. En cela, les auteurs participent à une relecture contemporaine du mythe de Jeanne, où féminisme, politique et foi s’entremêlent. Le choix d’en faire la première reine de France par la guerre, et non par la naissance, est hautement symbolique : Jeanne devient l’incarnation d’un pouvoir mérité et non hérité.
On retrouve dans l’intrigue de nombreux éléments empruntés à l’histoire réelle (Charles VII, les Bourguignons, les rivalités entre factions) qui sont intelligemment détournés. La tension entre histoire et fiction nourrit la lecture : à chaque page, le lecteur se demande ce qui appartient au passé… et ce qui aurait pu l’être.
Le récit interroge également la place du sacré dans la politique : Jeanne veut rendre les armes sacrées, non aux rois, mais à Dieu, et son obsession pour Jérusalem rappelle les Croisades médiévales, mais revues par une femme d’action. Cette spiritualité guerrière donne au personnage une aura de légende — sans pour autant en faire une sainte figée.
Des planches qui subliment le récit
Les planches de Mikhail Bianchini sont précises, nerveuses, au service du rythme intense du récit. Les scènes de bataille sont dynamiques et lisibles, les visages expressifs, et la reconstitution historique, bien que fantasmée, reste crédible : costumes, armes, décors urbains et champêtres rappellent le XVe siècle sans jamais verser dans l’excès illustratif.
Le travail de Zeljko Radovic à la couleur est particulièrement marquant : une palette sombre et chaude pour les scènes en France, des teintes ocre et dorées pour les passages orientaux, soulignant l’évolution géographique et spirituelle de Jeanne. Les ambiances sont contrastées, et certaines planches (notamment la montée au bûcher ou les visions prophétiques) atteignent une grande puissance visuelle et symbolique.
Enfin, la mise en page reste classique, favorisant la lisibilité, mais ponctuée de quelques effets de cadrage et de silences qui donnent au récit son souffle épique.
Conclusion
Jour J – Jeanne, première reine est un album uchronique ambitieux, qui mêle réflexion historique, relecture mythique et engagement féministe. Il revisite la figure de Jeanne d’Arc en la libérant du cadre traditionnel : loin d’être la martyre pure et obéissante, elle devient ici une guerrière politique, guidée par une foi intérieure et un projet souverain.
Pour un enseignant, cette BD constitue un formidable outil pédagogique : elle invite les élèves à réfléchir sur la construction des figures historiques, sur la manière dont on peut tordre l’Histoire pour mieux en comprendre les enjeux. Elle permet aussi de travailler sur l’uchronie comme genre, sur la Guerre de Cent Ans, ou encore sur les représentations de Jeanne dans l’imaginaire collectif, des manuels scolaires aux réinterprétations modernes.