Le Premier Amour est une œuvre atypique, fruit d’un travail de résurrection littéraire. La bande dessinée est une adaptation d’un scénario resté inédit de Marcel Pagnol, illustre auteur du XXe siècle connu pour sa trilogie marseillaise et ses souvenirs d’enfance.
Ce projet a été mené par le scénariste Éric Stoffel, spécialiste des adaptations d’œuvres patrimoniales, et le dessinateur Jack Manini, reconnu pour son trait expressif et ses couleurs narratives.
Cette BD s’inscrit dans un double projet : rendre hommage à Pagnol en révélant une œuvre oubliée et faire dialoguer fiction poétique et vulgarisation historique dans un format accessible au grand public.
Un amour interdit à la Préhistoire
Dans un temps lointain, celui de la préhistoire, la tribu des « hommes » s’apprête à célébrer la fête du printemps, un moment de rassemblement, de chants et d’échanges amoureux. À cette occasion, un jeune homme et une jeune femme, que le hasard réunit, ressentent une attirance réciproque immédiate. Ce sentiment, qu’ils nomment amour, se distingue de la pratique habituelle du groupe où les partenaires sont multiples et les unions éphémères. Ils choisissent de s’unir de manière exclusive et de s’aimer en dehors des règles établies.
Le couple fait alors un acte révolutionnaire : ils proclament leur droit à la fidélité et à la monogamie. Ce refus de se plier aux lois du groupe leur vaut le bannissement. Condamnés à l’exil, ils doivent affronter seuls les dangers de la nature : le froid, les fauves, la faim. Dans cette errance, ils font la rencontre d’un ermite, vieux sage solitaire, qui leur transmet ses connaissances sur les plantes médicinales, la reproduction, et les secrets de la vie. Grâce à cet enseignement, le jeune couple parvient à survivre, à aimer et bientôt à donner naissance à un enfant.
Mais la sécheresse s’installe, mettant en péril leur équilibre fragile. L’eau ne vient plus, les plantes se dessèchent, le danger rôde à nouveau. La question de la survie de cette cellule familiale pionnière se pose. L’histoire culmine sur l’espoir du retour de la pluie, symbole de fécondité, de renaissance et peut-être, d’acceptation d’un nouveau modèle de société.
Un mythe des origines poétique
Ce récit poétique, à la fois simple et profond, fonctionne comme un mythe des origines. En imaginant la naissance de l’amour exclusif à l’époque préhistorique, Marcel Pagnol (et ses adaptateurs) revisitent à la fois les codes du récit anthropologique et ceux de la fable initiatique. L’œuvre propose une réflexion subtile sur la norme sociale, la marginalité, et la force transformatrice du sentiment amoureux.
L’histoire illustre une double invention : celle de l’amour romantique – inédit dans une société régie par le collectif et les instincts – et celle de la famille nucléaire. L’exclusion du couple marque un tournant vers l’individualisation des liens, mais aussi l’émancipation d’un modèle patriarcal fondé sur l’autorité du groupe. En ce sens, Le Premier Amour a des résonances contemporaines puissantes.
Par ailleurs, l’intervention de l’ermite, porteur du savoir, introduit une dimension symbolique majeure. Le vieil homme incarne la mémoire et la transmission. Il est l’intermédiaire entre nature et culture, et celui par qui le couple accède à une compréhension plus large de leur propre humanité. La BD, à travers lui, évoque aussi l’origine du savoir médical, botanique, et sexuel.
Enfin, le choix de la sécheresse comme ultime épreuve permet de poser la question de la nature cyclique de la vie et de la dépendance de l’homme à son environnement. L’espoir final, discret mais vibrant, ancre le récit dans une dynamique d’évolution, voire d’humanisation.
Une très belle narration graphique
Jack Manini adopte une esthétique aux teintes naturelles, dominée par des ocres, bruns, verts et bleus qui évoquent la terre, la pierre et l’eau – les éléments fondamentaux de la vie à l’époque préhistorique. Le dessin privilégie les expressions corporelles et la gestuelle, dans un monde où la parole est rare ou embryonnaire.
Les visages sont expressifs, parfois presque caricaturaux, mais toujours empreints de douceur, ce qui participe à la tonalité onirique de l’ensemble. La nature est omniprésente, tantôt refuge, tantôt menace. Les planches, souvent très ouvertes, laissent respirer le récit et invitent à la contemplation. Le traitement du feu et de l’eau – éléments symboliques clés – fait l’objet de vignettes particulièrement travaillées, presque mystiques.
Le découpage est fluide, presque cinématographique, ce qui n’est pas surprenant puisque l’œuvre originelle de Pagnol était destinée à l’écran. On perçoit la volonté des auteurs de respecter ce lien entre cinéma et bande dessinée, en traduisant l’image mentale de Pagnol en une narration graphique puissante.
Conclusion
Le Premier Amour est une bande dessinée précieuse à plus d’un titre. Elle permet tout d’abord de redécouvrir un récit oublié de Marcel Pagnol, dans une version poétique, accessible et visuellement inspirée. Mais elle offre aussi une occasion rare d’aborder, en classe, des thématiques riches : la naissance des sentiments humains, l’évolution des structures familiales, les représentations de la Préhistoire dans la fiction, ou encore le rapport entre nature et culture.
En mêlant mythe, anthropologie fictionnelle et émotion, cette œuvre se lit comme une parabole douce et puissante. Elle rappelle que l’amour, même dans un monde encore sauvage, peut devenir un acte de révolution.