Ce sont en fait deux livres que l’on découvre ici réunis en un seul. Le premier évoque le débat sur la justice au sommet, comme enjeu de pouvoir entre les décideurs politiques et les chefs militaires. Le second se plonge dans la justice vécue, au ras des pratiques et des circonstances de terrain. Ces deux approches sont parfaitement complémentaires. Elles convergent dans la prise en compte d’une même vision évolutive du cadre de la justice militaire en temps de guerre. Conçu comme expéditif et terrorisant, son appareil répressif à la fois impitoyable et arbitraire était issu d’un code rédigé au milieu du siècle précédent. Il constituait un régime d’exception dont les acteurs pouvaient admettre la validité lors de l’angoissante crise de l’été 1914, mais dont l’acceptabilité est remise en question par la longue durée de la guerre des tranchées. En outre, la réalité sociologique d’une armée de masse constituée de soldats-citoyens incite à pourvoir la justice militaire du temps de guerre des garanties de légalité et des droits de recours dont elle était démunie. La pente qui y conduit est d’autant plus naturelle que, constat intéressant établi par l’auteur, un processus d’humanisation de fait a précédé cette évolution réglementaire. Les innovations juridiques de l’année 1916 régularisent une pratique déjà édulcorée des procédures d’exception instaurées en 1914, inadaptées aux réalités d’une guerre immobile mais à haute intensité.
Le débat au sommet sur la justice militaire exposé par André Bach formule d’ailleurs collatéralement une déclinaison de la réflexion historiographique, encore largement à défricher, sur la conduite politico-militaire de la guerre et l’exercice du commandement suprême. Soit dit en passant, il y aurait assurément dans le thriller de bureau du G.Q.G. matière à une série télévisée assez palpitante sur le modèle d’«À la Maison-Blanche» (The West Wing en V.O.) ! Derrière l’enjeu de la justice militaire, se nouent donc les rapports de coopération conflictuelle qui animent le triangle gouvernement-parlement-commandement, avec pour objet plus ou moins explicite le contrôle du pouvoir militaire par les pouvoirs civils. L’insuccès des offensives de 1915 érode la couronne du vainqueur de la Marne, l’enlisement militaire amenuise son autorité et effrite le soutien inconditionnel du gouvernement à l’égard du généralissime. Avant que ces luttes intestines n’aboutissent à l’éviction de Joffre fin 1916, le pouvoir législatif, qui s’en trouve politiquement renforcé (mention spéciale à l’action des députés Abel Ferry et Paul Meunier), parvient ainsi à imposer une législation contradictoire plus clémente et plus attentive aux droits de la défense dans le domaine de la justice militaire. Du côté de la haute hiérarchie militaire, ce progrès est perçu comme un moindre mal, que l’on s’efforce de ramener à une logique formelle dont les généraux garderaient la maîtrise.
Au sein des armées, les procédés de la justice sommaire initiale ont longtemps perduré par inertie, mais en perdant fortement de leur acuité. L’application des nouvelles lois ne s’opère que de façon progressive courant 1916, dans le contexte oppressant des brasiers de Verdun et de la Somme. Le lecteur possédant un tant soi peu l’expérience de la recherche ne manquera pas d’être assez impressionné par l’ampleur du travail d’immersion dans les sources réalisé par le général Bach, d’autant qu’il lui a fallu s’appuyer sur des traces souvent elliptiques. La synthèse soignée qu’il en dégage brosse un tableau nuancé et complexe, mais révélateur. Les flux de condamnations sont différenciés selon des logiques chronologiques, géographiques et procédurales, mais aussi en fonction de la gestion policière des armées face aux crimes militaires (en particulier les cas d’abandon de poste et de désertion) et de droit commun. Car, derrière le discours officiel de l’unanimité patriotique, l’intensité de la bataille use les corps et les volontés. Même à Verdun, on enregistre des défaillances individuelles et collectives, ainsi que des épisodes ponctuels d’indiscipline. La complexité de l’exécution des peines et les errements de la gestion des condamnés montrent les limites de la logique du châtiment pour l’exemple. Même si, dans des circonstances très exceptionnelles, une poignée d’exécutions sommaires a lieu, la dynamique de bureaucratisation l’emporte. Le rôle des recours en révision et de la grâce présidentielle comme amortisseur des pulsions répressives de certains généraux émerge alors avec évidence. Car, derrière les enjeux immédiats de discipline, s’exprime une culture panachée du commandement et de l’exemplarité du châtiment. En un renversement historiographique assez inattendu, les agissements judiciaires de la haute hiérarchie expriment sa croyance en la thèse de la contrainte, tandis que le ressenti et les réactions de la troupe et des cadres de contact suggèrent leur adhésion à la logique du consentement.
Copieusement nourrie par de nombreuses pièces provenant des archives militaires, éclairée par des extraits de carnets, mémoires et souvenirs, étayée par des dépouillements statistiques méticuleux et ardus résultant d’éléments parfois lapidaires, la somme présentée par le général Bach est appelée à faire référence. Elle est justifiée par un appareil critique complet, fort de nombreuses notes, d’une présentation commentée des sources, d’une solide bibliographie et d’un index. Elle dépeint une justice militaire écartelée entre plusieurs logiques contradictoires : celles du pouvoir dissuasif prêté à la sanction, du formalisme juridique et de la prise en compte du vécu des soldats. Ce constat met en place le cadre institutionnel, juridique et moral de la répression des futures mutineries de 1917. Un événement que tout appelle à être la prochaine étape revisitée par André Bach sur sa lancée. L’intérêt du volume préalable fait augurer le meilleur d’une telle perspective.
© Guillaume Lévêque