David Edgerton est historien des sciences, fondateur et directeur du Centre d’histoire des sciences, de la technologie et de la médecine à Imperial collège à Londres. Le livre est présenté comme  » un essai capital sur les rapports entre technique et société ». Cet ouvrage cherche à montrer  » en quoi les techniques ont pu jouer un rôle important dans des phénomènes historiques du XXème …la guerre, le nationalisme… » Disons-le d’emblée, ce livre pourra dérouter par la façon d’aborder les phénomènes. Il invite à repenser autrement l’histoire des techniques. Penser autrement d’accord, mais selon quels axes ?

Il faut, par exemple, raisonner « non pas en terme de techniques mais en termes d’objets » d’où le plan du livre qui les aborde successivement. Quelques photos commentées accompagnent le raisonnement de l’auteur. Vingt-cinq pages de notes et de références permettent d’aller plus loin, avec évidemment beaucoup de références en anglais.

Un démontage conceptuel pour commencer

Il s’agit de se défaire de quelques évidences et de définir un vocabulaire de base pour la suite du livre. On réduit souvent le débat autour du dyptique innovation et diffusion. Or, en étudiant ce couple, on constate que la  » période d’utilisation maximale se situe généralement plusieurs décennies après l’invention ». Parmi les autres préalables à avoir en tête, David Edgerton invite à ne pas oublier que des substituts peuvent exister à chaque invention. De plus, il faudrait aussi considérer les innovations qui ont échoué !
Il faut aussi préciser deux termes particuliers utilisés par l’auteur. Par créolisation, il entend utilisation dérivée, mais différente de l’original. Pour faire comprendre cette idée l’auteur utilise l’exemple de la tôle ondulée utilisée aujourd’hui dans les pays en développement. David Edgerton parle également de « civilianiser ». Ce mot m’était, je l’avoue, inconnu et il signifie « processus de démilitarisation » de l’armée, les militaires devenant des techniciens plus que des soldats ».

Le condom est-il historiquement plus important que l’avion ?

C’est de cette façon radicale que l’auteur introduit le débat sur l’importance respective des techniques. Avec l’idée d’usage, on aborde davantage une histoire des techniques, forcément globale, comme l’indique d’ailleurs le sous-titre de l’ouvrage. On n’oublie ainsi pas les pays plus pauvres et leurs façons de réutiliser certaines techniques.
L’auteur puise ses exemples dans de nombreux sujets, quitte à pousser parfois assez loin sa présentation technique des phénomènes. Il prend l’exemple du bombardement d’Hiroshima et Nagasaki sous l’angle technique. On lit souvent que la bombe atomique a écourté la guerre. Mais l’auteur tente de montrer que l’investissement financier réalisé aurait pu être remplacé par des bombardements massifs. Il poursuit en soulignant que les deux raisons majeures qui ont conduit le Japon à la reddition sont l’entrée en guerre de l’URSS contre lui et le changement des termes de la reddition qui arriva après les largages. Cette façon d’aborder techniquement de tels épisodes est assez déstabilisante, mais elle est argumentée. On évoque aussi souvent l’idée de retombées pour justifier l’importance d’une invention. La conquête spatiale est souvent ainsi mise en avant. Or, au grand jeu des inventions liées d’une façon ou d’une autre à ce domaine, l’auteur remarque que le téflon ne doit en fait rien à la Nasa car il existait dès 1938.

Le facteur temps

David Edgerton invite à revoir les chronologies car dans le domaine des techniques on est trop souvent fasciné par l’invention et l’innovation. Il cite entre autres exemples pour le prouver les faits suivants. La Grande-Bretagne consomma davantage de charbon en 1950 qu’en 1900 et il est donc réducteur d’en rester à une date pour la révolution industrielle. Depuis la fin des années 1960, la planète produit plus de bicyclettes que de voitures, ce qui change notre perspective pour aborder la question de la nouveauté. Comme le dit l’auteur  » le monde postmoderne » a des centrales nucléaires quadragénaires. De plus la diffusion d’une technique prend du temps pour gagner la planète. Le cheval fut très important pendant la seconde guerre mondiale : ce n’est pas forcément l’image associée à ce conflit. Le même cheval a eu tendance aussi à être utilisé comme énergie bien plus tard dans les pays en développement.
Enfin, les objets peuvent « disparaître » à un moment pour réapparaitre ensuite comme le prouve le cas du condom avec le développement du Sida. De même, les paquebots auraient dû être condamnés ; or les navires de croisière transportent aujourd’hui plus de 8 millions de passagers.

Revoir toujours et encore nos catégories de pensée

Sur la question de la production, l’auteur nous invite également à revoir nos catégories de pensée : durant le XXème, les petites entreprises fonctionnèrent avec les plus simples des outils. On est donc loin de certaines images sur la productivité. On parle aussi parfois du passage d’un secteur à un autre, en évoquant l’effacement de l’industrie dans les pays riches. Pourtant, en 2000 Ford et General Motors produisaient chacun 8 millions de véhicules par an, soit bien plus que la production de l’entre deux guerres !
Il y a aussi des sujets ou des aspects souvent oubliés comme celui de la question de l’entretien des techniques. Il n’est pourtant pas anecdotique ! Poursuivant sa relecture conceptuelle, il s’interroge sur le rôle des nations. Souvent, une technologie s’est diffusée dans de nombreux pays : on est donc loin de l’assimilation d’une invention à un pays et à un inventeur.
Aucun sujet n’échappe à cet aggiornamento conceptuel comme le prouve le chapitre sur la mise à mort. Avouons-le, il s’agit sans doute du chapitre le plus déstabilisant. L’auteur se propose de réfléchir par exemple à l’innovation dans la mise à mort. Trouver dans la même partie poulets et humains a tout de même de quoi surprendre !

Les techniques de guerre ne sont pas ce que l’on croit

Parmi les sujets que l’on aborde en classe, la question de la guerre au XXème siècle connaît, elle-aussi, sa remise en perspective. Même à la fin du XXème siècle, la guerre est avant tout une affaire de fusils, d’artillerie de tanks et d’avion. Pour appuyer ses idées, David Edgerton donne des chiffres bruts. Durant la seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique perdit 10 millions de soldats : la moitié furent tués par de l’artillerie lourde, et 2 millions par de l’artillerie légère. Les 3 millions restants succombèrent à la famine et aux maladies dans les camps de prisonniers allemands.
Paradoxe : au XIXème le nombre quotidien de victimes était d’environ 20 % pour les forces vaincues alors que vers 1600 c’était 30 %, puis on n’arrive qu’à 5 % pour la première guerre mondiale. Quelle est alors l’explication d’un tel bilan ? C’est que les combats durent beaucoup plus longtemps. L’auteur termine en soulignant la permanence de techniques anciennes comme la torture.

Voici donc un livre original pour aborder un thème comme l’histoire des techniques. Il est foisonnant, avec les bons et les mauvais côtés d’un tel adjectif. On se perd parfois dans les méandres de chiffres. Il déstabilise souvent le lecteur, mais c’est aussi en cela qu’il est novateur pour aborder le sujet. Concluons par deux préceptes délivrés par David Edgerton : « L’histoire de l’invention n’est pas l’histoire d’un futur inéluctable » et  » la technique n’a pas été une force révolutionnaire : elle fut tout autant responsable du maintien des choses en l’état que de leur transformation ».

© Jean-Pierre Costille, Les Clionautes