Le massacre de Katyn n’est jamais vraiment sorti des mémoires de l’histoire de la seconde guerre mondiale et des relations Est-Ouest. Etalé sur deux mois, il vise majoritairement des officiers de l’armée polonaise, exécutés en plusieurs endroits proches de la ville de Smolensk par des agents du NKVD. Son évocation est régulièrement relancée, que ce soit récemment par le film d’André Wajda « Katyn » (2007), ou par la mort accidentelle en avion du président polonais Lech Kaczynski en route pour le soixante-dixième anniversaire de la tuerie. Au lycée, vers la fin des années 80, l’événement était évoqué avec son lot d’équivoques. Il semblait plus confortable d’accepter une responsabilité, aussi minime soit-elle, des nazis plutôt que d’envisager une responsabilité totale des Russes.
Nier aujourd’hui la responsabilité du NKVD, de Béria, de Khrouchtchev et de Staline tient de la gageure risible. Alors que peut écrire de plus Frédéric Saillot à ce propos, puisque l’affaire est close ?

Dans « Katyn, de l’utilité des massacres », on a vite compris qu’on est face à une enquête historique complète sur l’événement, depuis la découverte des corps par l’armée allemande en 1941, jusqu’au dernier état des lieux de la procédure, assorti de la difficulté de poursuivre d’éventuels bourreaux survivants. On s’aventure alors dans les méandres de la désinformation, de la propagande et du mensonge volontaire. Ce qui se passe après Katyn tient presque du roman diplomatique. A la rigueur et à la précision des rapports émis par la Croix-Rouge, et même par les médecins allemands dépêchés sur place, s’opposent la manipulation et le déni.

L’accident qui arrange tout le monde

Manipulation intentionnelle des nazis qui, ayant découvert les corps en 1941, ne rendent la découverte publique qu’en 1943 à des fins de propagande, bien décidés à briser l’unité des alliés. Cette première manipulation explique le déni qui suit, qui durera jusqu’en 1990. Car ni Roosevelt, ni Churchill, en position délicate, n’avaient intérêt à ce que Staline et l’URSS soient mélés à cette dérangeante affaire. Roosevelt ira même jusqu’à interdire la publication d’un rapport américain sur le sujet avant d’envoyer son auteur en mission aux Samoa. Quant au plus rétif des alliés à nier la responsabilité soviétique, le général Sikorski (qui dirigeait le gouvernement polonais en exil à Londres), sa disparition en juillet 1943 arrangea à la fois les anglo-saxons et l’URSS.
Après la victoire, le massacre de Katyn devient un sujet tabou, un enjeu de désinformation de la part des soviétiques et de leurs partisans. Au niveau de la Pologne, il est impossible pour Gomulka, installé par Staline, de reconnaître la responsabilité russe. Une mythologie s’installe, qui donne aux Allemands un rôle de manipulateurs : ils auraient perpétré eux-même le massacre et en auraient fait porter la responsabilité aux Russes. Une hypothèse alors plausible, quand on sait comment les Nazis ont dévasté la Pologne entre 1939 et 1945.
Frédéric Saillot insiste aussi sur le fait que le déni de Katyn permet de passer rapidement sur la période 1937-1941, quand Russes et Allemands sont alliés objectifs. Officiellement, Staline veut se préparer à la guerre avec Hitler et temporise avec le pacte germano-soviétique de 1939. Dans les faits, les deux totalitarismes collaborent activement, Staline livrant à la Gestapo des communistes allemands, des matières premières, de la nourriture et formant les premières unités de parachutistes de la Luftwaffe.
L’effondrement progressif du communisme à l’est de l’Europe provoque un retournement de situation, dont fait écho le « livre noir du communisme », dirigé par Stéphane Courtois. En 1990, Mikhaïl Gorbatchev officialise le non-dit. En 2010, sans pour autant demander pardon au peuple polonais, Vladimir Poutine reconnaît la responsabilité des services secrets soviétiques dans le massacre, même s’il refuse de condamner les exécutants de base, « victimes » d’un contexte troublé. Dans le chapitre IX, « La qualification du crime », Frédéric Saillot termine son ouvrage par une mise à plat du massacre dans son contexte historique, mettant en lumière la volonté de « nettoyage de classe » des Russes, associé à un « nettoyage de race » côté nazi, les premières victimes étant les Polonais.
De ce livre exigeant et très complet on ressort, comme souvent quand il s’agit de sujets où se mèlent propagande et désinformation, quelque peu lessivé (moralement) et misanthrope. La dimension utilitaire du massacre, négligeant les victimes, saute aux yeux et dresse un constat amer des compromissions qu’il est possible d’accepter pour maintenir vierge un idéal ou pour laver, voire « blanchir » un allié indispensable. Soyons-en redevable à ce jeune auteur qui s’est attaqué, dans un second tome, au massacre de Racak, au Kosovo, avec autant de brio.

Mathieu Souyris