Les Editions Liana Levi nous offrent une nouvelle édition de cet ouvrage essentiel et passionnant de l’historienne Annette WierviorkaAnnette Wieviorka est historienne, directrice de recherche honoraire au CNRS. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire des Juifs au XXe siècle, sur la Shoah et sa mémoire : Déportation et génocide : entre mémoire et l’oubli (1992), L’ère du témoin (1998), Auschwitz, soixante ans après (2005), Auschwitz : la solution finale (2005), Auschwitz : la mémoire d’un lieu (2006), 1945 – La Découverte (2015). Sur un autre procès, on ne peut oublier Eichmann, de la traque au procès (2011) et Le moment Eichmann (2016).. Au fil des pages, l’auteure redonne vie à ce procès à la fois fondateur et hors du commun. En effet, pour la première fois, les plus hauts responsables d’un Etat sont traduits devant un tribunal international. S’appuyant sur les minutes du procès et des témoignages, Annette Wieviorka raconte Nuremberg, de sa genèse jusqu’à ses répercussions concernant la création d’une justice internationale. 

L’organisation de ce livre est à la fois simple et très efficace. L’historienne revient sur les origines du procès avant de décrire et d’analyser son déroulement, notamment en fonction des chefs d’inculpation, avant d’en venir au verdict et de conclure avec la postérité de ce procès. Cette édition bénéficie d’un post-scriptum dans lequel Annette Wierviorka mentionne son étonnement quant au fait que le crime d’agression,  central à Nuremberg, « soit tombé dans l’oubli et n’ait jamais été utilisé après Nuremberg, quand, en 1945-1946, les crimes de guerre et contre l’humanité étaient, eux, considérés comme les conséquences de cette guerre d’agression » (p.275). Ce propos fait bien sûr référence à la guerre en Ukraine où « tous les crimes commis en territoire ukrainien depuis le 24 février 2022 le sont bien à la suite de l’agression » (p.275).

 

Nuremberg avant Nuremberg

Si le traité de Versailles prévoyait déjà de mettre « en accusation publique » Guillaume II (article 227) et de juger les criminels de guerre (article 228), l’ex-empereur ne sera jamais jugé et un seul procès eut lieu à Leipzig (1921-1922). Annette Wierviorka le qualifie de « mascarade » (p.11) avec 888 accusés acquittés et seulement 13 condamnés et des peines légères qui ne seront même pas purgées. C’est bien pour éviter ce fiasco que la déclaration de Saint-James, le 13 janvier 1942, reprend l’idée de juger les criminels de guerre mais en mettant sur pied une « juridiction internationale » afin d’assurer la réalisation pratique des procès à venir. C’est donc, dès 1942, que « prend corps l’idée d’un procès international » (p.11).

La préparation du procès

Si les Alliés sont d’accord pour châtier les coupables, vient ensuite la question de la nature et des moyens du châtiment. La « déclaration de Moscou », le 30 octobre 1943, ne décide de rien mais distingue deux types de criminels : ceux ayant commis leurs crimes dans un seul lieu et qui devront être jugé « sur la scène de leur crime » (ex : Rudolf Höss) et ceux « qui se sont rendus coupables de forfaits dans différents pays » et qui devront être jugés selon une « décision commune des gouvernements alliés ».

Dans les mois suivant, les Alliés doivent se mettre d’accord. Si Chrurchill ne souhaite pas s’embarrasser d’un procès avant d’exécuter les criminels, Staline refuse et veut les juger avant de les condamner à mort. Si Roosevelt s’était rangé à la position britannique, Truman refuse lui les exécutions sommaires. Le 3 mai 1945, la Cabinet de guerre britannique capitule. Le président américain charge alors Jackson de la préparation du procès et en devient le procureur général. Annette Wierviorka revient ici sur « l’obsession » de Jackson : prouver la planification allemande d’une guerre d’agression.

Le 20 juin, l’équipe américaine arrive à Londres afin d’arriver rapidement à un accord en vue de la tenue du procès. Les contours se précisent : un seul procès axé sur l’accusation de complot (conspiracy) avec un nombre limité d’accusés et d’organisations ainsi que des preuves nombreuses. D’une première liste, se dégagent 10 noms : Hermann Göring, Rudolf Hess, Joachim von Ribbentrop, Robert Ley, Wilhelm, Julius Streicher, Ernst Kaltenbrunner, Alfred Rosenberg, Hans Frank et Wilhelm Frick. Pour Annette Wierviorka, un point commun les caractérise : « tous ont occupé d’éminentes responsabilités et leur culpabilité, même si elle doit être établie avec rigueur, ne fait aucun doute » (p.26). Mais la liste s’allonge avec les noms de Hjalmar Schacht, Arthur Seyss-Inquart, l’amiral Dönitz, Walther Funk, Albert Speer et Baldur von Schirach.

Avec l’arrivée des autres délégations, la France avec Robert Falco (24 juin) et l’URSS avec le général Nikitchenko (25 juin), il va falloir deux mois pour que les Alliés trouvent un accord. Annette Wierviorka pointent deux désaccords en particulier :

  • Français et Soviétiques souhaitent que l’accent soit mis sur les crimes de guerre car, pour eux, « les nazis ne sont pas des criminels parce qu’ils ont déclenché une guerre d’agression, ils le sont parce qu’ils l’ont menée de façon criminelle, violant les lois et coutumes de le guerre et commettant d’innombrables atrocités » (p.29)
  • les Soviétiques exigent que le procès se tiennent dans leur zone occupée de Berlin

Pour l’historienne, la situation se débloque avec la conférence de Potsdam au cours de laquelle Staline se rallie aux positions américaines et britanniques : le complot fera partie des chefs d’accusation et le procès se tiendra en zone américaine, à Nuremberg. Une concession tout de même : la séance d’ouverture aura lieu à Berlin, en zone soviétique. Finalement, le 8 août 1945, les Accords de Londres et le Statut du Tribunal militaire international sont signés. Ils prévoient que :

  • la procédure sera anglo-saxonne
  • les décisions seront prises à la majorité des 3/4
  • les chefs d’accusation seront : plan concerté (ou complot), crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité
  • le procès sera équitable et les accusés pourront se faire assister d’un avocat librement choisi

Avant l’ouverture du procès prévue pour le 18 octobre 1945, il reste à réunir les preuves, à rédiger l’acte d’accusation et d’établir la liste définitive des accusés. Au 16 premiers noms, sont ajoutés Fritz Sauckel, Alfred Jodl, Franz von Papen, Konstantin von Neurath, Erich Raeder, Krupp (Gustav alors que Jackson avait envisagé Gustav) et Martin Bormann. A ces 23 noms, les Soviétiques réussissent à faire ajouter l’un de leur prisonnier : Hans Fritzsche. Le 24 août, cette liste de 24 noms est rendue officielle. Annette Wierviorka raconte comment le nom de Krupp a posé problème. Gustav, âgé de 75 ans et sénile, ne peut comparaître. Pour Jackson, qui ne renonce pas, Gustav peut être remplacé par son fils Alfried. Mais les juges rejettent cette requête. En parallèle, est constitué la liste des organisations qui seront jugées. On y retrouve notamment la Cabinet du Reich, la SS, la Gestapo ou la SA. Pour conclure, l’auteure souligne que cette liste des accusés « fut établie sans véritable réflexion sur la nature de l’Etat nazi. (…) Les accusés furent choisis avant même (…) la rédaction de l’acte d’accusation. Leur présence tient largement au hasard de leur capture. La surreprésentation de l’armée est largement due à l’insistance américaine sur la guerre d’agression, et explique à contrario la sous-représentation des SS et de la Gestapo, représentés par le seul Ernst Kaltenbrunner » (p.38-39). Aussi, pour elle, à cause de la regrettable confusion entre Gustav et Alfried Krupp, c’est la grande industrie allemande qui n’est pas représentée.

L’organisation du procès

Si, le 18 octobre 1945 se tient la brève séance inaugurale à Berlin qui consiste à la remise au tribunal de l’acte d’accusation et aux inculpés des copies du Statut, de l’acte d’accusation et d’autres documents, le procès est réellement ouvert un mois plus tard à Nuremberg. La ville est choisie non pas pour son poids symbolique mais pour ses bâtiments restés debout : le palais de justice et la prison (reliés par un tunnel), l’hôtel de Ville et le Grand Hôtel. Pour l’occasion (et en hâte), l’armée américaine a créée une ville internationale et a aménagé le « Château », c’est-à-dire le palais de justice avec snack-bar, coiffeur, bureau de poste, banque, blanchisseur …  Les journalistes, eux, sont logés dans la demeure de l’industriel du crayon Faber. Afin de mener les débats, 8 juges sont présents, 4 titulaires et 4 suppléants. Les titulaires sont le juge Lawrence pour l’Angleterre (qui préside le procès), Francis Biddle pour les Etats-Unis, le juge Donnedieu de Vabres pour la France et le major général Nikitchenko pour l’URSS. Le ministère public (à gauche des juges) composé de représentants des 4 puissances assistés de plusieurs procureurs adjoints et d’avocats généraux. Le procureur américain est donc Jackson, le britannique est Shawcross (souvent retenu à Londres et remplacé par Maxwell Fyfe), le soviétique est Rudenko et le français est François de Menthon. Les accusés (face aux juges) s’installent sur deux rangées dans l’ordre de l’acte d’accusation qui correspond grosso modo « à celui de la hiérarchie » (p.48). Ils ne sont finalement que 21 dans le box. En effet, sur les 24 noms de la liste, 3 accusés ne peuvent siéger : Gustav Krupp (retiré de la liste), Robert Ley (suicide) et Martin Bormann (introuvable et donc jugé par contumace). La vie des accusés dans leur prison nous est connue grâce à leur psychologue G.M.Gilbert. Annette Wierviorka en décrit quelques aspects (p.51).

Le procès débute le mardi 20 novembre 1945 à 10h avec la courte déclaration du président Lawrence qui en rappelle le caractère unique et l’importance extrême. Ensuite, pendant 5 heures, on assiste à l’acte d’accusation ainsi qu’à l’exposé des responsabilités individuelles de chacun des inculpés et celui du caractère criminel des groupements et organisations. C’est la première des 402 audiences publiques ! Le lendemain, le 21 novembre, le juge Lawrence demande à chacun des inculpés s’il souhaite plaider coupable ou non coupable. Pour l’auteure, Lawrence marque ce procès de son autorité en interrompant Göring qui tentait de se lançait dans une déclaration au tribunal. Le procureur Jackson se charge brillamment du réquisitoire. Pour lui, « ce procès représente l’effort d’ordre pratique de 4 des plus puissantes nations (…) pour recourir au droit international afin de faire face à la plus grande menace de notre temps, la guerre d’agression ». Les inculpés sont « les symboles vivants (…) d’intrigues et de guerres qui ont jetés  la confusion en Europe (…). Le procureur décrit ensuite la prise du pouvoir par Hitler, la suppression des libertés, les crimes contre les Juifs ou les crimes dans la conduite de la guerre. Il conclue en affirmant que « la véritable partie plaignante (…) est la civilisation ».

Annette Wierviorka en vient aux preuves apportées lors du procès de Nuremberg. Celui-ci « s’appuie sur des preuves écrites davantage que sur des témoignages » (p.57). Ce sont essentiellement des documents allemands : ordres, comptes rendus, rapports, notes personnelles, … Les témoins seront peu nombreux, 61 pour la défense et 33 pour l’accusation, et « ils sont là essentiellement pour confirmer ou commenter les documents écrits » (p.58). L’instruction à l’anglo-saxonne marque « le triomphe de l’écrit sur l’oral : procureurs et avocats lisent des textes » (p.58) ce qui a pour conséquence l’absence d’improvisation ou de fantaisie. Ainsi, le premier accusé à s’exprimer, Göring, ne le fait que le 13 mars ! Le sentiment de monotonie est accentué par la nécessité de la traduction simultanée qui oblige à parler lentement. Les avocats ne peuvent présenter que des documents examinés à huis clos puis validés par le tribunal. Pour Annette Wierviorka, « là réside une part d’arbitraire » (p.59). La défense ne peut, en effet, évoquer le traité de Versailles, l’entrée en guerre de l’URSS ou les bombardements alliés visant les populations civiles.

Le « gros morceau » du procès : le plan concerté (ou complot) et les crimes contre la paix

Annette Wiervioka consacre tout un chapitre au deux premiers chefs d’accusation qui sont « passés aujourd’hui sous silence par une mémoire collective qui a retenu de Nuremberg les seuls crimes contre l’humanité » (p.61). En effet, le complot (conspiracy) seul intéresse les Américains qui lui articule les autres chefs d’accusation. Pour eux, le recours à la guerre pouvait être désormais considéré comme un crime au regard du droit international et ceux qui en étaient responsables pouvaient être accusés et condamnés.

Ces deux premiers chefs d’accusation concernent donc les origines du conflit puis son expansion et donc des faits parfois antérieurs à la guerre elle-même. A Nuremberg, tous les accusés sont inculpés de plan concerté ou complot et 16 sur 22 le sont pour « crimes contre la paix ». Dès le 22 novembre 1945, Américains et Britanniques reconstituent la chronologie des évènements ayant mené à la guerre en s’appuyant sur des documents et des témoignages. Les « conspirateurs » ont utilisé tous les moyens pour abroger le traité de Versailles afin de conquérir un Lebensraum et pour préparer la nation à l’agression contre d’autres Etats, agression préméditée donc. Les « doctrines » nazies de la « race des seigneurs » et du « Führerprincip » sont utilisées au service du complot. Annette Wierviorka note que « pour l’accusation américaine, le nazisme était d’abord un hitlérisme, s’identifiant à la personne du Führer dont la présence hante tout le procès » (p.65). Pour l’accusation, le parti nazi, depuis sa fondation en 1920, « est le lien qui donne à l’action des conspirateurs son unité et l’oriente vers des fins communes » (p.67). La prise du pouvoir, la terreur, la persécution des Juifs, les attaques contre les Eglises, l’embrigadement ou la militarisation sont donc autant de mesures prises afin d’exécuter le complot.

L’auteure insiste sur le premier document qui atteste du complot, le « protocole Hossbach », des notes du lieutenant-colonel du même nom quelques jours après le monologue d’Hitler lors d’une réunion du 5 novembre 1937 devant Goering, Raeder, Neurath, von Blomberg ou encore von Fritsch. Hitler y exprime son intention de conquérir un espace vital et surtout il définit le moyen d’y parvenir : la guerre. Le tribunal étudie aussi des documents, accablants, relatifs aux attaques de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de l’URSS. Les accusés vont être ramenés plus directement à leurs crimes avec la présentation d’un film documentaire sur les camps de concentration. L’apparition du premier témoin, le général Erwin Lahousen, est particulièrement accablante pour les militaires lorsqu’il raconte les détails de l' »opération Himmler ».

Lord Shawcross présente alors le deuxième chef d’accusation, le crime contre la paix qui est bien sûr lié au complot. Annette Wierviorka souligne les deux principaux problèmes de cette accusation : l’attitude conciliante des démocraties envers les violations des traités ainsi que l’agression de la Pologne par l’URSS. Les avocats des accusés, dont Seidl tenteront d’insister sur ce deuxième point ce qui fera dire à Ribbentrop : « Si l’on parle ici de guerre d’agression, alors les deux pays sont coupables ».

Les crimes de guerre

L’auteur développe ensuite les crimes de guerre que les accusations française et soviétique détailleront successivement pour l’Ouest et pour l’Est. En réalité, au procès, crimes de guerre et contre l’humanité « se chevauchent, ne sont pas clairement délimités » (p.99). C’est le 17 janvier 1946 que François de Menthon commence à « démontrer que toute cette criminalité organisée et massive découle (…) d’un crime de l’esprit (…), une doctrine qui, niant toutes les valeurs spirituelles, rationnelles ou morales (…), vise à rejeter l’humanité dans la barbarie ». La doctrine qu’il dénonce repose sur la « mystique communautaire et raciale ». Le Français expose les différents crimes : le STO, les exécutions d’otages, la torture, les assassinats et bien sûr l’internement et la déportation. Après cet exposé d’une « haute inspiration philosophique » (Edgard Faure), la parole est aux spécialistes et aux témoins. Annette Wieviorka revient notamment sur le fort témoignage de Marie-Claude Vaillant-Couturier qui est la première femme à s’exprimer à ce procès mais aussi la première à témoigner de sa terrible expérience à Auschwitz.

Edgard Faure insiste, lui, sur la germanisation ainsi que sur le rôle de la propagande nazie. Constant Quatre, substitut au procureur, charge particulièrement Keitel, pour le décret « Nuit et Brouillard » du 7 décembre 1941, et Jodl pour les crimes des derniers mois de la guerre comme à Oradour ou Maillé. Le 8 février 1946, le procureur soviétique, le général Rudenko, prend la parole afin de dénoncer les « envahisseurs fascistes » et d’insister sur les « exterminations de masse » et notamment les crimes visant les prisonniers de guerre. Le 11 février, apparaît un témoin surprise, le général von Paulus qui accuse Keitel, Jodl et Göring. L’auteure en vient à la question de Katyn. La défense réussit à faire intervenir des témoins. Mais, « la joute se termine donc en apparence par un match nul. La culpabilité des Soviétiques n’est pas établie, celle des Allemands non plus. Pourtant, Katyn disparait du jugement, ce qui constitue en quelque sorte l’aveu tacite de la culpabilité soviétique » (p.126). Un autre sujet délicat est celui de crimes qu’auraient commis les amiraux Raeder et Dönitz. La défense, en faisant témoigner Nimitz, tente de montrer que les deux camps ont interprété à leur manière la convention de Londres et que l’attitude des généraux est donc légitime. Mais, Annette Wierviorka note que l’habileté de l’avocat Kranzbühler ne suffirani à sauver son client Dönitz ni Raeder.

Le génocide

Annette Wierviorka rappelle bien que « la question de la persécution des Juifs court comme un fil rouge tout au long du procès et est à l’origine (…) de la définition d’un nouveau crime, promis à une longue postérité, le « crime contre l’humanité » (p.133). Elle y consacre donc un chapitre. Dès l’audience du 21 novembre 1945, le procureur Jackson évoque le projet nazi d’anéantissement de tout le peuple juif. Pour lui, cette politique est « continue et délibérée ». Seuls Schacht, von Papen, Dönitz et Raeder n’en sont pas inculpés. Mais l’auteure souligne aussi qu’il faut attendre le 3 janvier 1946 pour que le génocide fasse « sa véritable entrée dans le procès » (p.134) avec les témoignages capitaux et saisissants d’Otto Ohlendorf et Dieter Wisliceny. La liquidation des Juifs, hommes, femmes et enfants ainsi que des fonctionnaires soviétiques par les Einsatzgruppen sont alors décrits par Ohlendorf. Mais pour lui, il n’a fait qu’obéir, la responsabilité en incombe à Himmler ainsi qu’à Hitler. Wisliceny, lui, pointe la responsabilité d’Adolf Eichmann qui, à cette époque, reste introuvable. 

Edgard Faure, pour l’accusation française, « avec une très grande conscience, une très grande maestria » (p.151), montre ensuite comment tous les organismes de l’Etat nazi ont concouru aux crimes contre les Juifs. Pour cela, il s’appuie sur une masse de documents inédits confiés par le Centre de documentation juive contemporaine. Les historiens Joseph Billig ou Léon Poliakov y travaillent. Le 15 avril 1946, en tant que témoin de la défense, Rudolf Höss vient témoigner. Il est appelé par l’avocat de Kaltenbrunner pensant montrer que son client est étranger au processus d’extermination. Gilbert, qui s’entretient avec lui dans sa cellule, rapporte certains de ses propos : « Nous étions tous si entraînés à obéir aux ordres sans même réfléchir que l’idée même de désobéir à un ordre ne serait jamais venue à personne, et quelqu’un d’autre l’aurait fait tout aussi bien ».

Annette Wierviorka souligne que le terme de génocide « n’est pratiquement pas utilisé lors du procès (…). Ce terme ne s’acclimate pas (…). Il faudra, quinze ans plus tard, un autre procès, celui d’Eichmann, pour que le génocide des juifs, dont Hans Frank avait prédit qu’il ne s’effacerait pas de sitôt de la mémoire des hommes, commence à être constitué en objet distinct et à pénétrer la conscience universelle » (p.172-173).

Les organisations

L’auteure n’oublie pas de détailler cette mise en accusation « largement tombée dans l’oubli » (p.175) et que l’on doit à l’avocat américain Murray Bernays. Pour ce dernier, en démontrant l’affiliation du présumé coupable à l’organisation criminelle, la justice pourra condamner massivement en évitant l’écueil de l’affirmation d’une culpabilité collective allemande. L’acte d’accusation du procès désigne 6 organisations : le Cabinet du Reich, le Corps des chefs politiques du NSDAP, la SS, la Gestapo, la SA et l’Etat-major et le Haut Commandement des forces armées allemandes (OKW). Annette Wierviorka évoque certaines difficultés liées à cette inculpation dont l’hétérogénéité. Chacune étant particulière, elles doivent être examinées séparément. Il y a aussi la nécessité ne pas appliquer la notion de responsabilité collective. Le Dr Servatius, qui défend le Corps des chefs politique du NSDAP, essayera justement de démontrer cette extrême diversité des chefs politiques en faisant témoigner des responsables régionaux (Gauleiter) et locaux. De même, tous les avocats de la défense attaquent « la validité juridique de peines infligées à des individus (…) sans qu’ils aient la possibilité de se défendre » (p.184).

La défense est autorisée à procéder à l’audition de témoins, rescapés des camps, dont certains pourront venir à la barre afin de démontrer ou non du caractère criminel des organisation. 100 seront entendus par la commission et 22 témoigneront à Nuremberg. Lors du verdict, les juges affirment bien qu’il n’y aura pas de condamnation automatique, il faudra donc prouver pour chaque individu sa connaissance des buts de l’organisation à laquelle il avait adhéré mais aussi que cette adhésion était volontaire et non contrainte. Annette Wieviorka souligne à juste titre que « nous sommes loin de la possibilité envisagée avant le procès de pouvoir condamner rapidement des centaines de milliers d’individu » (p.194). Aussi, les juges détaillent ceux qui sont exclus de la condamnation comme la police de protection des frontières et de la douane ou les personnes employées par la Gestapo pour un travail de bureau de sténographie ou les concierges. Trois organisations sont finalement lavées de l’accusation : la SA, le Cabinet du Reich et l’Etat-major et le Haut Commandement.

Fin et postérité du procès

Les 21 accusés font leur dernière déclaration le 31 août 1946. Göring réaffirme que tous ses actes ont été guidés par le seul patriotisme. Tous les autres reconnaissent les crimes horribles qui ont été commis mais nient leur propre responsabilité, ils n’ont fait que leur devoir. Les juges s’étaient réunis, une première fois, dès le 27 juin. En tout, ils se réunissent 22 autres fois avant l’annonce du verdict.

Le 2 septembre, commence l’examen des responsabilités individuelles. Annette Wierviorka décrit, pour chacun des accusés, les discussions parfois tendues entre les les différents juges. Certains cas sont en effet débattus : Hess, Kaltenbrunner, Speer, Schacht ou encore von Schirach. La question de savoir si Keitel et Jodl auront le « privilège » d’être fusillés est aussi posée.

Le jugement a lieu les 30 septembre et 1er octobre. Le cas de chaque inculpé est passé en revue, ils sont déclarés coupable ou non puis, dans l’après-midi du 1er octobre, les peines sont annoncées. L’auteure détaille bien sûr l’ensemble des cas, de Göring à Bormann même si celui est toujours introuvable. Les trois qui sont reconnus non-coupables : Schacht, von Papen et Fritzsche. Lors de l’audience finale, qui ne dure que 45 mn (2 mn par condamné), la peine de chacun est annoncée individuellement. Tous font appel à l’exception de Kaltenbrunner et d’Albert Speer. Le 11 octobre, tous les recours en grâce sont refusés. Le 16, les condamnés à mort sont exécutés, les corps « sont alignés au pied de des potences, les têtes toujours couvertes de leur cagoule. On y ajoute celui de Göring. Un photographe de l’armée américaine photographie les cadavres, qu’on a placés dans des cercueils de bois » (p.242). Les corps seront incinérés et les cendres dispersées dans l’Isaar afin d’éviter aux plus fanatiques de vouer un culte aux « martyrs ». Les 7 prisonniers sont transférés à Spandau le 18 juillet 1947. Hess s’y suicidera 40 ans plus tard ! Pour les autres, pour que la peine soit réduite, il faut l’accord des 4 puissances, ce qui sera le cas pour von Neurath, Raeder et Funk en raison de l’âge ou de la santé.

Annette Wieviorka termine son ouvrage en soulignant l’innovation qu’a été Nuremberg. En effet, « les Alliés de 39-45 réussissent là où les vainqueurs de 14-18 avaient échoué » (p.247). Mais, ce procès est aussi critiquable. Elle cite le chancelier allemand Erhard qui regrettera « qu’à Nuremberg la loi fût appliquée par les seuls vainqueurs ». Ce que certains appelleront un « arrangement tacite » entre les 4 vainqueurs conduira à l’occultation des crimes de guerre imputables aux Alliés : Dresde, Hiroshima ou Nagasaki. L’auteure n’oublie pas de citer les 12 autres procès qui se dérouleront à Nuremberg dont ceux des médecins, des juristes, des industriels, des membres du RSHA ou des chefs des Einsatzgruppen dont Otto Ohlendorf. Le procès d’Adolf Eichmann fera lui entrer le génocide dans la conscience universelle, « ce que le procès de Nuremberg n’avait pas voulu ou pas pu faire » (p.256-257). Le choix de fonder l’accusation sur les témoins, et non les documents comme à Nuremberg, permet l’identification aux souffrances des victimes. Pour Annette Wierviorka, « le procès Eichmann a en quelque sorte complété celui de Nuremberg en permettant de mettre en lumière la spécificité du génocide » (p.258). En 1964, la question de la prescription du crime contre l’humanité se pose et débouche, en Allemagne et en France, sur l’inscription dans la loi de l’imprescriptibilité de ces crimes ainsi qu’en 1968 dans la Convention de l’ONU. Le cas français de Klaus Barbie permettra d’élargir la définition de crime contre l’humanité et ceux de Paul Touvier et Maurice Papon de développer la notion de « complicité de crimes contre l’humanité ».

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX

 

Pour aller plus loin, le lecteur pourra aussi s’intéresser à l’excellent ouvrage de Sylvie Lindeperg qui s’intéresse à la mise en scène du procès de Nuremberg :

Nuremberg – La bataille des images