Chancelier d’honneur de l’Ordre de la Libération depuis octobre 2017, avant dernier compagnon de la Libération, Daniel Cordier est mort le 20 novembre 2020, à l’âge de 100 ans. Le 26 novembre, depuis la cour de l’Hôtel des Invalides, le Président de la République Emmanuel Macron a présidé l’Hommage national qui lui a été rendu. En raison du contexte sanitaire, seules trente personnes étaient présentes. Connu et respecté dans le monde des historiens depuis la publication en 1989 de sa magistrale biographie de Jean Moulin, il l’était aussi du grand public depuis la publication en 2009 du 1er tome de ses Mémoires, Alias Caracalla, et plus encore avec son adaptation télévisée diffusée sur FR3 en mai 2013.

L’œuvre de Daniel Cordier

Issu d’une famille de négociants bordelais, royalistes et antisémites, Daniel Bouyjou-Cordier (il a définitivement pris le nom de son père adoptif), milite à 17 ans à l’Action française et fonde à Bordeaux le « Cercle Charles Maurras ». Refusant néanmoins l’armistice, il embarque le 21 juin 1940 à Bayonne sur un navire belge à destination de l’Angleterre où il s’engage dans les Forces françaises libres. Entré au BCRA (Bureau central de renseignement et d’action, service de la France libre à Londres), il est parachuté en métropole le 1er août 1942 et devient le secrétaire de Jean Moulin, délégué du général de Gaulle en France. Pendant onze mois, il est le plus proche collaborateur de celui qu’il ne connaît que sous son pseudonyme de « Rex », et qu’il appelle « le patron ».  Après la guerre, il décide d’oublier radicalement cette période de sa vie et se consacre au marché de l’art. En 1977, révolté par les accusations d’Henri Frenay, le chef du mouvement de résistance Combat, qui affirme que Jean Moulin était un agent crypto communiste, Daniel Cordier entame une carrière d’historien pour défendre la mémoire de son « patron ».

En possession d’une partie des archives du BCRA, il se lance dans une ambitieuse entreprise de travail historique et produit une monumentale biographie de Jean Moulin qui a renouvelé en profondeur l’historiographie de la Résistance française (Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon, 3 vol., Jean-Claude Lattès, 1989-1993 et Jean Moulin, la République des catacombes, Gallimard, 1989). Témoin et acteur, il acquiert le statut d’historien, reconnu comme tel par les universitaires spécialistes de cette question. D’un point de vue historiographique, il incarne la critique du témoignage dont il affirme et démontre à plusieurs reprises qu’il n’est pas historiquement fiable compte tenu des fragilités de la mémoire humaine. Néanmoins, il publie en 2009 ses Mémoires de la période 1940-1943, de son refus de l’armistice à la mort de Jean Moulin, sous le titre Alias Caracalla, Gallimard, 2009. En 2021 il complète ses mémoires par la publication du récit de la période 1943-1946, sous le titre, La victoire en pleurant : Alias Caracalla 1943-1946 ; puis en 2024, les éditions Gallimard publient Amateur d’art : Alias Caracalla 1946-1977, qui devient donc le tome III de ses mémoires. Mais en 2013 Daniel Cordier avait publié chez Gallimard, De l’Histoire à l’histoire. Il y retrace son parcours intellectuel, revient sur les circonstances qui l’ont conduit à se faire historien et sur les polémiques qui ont accompagné la réception de ses travaux historiques, expose les méthodes qui ont été les siennes et réfléchit sur l’évolution de ses motivations en fonction de celle de la mémoire de la résistance. Publié en 2014, Les Feux de Saint-Elme, récit, sont un récit autobiographique, celui d’une adolescence dans les années trente. Un jeune fils de divorcés, nourri de littérature, découvre son attirance pour les garçons et vit ses premières expériences érotiques dans un internat religieux d’Arcachon. C’est là qu’il va connaître une passion amoureuse partagée avec David, un de ses camarades de classe. Cette passion, interrompue par son renvoi du collège, ne cessera de le hanter tout au long de sa vie. Soixante ans plus tard, après avoir mené une longue recherche, il retrouvera David, à Paris.

Il apparaît donc que l’ensemble de ces ouvrages constituent les Mémoires de Daniel Cordier. « Rétro-chaos est le récit de la vie de Daniel Cordier qui serait demeuré s’il n’avait pas eu le temps de publier Alias Caracalla », nous dit le texte de la 4ème de couverture, récit rédigé au début des années 2000 lors d’une convalescence. Mais comme il eut le temps de rédiger Alias Caracalla, dont l’édition des deuxième et troisième partie fut assurée après sa mort, on ne s’étonnera pas que peu de faits nouveaux soient ici exposés. L’ouvrage comprend cinq parties : « Enfance », « Guerre », « Art », « Histoire », « Mémoire » qui couvrent l’ensemble de la vie et des préoccupations de Daniel Cordier. De grosses discontinuités justifient qu’on parle ici de « chaos » et quelques notes nous incitent alors à nous reporter aux autres ouvrages pour en savoir plus. Commencer à découvrir la vie de Daniel Cordier par ce livre serait s’exposer à beaucoup d’interrogations devant les fréquentes allusions et les nombreux vides chronologiques. Le lire après avoir lu les autres, c’est retrouver l’essentiel, mais découvrir aussi beaucoup de réflexions sur l’art et sur l’histoire, apprécier quelques portraits, le suivre des décennies plus tard sur les lieux de son enfance et sur ceux de sa vie pendant la guerre, au Pays basque, à Londres, à Lyon et à Paris.

En annexes, nous sont proposés deux articles de Daniel Cordier dans sa période maurassienne, deux articles de Charles Cordier, son beau-père et père adoptif, publiés pendant la guerre et quatre textes demandés par Daniel Cordier à des intellectuels en février-mars 1944 : Jean-Paul Sartre, Raymond Queneau, Roger Vailland et Thierry Maulnier.

Historienne spécialiste  de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation, Bénédicte Vergez-Chaignon est l’autrice de plusieurs ouvrages consacrés à cette période dont une biographie de Pétain (Perrin, 2014). En 2022, aux éditions Flammarion,  elle  a publié Colette en guerre 1939-1945, et aussi Les Français dans la guerre- Archives du quotidien 1940-1945. Elle  a été la collaboratrice de Daniel Cordier lorsqu’il travaillait à la biographie de Jean Moulin, entre 1989 et 1999. Elle a assuré l’édition des tomes II et III d’Alias Caracalla. Elle a rédigé pour le présent ouvrage une courte préface et un appareil critique constitué de notes infrapaginales qu’elle a voulu minimales. On peut regretter qu’elles ne soient pas parfois plus éclairantes et explicites, sans seulement renvoyer aux ouvrages précédents.

« Enfance »

Les 50 premières pages sont consacrées à l’enfance et à l’adolescence de Daniel Cordier, né à Bordeaux le 10 août 1920. Les premières années sont enchantées dans le parc de la villa de ses grands parents maternels, à Almenara, près de Biarritz et sur la grande plage de Biarritz. Son grand-père, Georges Gauthier, était le fils d’une famille de négociants bordelais fortunés, et un fanatique de Napoléon. Ses parents ayant divorcés   alors qu’il a quatre ans, sa mère s’en va vivre avec lui chez sa grand-mère qui l’adore. « Ma mère épousa Charles Cordier qu’elle me demanda d’appeler papa, ce que je trouvai naturel étant donné la sympathie qu’il m’inspirait » mais son père entame une procédure judiciaire et obtient la garde de son fils, qui devient interne à Arcachon, chez les dominicains, à Pâques 1928. « J’y fis mon apprentissage de la solitude, du sexe et de l’amour. Subsidiairement, j’y fis des études qui ont laissé moins de traces. »

Le père de Charles Cordier, professeur de philosophie, avait fondé à Bordeaux en 1882 un journal catholique, monarchiste, antirépublicain et antisémite. Ami de Charles Maurras, Charles Cordier admirait son père, et transmit à Daniel ses idées. A douze ans, Daniel Cordier devient « monarchiste et maurassien, sans avoir lu une ligne des écrits de Maurras ». Au collège, Daniel Cordier « découvre l’amour » et s’y « jette avec fureur ». Son père lui fait découvrir la musique et il découvre seul la littérature avec André Gide.

Dans la famille, on a la république parlementaire en horreur, on est nationaliste, monarchiste, antisémite, xénophobe et bien sûr, antidreyfusard. En 1936, Daniel Cordier commence à vendre L’Action française dans les rues de Pau, pendant les vacances. Maurras est « un héros vivant ». La même année, renvoyé du collège des dominicains, il entre à Bordeaux au collège des frères des écoles chrétiennes, d’où il est vite renvoyé de nouveau. Il devient un vrai militant de L’Action française, vend le journal, colle des affiches, fonde un petit journal, rate son bac et se retrouve dans une petite boîte à bac, où il découvre Verlaine et ses amours avec Rimbaud : « C’était donc possible, cette fusion de deux hommes, cet abandon absolu, cette proposition sacrilège qui me faisait trembler ? »

« Guerre »

« L’année 1940 fut le grand tournant de mon existence. Pour la première fois, je décidais moi-même de ma vie. J’arrêtai mes études. Je rompis avec mon père. Je m’exilai pour combattre les Allemands » Une centaine de pages sont consacrées à son engagement dans la France libre, son séjour en Angleterre et sa mission auprès de Jean Moulin. Bien sûr, sur le plan des faits racontés, c’est bien moins complet que les 900 pages du passionnant Alias Caracalla.

Stupéfait, indigné et furieux que Pétain décide de cesser le  combat, Daniel Cordier prend l’immédiate et absolue décision de continuer le combat, convaincu que Charles Maurras aura réagi de même. Avec ses camarades de L’Action française, il appelle par tract les jeunes gens de Pau à se mobiliser contre l’invasion et organise un rassemblement à l’Hôtel de ville. Les plus combatifs décident de quitter la France avant l’arrivée des Allemands pour gagner l’Afrique du Nord. Ils sont 17 jeunes hommes à partir pour Bayonne ; le beau-père de Daniel Cordier négocie leur embarquement sur un cargo polonais chargé de maïs en partance pour l’Afrique du Nord. Après quelques jours de navigation, le capitaine décide de gagner l’Angleterre ! Le 25 juin 1940, par une belle journée d’été, ils arrivent à Falmouth.

Cordier et ses amis s’engagent dans la « Légion de Gaulle et deviennent « Free Frenchmen ». Le 6 juillet 1940, c’est la première rencontre avec de Gaulle, à l’Olympia Hall où quelques centaines de jeunes volontaires sont rassemblés : « Je demeure sur place, abasourdi. Désormais mon chef est cet homme froid, distant, impénétrable, plutôt antipathique ». Incorporé dans un bataillon de chasseur, il supporte l’entraînement militaire avec enthousiasme dans l’espoir de bientôt combattre. Le 14 juillet il écoute de nouveau de Gaulle   « Je commence d’apprécier son style oratoire (…) (Il) bâtit une doctrine du refus (…) L’homme qui  dessine cette volonté d’avenir est mon chef (…) Il me paraît plus humain, métamorphosé (…) Nous sommes dévoués à une cause que seuls, nous avons choisie. Désormais il l’incarne pour nous ». Ces citations sont extraites d’Alias Caracalla. Dans Rétro-chaos, Daniel Cordier s’autorise des échappées vers l’avenir et des réflexions. Il dit son admiration absolue pour de Gaulle  : « Toute ma vie, j’ai salué la chance qui fut la nôtre d’avoir un tel chef (…) Il ne nous déçut jamais ». Mais il le lâchera lors de la fondation du RPF en 1947, et deviendra un opposant en 1958. Il sera alors devenu un démocrate et un homme de gauche. C’est à Londres que l’évolution avait commencé : au cours de sa préparation militaire il rencontre Raymond Aron et ses premières interrogations politiques se font jour, lézardant la carapace maurrassienne et antisémite encore solide : Quel est le sens du combat ? Rétablir une France républicaine ou rénover la France dans la tradition monarchiste ?

Les jours passent, l’entraînement se poursuit, de Gaulle vient passer Noël avec eux, Cordier devient aspirant, mais toujours pas de départ pour l’Afrique, ce qui le désespère. En juillet 1941, il est recruté par un officier du BCRA pour des missions en France. Il rencontre Passy, le chef du BCRA, qui lui expose les conditions exceptionnelles et difficiles que doivent accepter les volontaires pour une mission d’action clandestine dans la France occupée : solitude absolue pour des raisons de sécurité, torture en cas d’arrestation car la qualité de combattant ne lui sera pas reconnue. D’août 1941 à juin 1942 il accomplit une formation exigeante et complète aux missions en France ; plusieurs stages s’enchaînent qui suscitent toujours quand ils se terminent la déception de ne pas partir encore : entraînement au parachutage, apprentissage des techniques de sabotage, d’interception des correspondances, d’écoute des conversations téléphoniques, organisation des atterrissages et des décollages d’avions, exercices de marches nocturnes à la boussole, apprentissage des techniques d’exécution des sentinelles au poignard ou au pistolet avec silencieux, de maniement des armes et des explosifs ; stage difficile d’apprentissage des techniques de codage et de décodage des messages et des techniques de transmission radio par poste émetteur-récepteur.

Le 25 juin 1942 Passy le reçoit dans son bureau et lui annonce qu’il sera parachuté près de Montluçon, avec pour mission d’être le radio et le secrétaire de Georges Bidault qui dirige une agence de presse clandestine. Il lui confie une enveloppe qu’il devra remettre en main propre à « Rex », représentant du général de Gaulle en France et chef des agents du Service action en mission, auquel il devra obéir. Il saute dans la nuit du 24 au 25 juillet 1942. Relisons avec plaisir le récit de sa première rencontre avec Jean Moulin, telle qu’il l’a racontée dans Alias Caracalla : « Au milieu de la pièce, un homme est assis dans un fauteuil. Penché sur une chaise installée devant lui, il consulte un dossier. A notre arrivée, il tourne la tête, se lève et vient vers nous en souriant.

–  Je vous présente « Bip. W », dit Schmidt.

« Rex » c’est lui – me tend la main (…) « Rex » est vêtu d’une veste de tweed et d’un pantalon de flanelle grise. Son élégance discrète, son visage hâlé d’un retour de vacances reflètent la joie de vivre. Il tranche avec les personnes côtoyées depuis mon arrivée, dont les traits accusent fatigue, soucis et privations. Je sors du dessous du pull-over la grosse enveloppe contenant le courrier et l’argent du BCRA :

–  Le capitaine Bienvenue m’a demandé de vous la remettre en main propre.

– Si vous êtes libre à dîner, rejoignez moi au Garet (…) Vous trouverez sur le plan »

Durant le repas en tête à tête avec celui dont il ne saura jamais qu’il est Jean Moulin, ancien préfet, radical, engagé en 1936 dans le Front populaire et l’aide aux Républicains espagnols, Cordier qui a vingt ans de moins que lui, raconte son engagement en 1933 dans les Camelots du Roi jusqu’à sa révolte contre la trahison de Pétain. « A aucun moment il ne m’interrompt. Quand j’ai terminé, il garde le silence, me fixe d’un regard attendri, puis me dit, comme se parlant à lui-même : « En vous écoutant, je comprends la chance que j’ai eue d’avoir une enfance républicaine » (…) Il fait nuit lorsque nous quittons le restaurant (…) Il s’arrête devant la porte d’un immeuble, non loin de là. « Regardez bien le nom de la rue et le numéro de l’immeuble. J’habite au premier étage, chez Mme Martin. Venez ici demain matin, à 7 heures. Je vous garde avec moi : vous serez mon secrétaire. Bonsoir. »

Daniel Cordier se trouve à l’interface des services gaullistes à Londres avec lesquels il assure les liaisons radio et les mouvements de la Résistance intérieure que « Rex » a pour mission de fédérer, au contact quotidien de cet homme qu’il découvre, de ce « patron » qu’il craint et qu’il vénère. Il a des foncions de secrétaire. Il retrouve « Rex » tous les matins à 7 heures et ne le quitte en général qu’après le dîner. Il prend les rendez-vous, organise les rencontres, transporte les documents qu’il remet à Moulin au dernier moment avant ses rendez-vous; il code les longs rapports que « Rex » envoie à Londres, il décode tous les messages et télégrammes qu’il reçoit ; il assure parfois lui-même les émissions radios. Fin septembre 1942 Maurice de Cheveigné devient le principal opérateur radio de Jean Moulin. Il assure tous les contacts avec les mouvements de Résistance d’abord en zone Sud où ils ne sont que trois puis en zone Nord à partir de mars 1943 quand « Rex » prépare la création du Conseil national de la Résistance. A partir de cette époque il se déplace fréquemment entre Lyon et Paris, ainsi que Moulin. C’est lui qui distribue l’argent venu de Londres aux mouvements de résistance, chaque mois, en fonction des directives que lui donne Moulin.

Il doit organiser son propre secrétariat et recruter de jeunes hommes et de jeunes femmes qui ont des fonctions de dactylo, d’agent de liaison, de « courriers » pour relever les boîtes aux lettres où sont déposés les messages. Il doit ensuite monter la même structure à Paris, et toujours trouver des « planques » qui puissent servir de logement et de lieu de réunion. Un portrait profondément humain de Jean Moulin émerge par touches successives : son autorité, son organisation rigoureuse et son respect scrupuleux des règles de la vie clandestine, sa passion pour la peinture et pour l’art moderne, sa stricte application de la politique du général de Gaulle. La mission de Moulin est difficile et Cordier montre combien sont tendues et parfois violentes es relations entre les chefs de la Résistance. Les mouvements de zone Sud ont accepté de se fédérer dans les MUR (Mouvement Unis de Résistance) mais leurs chefs, en particulier Henri Frenay (qui sera davantage présent dans la quatrième partie) ne supportent pas ce qu’ils considèrent comme une volonté de mise au pas de Londres sur la Résistance intérieure. Moulin doit batailler dur et longtemps pour faire accepter le général Delestraint à la tête de l’Armée secrète puis pour faire admettre aux organisations des zones Nord et Sud la création d’un Conseil de la Résistance qui intègre aussi les partis politiques de la 3e République non ralliés à Vichy. Il doit aussi imposer cette politique voulue par de Gaulle à d’autres envoyés du BCRA, à Claude Brossolette en particulier auquel il s’oppose violemment. Cordier n’ignore pas dès cette époque les grands enjeux politiques et stratégiques, car il est le premier à prendre connaissance au codage et au décodage du contenu des messages échangés entre de Gaulle lui-même et ses services d’une part, Moulin d’autre part.

Les relations entre Moulin et Cordier nous sont progressivement dévoilées. Hiérarchie, autorité et obéissance certes, mais aussi admiration du secrétaire pour son « patron » et attachement assez évident de Moulin pour ce jeune Camelot du roi patriote, gaulliste, courageux et efficace. Dévoilée aussi, l’évolution politique de Cordier qui se rallie progressivement à la République, à la démocratie et finit pas partager les idéaux d’un socialisme humaniste et par prendre conscience de l’horreur de l’antisémitisme. Cette évolution est rythmée par des rencontres sur lesquelles Cordier revient : Raymond Aron, Pierre Kaan, Jean-Paul Sartre, Thierry Maulnier, qui avait été avec Maurras, le gourou de son adolescence et dont l’attentisme le déçoit terriblement, et d’autres encore, Queneau, Vailland, le père Chaillet, Albert Camus.

« Art »

Une quarantaine de pages seulement sont consacrées à sa découverte de l’art, à sa passion pour la peinture contemporaine et à son activité de galeriste et de marchand de tableaux. Totalement ignare en matière de peinture, c’est Jean Moulin qui l’avait initié, et lui avait conseillé d’aller, après la guerre, visiter le musée du Prado. Il y entre lors d’un voyage en 1944. C’est l’émerveillement devant Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, Le Triomphe de la mort, de Brueghel, des tableaux du Greco, de Goya. A partir de ce moment « ma curiosité pour l’art n’avait cessé de croître ». Il vit à Montparnasse au milieu des galeries, il ne manque pas d’argent, (« L’opportunité qui m’était donnée, de ne pas avoir à gagner ma vie grâce à un héritage »), et fait quelques achats (Michaux, De Staël, Hartung, Dubuffet). Il ne manque pas d’amis qui, le moment venu, n’hésiteront guère à lui prêter le capital nécessaire (Elie de Rothschild) pour acquérir un fond de tableau suffisant pour se lancer sur le marché. Pendant vingt ans, il va ouvrir des galeries, acheter et vendre des tableaux, voyager, beaucoup voyager (deux tours du monde), et visiter les musées, encore et encore. Il a décidé de ne plus entendre parler de la guerre. Il s’est essayé à la peinture, mais ce ne fut pas concluant : il se définit comme « peintre sans talent et marchand pas hasard (…) Je ne savais rien faire et je n’avais pas de vocation ».

 La galerie Cordier ouvre en 1956 ; l’exposition inaugurale est un succès. Il se constitue une équipe, élargit ses locaux et part « A la conquête de Dubuffet ». « De tous les hommes que j’ai connus, Jean Dubuffet seul m’a donné le sentiment du génie (…) Nos relations furent passionnelles, c’est-à-dire incandescentes (…) Ma rencontre avec lui fut l’une des plus importantes de ma vie. J’aurais dit « la plus importante » s’il n’y avait eu, sur un autre plan, l’empreinte de Jean Moulin. » Lié par deux contrats à New York et Paris, Dubuffet ne peut alors lui vendre des tableaux, mais il lui montre des dessins et des gouaches qui n’ont pas intéressés ses marchands. Enthousiaste, Daniel Cordier « vend une maison qu’ (il) possédait à la campagne « ( !) pour en faire l’acquisition. Il inaugure une nouvelle galerie en 1959 et organise une exposition de 60 œuvres d’Henri Michaux qui est un triomphe. En 1960, c’est une exposition surréaliste qui attire 20 000 visiteurs. Mais « le Dubuffet homme d’affaires était un crocodile » et le Dubuffet peintre « avait sur l’art des idées très tranchées ». Une « impasse financière » le conduit à fermer sa galerie parisienne en 1964. Il rompt avec Dubuffet, « un être fascinant et insupportable », dont « l’œuvre effacera les défauts ».

En novembre 1989, le Centre Pompidou exposait l’ensemble des donations de Daniel Cordier au musée. Il donna à l’exposition le titre : Le regard d’un amateur. Il affirme n’avoir jamais eu la volonté d’être un collectionneur : « L’art m’est apparu comme la terre de la liberté absolue. Je lui ai consacré trente ans de ma vie et quand mon travail m’en a éloigné, mon vrai bonheur est resté la visite inlassable des monuments et des musées ».

« Histoire »

Les 70 pages de la 4e partie ont pour sujet sa transformation en historien dont le point de départ fut sa volonté de défendre la mémoire de Jean Moulin en établissant les faits de façon irréfutable, et donc en rendant public les archives de la mission de Jean Moulin. Ce thème a été largement traité dans son ouvrage De l’Histoire à l’histoire.

Le 11 octobre 1977, il fut invité à participer aux Dossiers de l’écran, émission de télévision alors très suivie sur Antenne 2. Les participants au débat étaient tous de hauts responsables de la résistance, parmi eux : le colonel Passy qui avait été le chef du BCRA et Henri Frenay qui avait fondé et dirigé le mouvement Combat, qui s’était opposé à Jean Moulin au sujet de la constitution de l’Armée secrète de la création du Conseil national de la Résistance et qui venait de publier un ouvrage, L’Énigme Jean Moulin, dans lequel il accusait ce dernier d’avoir été objectivement au service du parti communiste. Sur le plateau, Henri Frenay, développant avec autorité une argumentation d’autant plus grave que Jean Moulin était accusé d’avoir dissimulé ses opinions, sa politique et ses objectifs réels, d’avoir en quelque sorte trahi ses fonctions et la volonté du général de Gaulle. Daniel Cordier réagit avec colère, mais il constata qu’il manquait d’arguments, il se sentit humilié et eut « le sentiment d’avoir trahi Moulin en (se) montrant incapable de le défendre ». Il comprend qu’il doit s’appuyer sur les archives, or les archives de la mission de Moulin lui sont familières depuis qu’il a participé en 1944 à la rédaction du Livre blanc du BCRA. Il possède aussi des archives personnelles et des documents du BCRA, emportés en 1946 lors de sa démission de membre des services secrets.

Son projet initial consiste en la publication, par ordre chronologique, des documents concernant la mission de Moulin, accompagnés d’un commentaire. Mais les documents qu’il possède sont lacunaires. Il a donc besoin de consulter les archives qu’il avait lui-même classées en 1945 lors de l’établissement du Livre blanc du BCRA et qui sont désormais déposées aux Archives nationales et au Centre historique de la Défense à Vincennes, et pour lesquelles il lui faut une autorisation de consultation qui tarde à venir. Il décide alors de travailler dans les dépôts d’archives de Londres, puis il se rend à Chartres pour travailler sur l’activité du préfet Moulin en 1940. Pris désormais par « l’ivresse » de la recherche, il se plonge dans les archives de la famille de Jean Moulin puis dans les archives départementales des divers lieux de la carrière préfectorale de Jean Moulin. Il obtient finalement une autorisation exceptionnelle et partielle de consultation des archives du BCRA, mais la bienveillance et la sympathie active d’un responsable des Archives nationales lui en ouvriront bien davantage. Son travail prend alors une ampleur imprévue, et ses premières communications universitaires déclenchent de violentes mais riches polémiques. C’est toute l’historiographie de la résistance française qui va s’en trouver modifiée.

En 1983, Jean-Pierre Azéma et François Bédarida invitent Daniel Cordier à venir parler à la Sorbonne, à l’occasion d’un colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent pour commémorer les 40 ans de la fondation du Conseil national de la Résistance. L’intervention de Daniel Cordier dure plus d’une heure, appuyée sur de nombreux documents inédits. Elle donne lieu à une table ronde, présidée par René Rémond, en présence de cinq historiens et de plusieurs hauts responsables de la résistance intérieure. Tandis que les historiens considèrent que la communication de Daniel Cordier apporte beaucoup de nouveautés sur les dissensions qui ont présidé à la constitution du CNR et sur l’hostilité des principaux mouvements à l’encontre de Jean Moulin, « ce fut une rafale de critiques des résistants », qui opposent leurs souvenirs aux analyses historiques appuyées sur des documents, et qui se montrent très hautains à l’égard de celui qui n’était qu’un petit secrétaire.

Après cinq ans de travail, en 1989, Daniel Cordier a achevé les deux premiers tomes de sa monumentale biographie de Jean Moulin. Il rédige une préface de 300 pages qui contient un document rédigé par Henri Frenay en novembre 1940, montrant très clairement qu’il avait alors une forte confiance dans le maréchal Pétain et adhérait à la Révolution nationale. La polémique prend des proportions considérables, encore accrue par la publication du tome trois en 1993. La controverse révèle une très vive tension entre résistants de l’intérieur et combattants de la France Libre. Le tome 1 de la biographie faisait 900 pages, le tome 2, 800 pages, le tome 3, 1500 pages. L’éditeur s’affole et Daniel Cordier accepte la suggestion de Pierre Nora de publier un ouvrage plus synthétique : ce fut, en 1999, Jean Moulin. La république des catacombes. Daniel Cordier considère « que cet ouvrage représente l’achèvement de l’ensemble de son œuvre d’historien ».

Daniel Cordier nous raconte tout au long de ce chapitre ses démêlés avec les acteurs de l’histoire qu’il écrit, Christian Pineau, qui affirme ne pas avoir fait ce que ses propres courriers de 1942 prouvent qu’il a fait, Henri Frenay, cassant et refaisant l’histoire, Passy qui a recruté Cordier en 1941, qui fut son chef et avec lequel il a travailla à la Libération et qui est devenu un ami.

« Mémoire »

Il relate dans ce dernier et court chapitre la genèse de la rédaction du 1er tome de ses Mémoires, le volumineux et passionnant  Alias Caracalla, entreprise sur la suggestion insistante de l’historien Jean-Pierre Azéma. Il raconte comment il revisita tous les lieux qui furent les cadres de sa vie de son enfance à son engagement résistant, Bordeaux, les Pyrénées, les collèges, Londres, Lyon, Paris, recherchant les endroits précis, comme l’appartement de Jean Moulin à Lyon. Puis il relit tous les auteurs qu’il a lus de son enfance à son engagement, et il est consterné par Maurras !

Se demandant s’il fallait résister en 1940, il répond que oui ! Puis il établit une différence majeure à ses yeux entre les résistants, « qui restaient des citoyens qui n’étaient tenus par aucun engagement formel en dehors de celui de leur conscience »,  et les Français libres, qui étaient « les soldats d’une armée au sommet de laquelle était le général de Gaulle », qui « servaient sans discuter et appliquaient les ordres qui (leur) étaient donnés ».

« Ma famille divisée, mon enfance séquestrée ont fait de moi un révolté. Je n’accepte que l’autorité que je choisis. Cette règle de vie a fait de moi, sinon un marginal, du moins un solitaire rejetant le fatras du passé pour courir vers l’avenir. D’où une existence chaotique vécue au hasard des circonstances et des caprices ».

L’exposition Daniel Cordier à la Galerie Gallimard

À l’occasion de la parution de Rétro-Chaos, dernier volume des mémoires de Daniel Cordier, la Galerie Gallimard présente une nouvelle exposition consacrée à la vie de ce grand mémorialiste et historien, sous le commissariat de Bénédicte Vergez-Chaignon.

L’exposition suit son parcours, de sa naissance à Bordeaux en 1920, à la consécration de ses obsèques officielles en 2020. Elle s’articule en quatre thèmes :

Rétro (Chaos) 1920-1940,

Alias Caracalla 1940-1946,

Amateur d’art 1944-2020,

De l’Histoire à l’histoire 1977-2020.

Une centaine de pièces sont exposées, prêtées par la famille de Daniel Cordier, par les Archives nationales, par la Fondation Dubuffet et par Bénédicte Vergez-Chaignon, qui travailla avec lui à partir de 1989 et a édité ses textes inédits. Les archives des Éditions Gallimard se sont elles aussi ouvertes pour l’occasion. Sont ainsi dévoilés de nombreux documents et objets inédits tels que le tract qu’il fit imprimer en juin 1940 pour appeler à continuer la guerre, le manuscrit remis par Jean-Paul Sartre à Daniel Cordier en 1944 pour le rapporter à Londres, un autoportrait peint en 1946, l’invitation illustrée à sa seule exposition comme peintre, de nombreuses photos de famille, sa correspondance avec Jean Dubuffet (son autre « grand homme ») ou avec Pierre Nora (son éditeur), mais aussi les consignes manuscrites adressées par Jean Moulin à Daniel Cordier en septembre 1942. Des livres et des œuvres d’art qui ont jalonné ses expériences sont également rassemblés : Gide, Valéry, Michaux, Barthes, Dubuffet, les surréalistes.

Galerie Gallimard, 30/32 rue de l’Université, 75328 Paris

Du 24 janvier au 15 mars 2025