Qui est le découvreur des îles Kerguelen en 1752 ?  C’est à cette question, apparemment simple, que répond le très bel ouvrage d’Alain Boulaire. L’auteur est né à Brest, agrégé et docteur d’État en histoire, il est spécialiste du XVIIIe siècle français. Il s’intéresse plus particulièrement à la mer et à l’histoire de la Marine. Pour les 250 ans de cette découverte, Alain Boulaire nous livre ici une biographie rigoureuse et passionnante d’Yves-Marie Kerguelen un aventurier opportuniste et parfois menteur aux mille vies et facettes, à la fois officier, géographe, membre de l’Académie de Marine et corsaire ! La question serait plutôt : qui est VRAIMENT ce « nouveau Christophe Colomb » (d’après Lapérouse, 1772) mais qui sera finalement emprisonné à trois reprises ? Ironie de l’histoire, il laissera, grâce à James Cook, son nom à ces îles découvertes mais jamais explorées … ce qui lui vaudra de sérieux problèmes !

A noter que la couverture originale signée Patrice Pellerin, l’auteur de la très belle série BD L’Epervier, annonce déjà un agréable moment de lecture ainsi qu’un beau voyage littéraire qui emmènera le lecteur de la Bretagne à l’archipel des Terres Australes et Antarctiques Françaises en passant par Madagascar ou encore l’île Maurice !

Les jeunes années : une enfance studieuse et les premiers pas dans la Marine

Yves-Joseph de Kerguelen est né le 13 février 1734 dans le manoir de Trémarec à Landudal dans l’actuel Finistère au sein d’une famille lettrée de l’ancienne et petite noblesse bretonne. Il entre au collège des jésuites de Quimper où il se passionne pour le latin, les mathématiques, les sciences de la nature et dévore des ouvrages de géographie ainsi que de navigation. En 1750, il entre à l’école des gardes de la marine de Brest. Dès 1751, il connaît son premier embarquement sur le Prothée. En 1753, il reprend la mer sur le Tigre et découvre et se passionne pour les grands espaces du Québec. A son retour, le jeune élève officier entreprend d’importants travaux cartographiques sur les côtes bretonnes qui lui valent d’être désigné en 1755 pour partir sur l’Héroïne en direction du Cap-Vert. Promu enseigne de vaisseau, Kerguelen embarque sur l’Emeraude afin de mener des opérations de convoyage car la vigilance est grande face aux Anglais. En 1756, au début de la guerre de Sept Ans, souhaitant connaître son baptême du feu, il fait déjà preuve d’une certaine audace et n’hésite pas à mentir à ses supérieurs ! Revenu, il obtient un brevet de lieutenant d’artillerie en 1757. La même année, il conduit à Dunkerque une compagnie franche de la marine et projette de se marier avec la fille d’un armateur du port de la même ville. Après l’élaboration d’un contrat de mariage dont les termes sont très précis (dans les deux familles, on connaît la valeur de l’argent), le mariage est célébré (1758). Peu après, il embarque sur le Courageux et rejoint la Martinique, au moment même où les Anglais s’emparent de la Guadeloupe, puis Saint-Domingue avant de revenir à Brest. Il y dirige une compagnie de canonniers-matelots et repart, dès 1761, sur le Sage. Dans le contexte de guerre de course contre les Anglais, il s’empare notamment de la Charmante Molly, une barque anglaise, qu’il mène jusqu’à Saint-Domingue. En Bretagne, il poursuit ses études et ses recherches. Il réfléchit notamment à un trajet Bénodet-Quimper par l’Odet et dresse les plans de la corvette canonnière la Lunette qui sera bien construite et mise à l’eau en présence du ministre de la Marine, le duc de Choiseul-Praslin. Ce dernier le nomme commandant de la frégate la Folle, en 1767, afin d’assister les pêches et le commerce français en Islande. Il repartira pour une deuxième mission à bord de l’Hirondelle, mission qui ne se passera pas très bien (risque de mutinerie, désaccord avec les armateurs dunkerquois à propos des rendements des pêches). Mais, pour Alain Boulaire, il profite de ces deux voyages afin de multiplier « les relevés hydrographiques et fait de multiples observations tant géographiques qu’ethnologiques, zoologiques ou économiques ». La qualité de ses multiples contributions ainsi que ses appuis à Versailles, lui valent d’être nommé membre titulaire de l’Académie de Marine en 1769.

Le premier voyage vers les terres et mers australes

C’est encore à Choiseul-Praslin qu’il propose le plan d’une campagne de découverte dans les mers antarctiques. Ce voyage serait notamment l’occasion d’arbitrer la controverse entre le chevalier de Grenier et l’abbé Rochon à propos des routes maritimes. En 1771, il obtient le commandement du Berryer qui met voile depuis l’île de Groix le 1er mai. Le 19 août, il mouille dans le port principal de l’Ile de France. Kerguelen y salue le gouverneur Desroches ainsi que l’intendant Pierre Poivre. Il réussit à changer de bateau, Kerguelen commande alors la Fortune et Saint-Aloüarn le Gros Ventre. Le 16 janvier 1772, les deux navires appareillent en direction du grand Sud. Dès le 1er février, des oiseaux puis des manchots et des pingouins sont aperçus et, le 12 février, les premières terres, baptisées îles de la Fortune, sont découvertes … sans que l’équipage n’y débarque ! Le 17 février, il abandonne sur place le Gros Ventre et Saint-Aloüarn pour rentrer à l’Ile de France sans achever la mission prévue ! Le 16 mars, il rencontre le sulfureux baron de Beniowski avec qui il partage la passion pour la géographie et en particulier le relevé des cartes cartes côtières et marines. Le retour triomphal à Brest a lieu le 16 juillet 1772. Kerguelen se précipite à la Cour afin de vanter son propre mérite dans la découverte de ces terres qui « paraissent former la masse du continent antarctique ». Il ajoute que cette France australe procurera des bois de construction, du sel, du cuivre, du fer, du plomb ou encore des pierres précieuses, de quoi faire un commerce très lucratif. Des hommes nouveaux primitifs seront aussi à civiliser. Enfin, ces nouvelles terres auront un intérêt géopolitique afin de concurrencer l’Inde, les Molluques, la Chine et la « mer du Sud ». Alain Boulaire se pose ici la question de savoir si Kerguelen est entré dans un processus d’auto persuasion et de justification d’une mission qui a échoué !  Le 25 juillet, il est présenté en héros à Louis XV qui fait de lui un capitaine de vaisseau qui doit repartir vers son Eldorado avec tout le soutien qui se doit !

Le second voyage vers les terres et mers australes

Alain Boulaire décrit comment, dès le 2 août, « il est donc décidé que Kerguelen repartira pour conforter la découverte de la France australe et pour y établir une colonie. » Ensuite, il devra accomplir le grand voyage de circumnavigation prévu dès le début. Cette préparation est soigneusement suivie par le nouveau soutien de poids de Kerguelen, le duc de Croÿ. Kerguelen reçoit des préconisations de de Croÿ ainsi que des instructions du roi lui–même. On lui remet l’itinéraire à suivre ainsi qu’un véritable programme scientifique s’appuyant sur les trois règnes de la nature : le minéral, le végétal et l’animal. Ainsi, il est demandé d’observer, de prélever, de ramasser, de dessiner … Les préparatifs concernent aussi les instruments astronomiques et physiques à emmener : lunette, pendule astronomique, sextant, boussole d’inclinaison, graphomètre, ainsi que de nombreux livres. Le célèbre Buffon déclare que ce « voyage peut devenir infiniment utile » ! Le 16 mars 1773, Kerguelen commande la nouvelle expédition vers les mers australes à la tête du Roland et de l’Oiseau au départ de Brest. Fait important pour la suite, embarquent quatre femmes dont Louise Seguin, femme de chambre de 15 ans qui devient la maîtresse de Kerguelen. Le 28 mai, après deux mois de navigation, les navires mouillent à False Bay près du Cap en Afrique du Sud. Les premières tensions apparaissent au sein de l’état major et notamment entre Kerguelen et du Cheyron, son subordonné  : espionnage, critiques, rumeurs, cabales, … . Le 29 août, Kerguelen arrive à Port-Louis où  il retrouve deux anciennes connaissances : Rochon et Beniowski. Il quitte l’Ile de France (où il a été mal accueilli par le successeur de Pierre Poivre) pour Bourbon d’où il repart le 28 octobre vers le Sud. Le 14 décembre, il retrouve les îles de la Fortune … mais n’y débarque toujours pas personnellement ! Dès la fin du mois, Kerguelen veut abandonner ces terres australes dont il sait pertinemment qu’elles sont d’un faible intérêt et refuse de retourner en Ile de France préférant Madagascar. Le 18 janvier 1774, contrevenant aux ordres du roi, il abandonne les terres australes et fait donc escale dans la baie d’Antongil à Madagascar où il retrouve Beniowski. Après une autre escale au Cap, le Roland et l’Oiseau sont déjà à Brest le 6 mai. Jusqu’au bout du voyage, l’atmosphère est lourde voire irrespirable : Kerguelen interdit de parler ou d’écrire à propos de la campagne des terres australes et de l’établissement de Beniowski à Madagascar et il va même jusqu’à insulter du Cheyron de « jean-foutre » et le fait mettre aux arrêts ! Dès son retour, Kerguelen se précipite à la Cour, espérant trouver des appuis mais, selon Alain Boulaire, il laisse à Brest « une bombe à retardement qui ne va pas tarder à exploser ».

La chute de Kerguelen

Après des dépôts de plaintes de et contre Kerguelen, commence alors une double enquête et l’instruction pour les commissions : le différend entre Kerguelen et du Cheyron d’une part, et de l’autre le non-respect des instructions royales. A propos des accusations réciproques du commandant et de l’enseigne de vaisseau, Kerguelen reproche l’indiscipline et les négligences de du Cheyron alors que celui porte des accusations à propos de l’insulte, de la conduite de l’expédition et des mœurs suspectes du commandant avec sa jeune maîtresse. A propos des manquements à la mission confiée, il apparaît que Kerguelen après un mois de croisière inutile et fatigante, a pris la décision surprenante de ne pas explorer les terres présentées par lui-même comme riches et abondantes puis de les abandonner. Aussi, lui est reproché d’avoir désobéit aux consignes pour la route du retour et d’avoir fait route vers Madagascar où Kerguelen aurait trafiqué avec Beniowski. Finalement, pour les deux affaires, le conseil de guerre est réclamé par le nouveau secrétaire d’Etat à la Marine Sartine. Après cinq mois de procès, Kerguelen, le 15 mai 1775, est sanctionné lourdement : il est radié de la Marine et condamné à 20 ans d’emprisonnement, réduits ensuite à 6 ans. L’ancien commandant est emprisonné au château de Saumur où, si le cadre est austère la cage est dorée pour Kerguelen qui est traité en gentilhomme. Il en profite pour écrire, demander à Benjamin Franklin de combattre en Amérique (ce qui lui sera refusé) et même pour entretenir une liaison adultère ! C’est durant cette année 1776, que James Cook, découvrant sur les îles de la Fortune / de la Désolation une bouteille laissée par un matelot français en 1772, rebaptise les lieux en îles Kerguelen !

La renaissance du phénix ou la chute de Kerguelen

Le 25 août 1778, une lettre de libération est signée par Louis XVI. Kerguelen quitte Saumur et rejoint Paris. Dès le 4 novembre, mais après plusieurs tentatives infructueuses, il commande à nouveau une corvette, la Comtesse de Brionne et chasse plusieurs navires anglais dans les mers du Nord. En 1780, Kerguelen conçoit le « projet d’un riche voyage »  commercial et de découverte. Il ambitionne ainsi de repartir et obtient même, après avoir menti sur le projet réel du voyage, un sauf-conduit officiel de lord Sandwich ! Le projet est difficile à mener à son terme : défaillance du principal financeur, le marquis de Louvois, difficulté à recruter l’équipage car la France est en guerre et le nombre de gens de mer disponible est très réduit, … Finalement, le 21 juillet 1781, le Liber Navigator part de Paimboeuf en aval de Nantes. Le jour même, il est arraisonné par le Prince Alfred, corsaire britannique ! Le navire de Kerguelen est conduit à Kinsale, en Irlande. Le marin français est emprisonné, les papiers sont confisqués (dont certains mentionnant des plans d’attaque contre les Anglais) puis Kerguelen est jugé à Bristol. En 1782, Kerguelen fait paraître la « Relation de deux voyages dans les mers australes (…) » mais l’ouvrage est finalement supprimé par un arrêt du Conseil du roi l’année suivante. La période révolutionnaire permet à Kerguelen de « renaître » à nouveau. Il est membre de la garde nationale de Quimper et adhère à la société des Amis de la Constitution. En 1793, il est même réintégré dans la Marine au grade de capitaine de vaisseau puis devient contre-amiral à la tête de l’Auguste. Mais, il est finalement arrêté et transféré au château de Brest pour y être emprisonné. Le 30 décembre 1794, il est libéré, se réinstalle à Paris et il est à nouveau réintégré. En 1796, Kerguelen est mis à la retraite et, l’année suivante, il décède dans sa chambre parisienne. Son enterrement est celui d’un homme seul et abandonné par la société, seulement sept personnes accompagnant le cortège.

 

 

Dans ce bel et riche ouvrage, Alain Boulaire reprend mais réactualise voire corrige son précédent livre consacré à Kerguelen paru il y a 25 ans (Kerguelen – Le phénix des mers australes, France-Empire, 1999). En effet, l’auteur s’est depuis plongé dans les travaux de Gracie Delépine, les rapports du baron Beniowski ou encore les archives britanniques conservant les papiers confisqués sur le Liber Navigator. La multiplicité de ces sources, régulièrement citées dans l’ouvrage, font désormais apparaître les contours d’un homme complexe à la fois bon marin, géographe et cartographe mais personnage à l’égo surdimensionné, parfois menteur, fragilisé par son goût pour l’argent et les femmes. Malgré tout cela, Kerguelen est le seul marin a avoir laissé son nom à une terre française d’importance avec Julien-Marie Crozet … dans les deux cas grâce à l’élégance de James Cook !

 

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX