« Comment choisit-on de résider au centre d’une ville ou de s’installer à la campagne, d’y habiter un appartement ou une maison, d’avoir un accès rapide à une gare TGV tout en étant proche des écoles, des commerces ou d’un espace vert … ? » Voici une question bien légitime que se sont posées les 21 chercheurs qui ont participé au programme ANR dont est issu cet ouvrage. Le maître d’œuvre de l’ensemble est Pierre Frankhauser, professeur de géographie à l’université de Franche Comté. Il a été secondé, dans cette entreprise par Dominique Ansel, enseignant chercheur au département de psychologie de l’université de Franche-Comté.
La formation de Pierre Frankhauser résume en elle même la philosophie du travail mené. A la fois docteur en physique et en géographie, il a monté une équipe transdisciplinaire. Des géographes, des psychologues, des économistes, des sociologues, des neurologues et des linguistes ont travaillé ensemble sur ce vaste sujet. L’ouvrage ici présenté n’est pas une compilation des travaux de chacun mais un véritable ouvrage de synthèse, même s’il lui manque, à proprement parler (l’introduction du dernier chapitre synthétise toutefois l’ensemble) une conclusion qui tirerait les enseignements du programme ANR.
Individu et cadre de vie
Le choix d’un lieu de résidence demeure central, y compris dans le cadre de l’augmentation des mobilités. Ce n’est pas tant un logement que l’on choisit qu’un environnement, à la condition d’en avoir les moyens (à la fois financiers ou cognitifs. Voir à ce propos les travaux de Vincent Kaufmann sur la motilité). Les références spatiales d’un individu évoluent au cours de sa vie. Les bons moments passés dans un type d’environnement tiennent une place importante dans les choix résidentiels futurs. Les références au collectif (famille, amis) ont aussi leur importance dans ce choix. Par ailleurs, le concept d’accessibilité est central même si le rôle des facteurs cognitifs et affectifs n’est pas négligeable dans le choix final, y compris au mépris de la rationalité.
Les choix que l’on fait évoluent au fil de la vie. Le niveau de revenus joue un rôle non négligeable dans les choix résidentiels. Il est facteur de ségrégation socio-spatiale, y compris dans les périphéries urbaines. L’accessibilité socio-cognitive n’est pas à négliger non plus. La décision de changer de logement prend en compte un choix de lieux et la distance réseau qui les relie entre eux (voir la page 81, IAG : indice d’accessibilité géographique, IC : indice de centralité). Mais, la logique comportementale des individus n’est pas toujours cohérente avec la structuration du réseau. La part des émotions tient une place plus ou moins importante en économie, en géographie, quand il s’agit d’en voir les impacts sur les choix résidentiels. Les neurosciences s’intéressent aussi à cette question en étudiant l’activité cérébrale propre à la prise de décision (cortex préfrontal et orbitofrontal essentiels dans le processus de décision).
De l’individu au collectif
La deuxième partie de l’ouvrage change d’échelle. Elle part du postulat que les comportements spatiaux individuels s’inscrivent dans un contexte collectif (famille, amis, mais aussi sondages et médias). Trois variables interviennent dans la décision spatiale : ce qui caractérise un individu (âge, revenus, santé, histoire personnelle, relations sociales…), des lieux (distance au centre-ville, environnement social, sentiment d’insécurité, attractivité…) et le contexte économique, social, technique et politique. Elles amènent l’individu à prendre une décision sans que celle-ci soit toujours très rationnelle. « Animal social, l’être humain ne se comporte pas indépendamment des individus qui l’entourent et qu’il côtoie : son comportement est influencé par leurs décisions et leurs comportements ». Les économistes appellent cette attitude l’effet-pair (peer-effect) pour expliquer cette notion de club. Les sociologues appellent cela le déterminisme social. Pourtant, dans la décision d’un choix résidentiel, l’identité de l’individu entre en ligne de compte. Le modèle identitaire mis au point par Breakwell se base sur quatre éléments : l’estime de soi, la distinction, la continuité et l’efficacité personnelle (à comprendre dans le sens, ce lieu est-il pratique pour l’individu ?). Ces éléments s’inscrivent dans le parcours de l’individu : a-t-il l’impression de vivre une promotion sociale en s’installant dans ce quartier ?
La modélisation spatio-comportementale de la décision d’habiter Ici ou Ailleurs est rendue compliquée par le fait que les phénomènes observés doivent pouvoir être quantifiés. Pourtant, c’est loin d’être évident. Le chapitre VIII offre une excellente analyse des méthodes existantes. Retenons que l’approche empirique (faite d’observations) s’est opposée au rationalisme à la Renaissance. Elle a été initiée par la physique. Elle répond à des règles définies selon un protocole. Cela ne signifie pas qu’on obtient systématiquement les mêmes résultats même si des conditions d’observation comparables livrent souvent des résultats proches (principe d’invariance). La méthode adoptée est inductive puisqu’elle part de l’observation particulière pour élaborer une connaissance générale. L’observation (praxéologie, behavior setting) ne suffit pas toutefois. Il faut combiner les approches. Ainsi, par exemple, les économistes font entrer en ligne de compte la question de la connaissance des préférences pour un bien basées sur l’idée d’utilité, mais aussi du « principe de bonheur » (Bentham, XVIIIème siècle). La technique de l’immersion, très utilisée en sociologie et en anthropologie, montre ses limites dans le cas de la prise de décision, acte individuel et privé. Aussi, l’introspection (« l’acte par lequel nous percevons directement ce qui se passe en nous, nos pensées, nos souvenirs, nos émotions », Binet, 1894) semble la mieux adaptée pour en savoir plus sur les motifs qui poussent les gens à prendre telle ou telle décision. Il faut, pour cela, accepter le principe que la parole des individus sur leurs actions est fiable. Le rôle de l’enquêteur est central car il joue le rôle d’un médiateur. Le langage a un rôle central dans cette manière de procéder. Le contexte culturel de la personne interrogée joue pour beaucoup dans sa manière de verbaliser son introspection. Cette idée s’oppose à celle de Chomsky (1975) qui croît en l’existence d’un langage universel. Elle joue d’autant plus dans le cas du remplissage d’un carnet de bord (barrière du passage à l’écrit) mais est moindre dans le cas d’un parcours commenté ou de la réalisation d’une carte mentale (même si la mise en œuvre graphique n’est pas donnée à tout le monde).
A l’issue de cette analyse, l’approche de la préférence déclarée et la démarche explicative sont apparues comme les seules adaptées à l’objet d’étude. Les notions de préférences, d’utilité, de choix et d’attractivité sont essentielles dans la décision d’habiter quelque part. Elles sont interdépendantes. Les mobilités quotidiennes interfèrent aussi dans les choix résidentiels et dans la décision de déménager (qui se distingue du choix car il s’agit du passage à l’action). Le dernier chapitre examine les modèles mettant en œuvre des probabilités et leur adaptation au sujet du programme de l’ANR.
Les processus de décision mettent en œuvre des phénomènes complexes. Ils sont difficiles à appréhender. « Les attentes des individus révèlent d’importants paradoxes qui montrent que l’espace urbain est à la fois un lieu de désirs et de peurs contradictoires. » Le récit de vie peut permettre au chercheur de comprendre le processus de décision mais amène aussi l’interviewé à analyser sa propre pratique. Le recours à des jeux de négociation, à des sociogrammes (représentation graphique des différents membres de la famille) est un moyen de percer une « comédie du bonheur » que l’enquêté peut jouer à l’enquêteur. Le groupe de recherche constitué dans le cadre de ce projet ANR a fait le choix de l’approche de la préférence déclarée et de la démarche explicative. Pour autant, le lecteur aurait aimé que ces méthodes soient mises en œuvre dans ce volume ! Car, cet ouvrage est un livre difficile en raison, notamment, du fait qu’il mêle à la géographie et à la sociologie des considérations philosophiques, psychologiques. Les approches épistémologiques sont centrales dans cet ouvrage et leur maîtrise imparfaite voire leur absence de maîtrise par le lecteur compliquent de manière significative leur compréhension. Par ailleurs, les exemples sont rares et peu développés. On est donc loin de l’ouvrage de J.Y Authier, C. Bonvalet, J.P. Lévy. Elire domicile. La construction sociale des choix résidentiels. PUL, 2010. A moins que la mise en œuvre de la théorie soit prévue à l’avenir !
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes