Des premiers, il nous donne à entendre les préoccupations, la première tenant à l’alimentation. Il nous livre aussi leurs interrogations sur leur projection dans des événements qui dépassent leur entendement. Ainsi ce comptable qui n’est jamais sorti de Loche, qui remplissait sa vie « de petits riens » ; « et puis patatras… V’là tout ça qui me me tombe sur la gueule, ma vie toute remplie d’un coup par un truc trop grand pour moi » (p. 9). Ce sont aussi les rumeurs qui circulent, et qui ont prise sur les hommes désorientés et isolés : « il paraît qu’ils tirent sur les fuyards » ; « il paraît que l’armée avait de bons stratèges » (p. 17-18). Et la hiérarchie qui se reforme : « Debout, il faut reprendre la route ! Ordre des Allemands » […]. « Il n’aura pas fallu longtemps à certains pour trouver de nouveaux maîtres » ; « Je ne fais qu’obéir aux ordres » ; « C’est ça, oui : t’es un bon chien » (p. 27).
Mais ce sont aussi les travers humains qui réapparaissent, pour peu qu’ils aient réellement disparus. L’échelle du grenier dans lequel on a trouvé refuge (p. 48), qu’on a soigneusement enlevée ; les poches du voisin qu’on vide (p. 65)… Et la mise à l’écart des « moricauds » (p. 43), sordide imitation du racisme montré par certains Allemands.
De ces derniers, on ne voit pas le visage, caché par une casquette ou un casque. On n’entend que les ordres, les menaces. On ne voit que la brutalité, les coups qui pleuvent sur le petit comptable qui décide de s’arrêter là, et qui s’oppose peut-être pour la première fois de sa vie (« je ne bougerai pas ! »), ou sur le sous-officier qui proteste contre le mauvais traitement infligé à un Sénégalais (p. 68 à 71). On mesure aussi leur cynisme : « Je n’ai rien à faire de la convention de Genève ; nous avons gagné ; vous avez perdu. Nous commandons, vous obéissez… » ; « Nous fournissons les morts… Vous, vous les enterrez » (p. 70-71).
Et autour de ces soldats, les civils. On croise ainsi un charroi rempli de chaises qui remonte vers Roubaix. Des villageois déposent des paniers de vivres à l’approche de la colonne (p. 40). On en voit qui refuse d’ouvrir à des évadés, recueillis tout de même par d’autres, sans que les discriminations soient oubliées pour autant.Le dessin reste sobre, sans couleurs autre que le noir, et il est très soigné. Le décor n’est pas présent dans toutes les planches : l’attention du lecteur est concentrée sur les hommes. Ne manquent peut-être que les débris matériels des armées en déroute, les ruines, qui auraient pu alors accentuer le sentiment de déconfiture.
De la même façon, Pascal Rabaté ne verse pas dans la facilité d’une langue anachronique. Il a puisé à des bonnes sources littéraires et autobiographiques (p.118). On est étonné de ne pas lire le nom de Jacques Perret et de son Caporal épinglé (Gallimard, 1947), notamment pour les planches qui traitent des tentatives d’évasion. Mais on retrouve bien Robert Merle et son Week-end à Zuydcoote (Gallimard, 1949), en particulier pour l’épisode de l’accueil des fuyards. Les paroles échangées rappellent les propos que les protagonistes de ces deux ouvrages (mis en scène au cinéma un peu plus tard) pouvaient d’échanger, avec la même verve et la même truculence (comme on a pu le lire avec les citations plus haut) qui aident à comprendre ce que les hommes ressentent réellement, sans détours, dans une langue simple, mais franche.
La situation rappelle également les deux volumes que Jacques TardiMoi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B, Casterman, dont Évelyne Gayme a rendu compte en 2012 et en 2014. a consacré à son père, engagé lui aussi dans la campagne de France, prisonnier, et qui a erré dans une Allemagne en ruines. Une relecture de ces albums s’avère tout à fait opportune.—–
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes