Peu de lecteurs considèrent encore que les bandes dessinées ne constituent pas des ouvrages sérieux sur lesquels on peut mener un travail historique intéressant. Cet album illustre parfaitement tout l’intérêt et les usages pédagogiques et historiques qui peuvent être tirés du projet que Jacques Tardi a mené, accompagné de sa femme Dominique Grange qui rédige la préface et dont le père, Jean, subit également la captivité ; de sa fille Rachel qui s’est occupée de la mise en couleurs et a été primée pour ce travail, et de son fils Oscar qui a effectué la recherche documentaire et iconographique. Ce travail familial, qui évoque remarquablement la captivité d’un Français parmi les un million huit cent mille, a pour objet d’évoquer les « dommages collatéraux » de la défaite française durant la Seconde Guerre mondiale (p. 7), que furent les prisonniers de guerre et de faire œuvre de mémoire.

Peu de lecteurs considèrent encore que les bandes dessinées ne constituent pas des ouvrages sérieux sur lesquels on peut mener un travail historique intéressant. Cet album illustre parfaitement tout l’intérêt et les usages pédagogiques et historiques qui peuvent être tirés du projet que Jacques Tardi a mené, accompagné de sa femme Dominique Grange qui rédige la préface et dont le père, Jean, subit également la captivité ; de sa fille Rachel qui s’est occupée de la mise en couleurs et a été primée pour ce travail, et de son fils Oscar qui a effectué la recherche documentaire et iconographique. Ce travail familial, qui évoque remarquablement la captivité d’un Français parmi les un million huit cent mille, a pour objet d’évoquer les « dommages collatéraux » de la défaite française durant la Seconde Guerre mondiale (p. 7), que furent les prisonniers de guerre et de faire œuvre de mémoire.

Une méthode originale et efficace

Jacques Tardi a demandé à son père, dans les années 1980, de raconter par écrit ses souvenirs de captivité, ce qui est réalisé sur trois petits cahiers d’écolier. Il s’agit donc de souvenirs couchés sur feuille quarante ans après les faits, mais de souvenirs très précis et visiblement encore très présents. Occupé par d’autres projets, Jacques Tardi se lance en 2012 dans la représentation d’une partie de l’histoire de son père, prisonnier à 25 ans. Il raconte toute la genèse de ce projet dans un petit cahier, inséré dans l’album et qui reproduit les cahiers que René Tardi a remplis. On peut regretter que les sources ne soient pas citées, Jacques Tardi précisant qu’il a utilisé quelques photographies rapportées par son père, « un bouquin généraliste sur le sujet » (entretien avec Jacques Tardi reproduit dans le petit cahier) qui n’est pas cité, quelques films et des vues du Stalag IIB sur internet. Il précise « il m’a bien fallu faire avec ce que j’avais » sous-entendant peut-être que peu d’études historiques ont été menées sur le sujet de la captivité, alors que la recherche historique est dynamique depuis les années 1990 et les ouvrages facilement accessibles. Mais il est vrai que le témoignage, très précis, de René Tardi donne une vision très réaliste des combats de 1940 et de la captivité, renforcée par un parti-pris efficace de Jacques Tardi, déjà utilisé par Art Spiegelman dans Maus. Il a choisi de se représenter lui-même en adolescent aux côtés de son père, accompagnant toutes ses activités. La présence de l’enfant permet à la fois de préciser du vocabulaire – les BOF par exemple étant les marchands de Beurre-œuf-fromage se livrant au marché noir, (p. 39) – mais aussi de poser les questions que tous se posent au sujet des prisonniers : les causes de la défaite et les tentatives d’évasion. Jacques Tardi précise que le fait de s’être mis en scène lui permet de poser des questions qu’il n’a jamais posées, par exemple p. 160 : « il y a une chose que je ne pige pas. Comment as-tu fait comprendre à maman qu’elle devait t’envoyer fric, boussole, etc ? (…) Tu ne dis rien de tout ça dans tes cahiers. J’aurais dû te poser la question quand il en était encore temps ». Jacques Tardi est totalement fidèle au récit de son père, sauf pour l’épisode de Katyn pour lequel il précise dans l’entretien reproduit dans le petit cahier, qu’il est le « seul passage où, sur le plan narratif, j’ai pris une certaine liberté par rapport au récit que fait mon père ».

Une description remarquable de la vie en captivité

Le contenu de l’album est particulièrement véridique d’un point de vue historique, même si, comme pour tout travail fondé sur un témoignage, il illustre la captivité vécue par un homme. Les captivités furent nombreuses, différentes suivant le grade, le lieu de détention, l’affectation en Kommandos. Le sergent-chef René Tardi est d’abord un combattant : il s’engage dès 1935, sentant la guerre venir. Il fait la préparation militaire car cela lui permet de choisir son régiment : les chars. Il se bat avant d’être fait prisonnier et dénonce les hésitations du commandement, les prises de décision de soldats livrés à eux-mêmes, le matériel qui est défectueux ou mal conçu. Tout est décrit avec précision : la capture, le transfert à pied jusqu’à la Belgique, en train jusqu’à l’Allemagne puis à nouveau à pied jusqu’au camp de passage, puis en train jusqu’au Stalag IIB, en Poméranie. René Tardi est d’abord employé dans un Kommando où il ramasse des pommes de terre, mais son travail étant inefficace, il est renvoyé au camp où il reste jusqu’à la fin de la captivité, s’occupant des comptes. La faim est constante, de même que la recherche continuelle de tabac ou d’un substitut. Les colis jouent un rôle fondamental pour les prisonniers, qui partagent avec une volonté d’égalité scrupuleuse. Les attitudes des gardes allemands diffèrent en fonction des personnalités, et l’homme de confiance fait le lien entre les prisonniers et les Allemands. La collaboration par l’intermédiaire du Cercle Pétain est décrite, comme les sabotages, les tailleurs de vêtements, les faussaires, les faux monnayeurs pour préparer les évasions.

La mémoire de la Seconde Guerre mondiale

Les informations sont d’abord diffusées par les hommes des Kommandos qui rentrent au camp le soir, puis par des récepteurs radio dans les camps : les prisonniers sont au courant de l’extermination du ghetto de Varsovie, du débarquement en Italie puis en Normandie. Ils sont vaccinés contre le typhus (les occidentaux, pas les Russes, qui meurent très rapidement : c’est probablement à eux que Dominique Grange fait allusion dans sa préface lorsqu’elle indique p. 8 que 45 000 prisonniers du IIB sont morts d’une épidémie de fièvre typhoïde entre 1941 et 1942). Les prisonniers des autres nationalités sont évoqués, y compris des femmes lettones, et les traitements différents entre les prisonniers américains et les autres sont expliqués : la Convention de Genève permet de comprendre que les Allemands, dont beaucoup de soldats sont aux mains des Américains, craignent des représailles en cas de mauvais traitement des Américains. Les spectacles sont représentés, de même que les sports, les cours en université, l’exposition du Génie français qui exposait les travaux faits par les captifs dans les camps – René Tardi a construit un pélican distributeur de cigarettes -. La promiscuité de la vie de ces hommes est évoquée, ainsi que l’homosexualité -ce qui est rarissime dans les témoignages -.

Un parallèle entre cet album et Maus permettrait de mener une comparaison sur la mémoire de la Seconde Guerre en terminale entre ces deux systèmes de déportation si différents, même si la captivité des prisonniers est moins connue et que la confusion avec les camps de concentration existe encore. Un travail de comparaison similaire peut-être mené en première pour travailler sur la Seconde Guerre mondiale, une guerre d’anéantissement.

Ce très bel album s’achève sur l’évacuation du camp par les Allemands devant l’arrivée des Soviétiques. Un deuxième album est prévu, qui semble d’autant plus prometteur que René Tardi a tenu, à son retour en France, un carnet relatant l’évacuation.

Evelyne Gayme