Ce roman graphique raconte de très belle manière, le voyage en Europe, tout d’abord d’une petite délégation, d’une avant-garde, de Zapatistes, l’escadron 421 (pour quatre femmes, deux hommes, « un autre ») qui arrive à Madrid le 13 août 2021 ; puis d’une délégation de 177 zapatistes et 16 délégués du Congrès national indigène (CNI).

Découpé en 28 épisodes, cet ouvrage mêle les racines lointaines du combat des Zapatistes du Chiapas, au Mexique, contre la colonisation (500 ans de luttes et de résistance) et il revient sur l’histoire, plus récente, du mouvement de résistance au Chiapas, (des indigènes des montagnes face au gouvernement central de Mexico, mais également face aux grandes multinationales et plus généralement face au capitalisme et sa variante néo-libérale qui touche le Mexique à la fin des années 1990.

La BD débute par un premier épisode relativement énigmatique, où l’Europe est dénommée SLUMIL K’AJXEMK’OP, « Terre rebelle » et le troisième épisode relate la rencontre « métaphorique » entre des Zapatistes et Hernàn Cortès. De notre point de vue, ce mélange d’histoires, de légendes, de récits factuels, d’extraits de discours et de tracts est une véritable réussite esthétique et constitue une narration originale et agréable.

Le dessin et le travail des couleurs (noir, blanc, vert, rose, et mauve) sont de véritables trouvailles à porter au crédit de la dessinatrice Lisa Lugrin. Ses dessins, colorés de belle façon, portent et soutiennent véritablement une narration onirique et métaphorique, qui décrit non pas « un monde, mais des mondes. Et il écrit, p.16, : « la couleur de la Terre n’est pas une mais multiple », (elles ne sont « que » cinq pour Lisa Lugrin, mais elle les combine à merveille!).

Ce récit a également été élaboré par un historien, spécialiste du mouvement Zapatiste, Jérôme Baschet et Métie Navajo, une autrice. Il alterne, avec un sens approprié du rythme, l’arrivée en Europe des Zapatistes et de leurs périples à travers 30 pays pour rencontrer des collectifs en lutte, en rébellion et/ou engagés dans des modes vie « alternatifs » ; ces militants et ces réseaux sont protéiformes et leurs champs d’interventions très disparates : les féministes, les collectifs LGBTQIA+, le soutien aux migrants, les lieux autogérés, les luttes contre les violences policières, la défense du climat, les Gilets jaunes, l’oppression coloniale, des individus écrasés, écœurés, révoltés, les mouvements de défense des terres cultivables, des luttes contre les grands projets inutiles. « Ils vont à la rencontre de celles et ceux qui se réapproprient leurs outils de productions, qui proposent des solutions par le « bas », et pas dans les palais gouvernementaux ou dans les bureaux des grandes entreprises. » (p.22). Des militants et des luttes qui tout de même convergent pour s’opposer à un système « exploitation : patriarcal, pyramidal, raciste, voleur et criminel : le capitalisme ».

Cette bande dessinée a également un objectif « didactique » puisqu’elle est très dense de part ces apports historiques, doctrinaux concernant le zapatisme, et constitue à la fois un état des lieux et une véritable cartographie des luttes en Europe.

La portée heuristique de ce roman graphique est certaine, l’histoire d’Emiliano Zapata et de Pancho Villa et de leur révolution pour les terres, créant la première Armée Zapatiste de libération nationale (AZLN) est évoquée. Peu à peu, des terres sont reprises aux grands propriétaires terriens (qui possédaient, en 1879, 90 % des terres cultivables), c’est le plan d’Ayala qui consiste à s’emparer des terres du Sud (Emiliano Zapata) et au Nord (Pancho Villa) les armes à la main. En décembre 1914, l’AZLN entre dans Mexico, mais en 1919 Zapata est défait militairement.

Le 17 novembre 1983, six militants, trois métis, trois indiens, (cinq hommes, une femme), s’installent dans les forêts de Lacandone ; ils ont en tête de recréer l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et ils ont pour stratégie, de former une guérilla avec les indigènes des villages isolés, des personnes exploitées et dominées, que ces militants voulaient « organiser ». En 1988, de quelques dizaines, les rangs de l’EZLN ont grossi et sont passés à plusieurs milliers. Ces nouveaux Zapatistes proviennent de Lacandone et de plusieurs hauts plateaux du Chiapas. En 1993, ils déclenchent une guerre, qui n’est pas seulement réservée aux hommes, de nombreuses femmes s’illustrent dans les rangs de l’EZLN, notamment la commandante Ramona, qui par la suite sera à l’origine de la loi révolutionnaire des femmes (mettant en place l’égalité des droits pour tous les genres). Le déclenchement de cette guerre le 31 décembre 1993 est l’entrée en vigueur d’un accord de libre-échange entre le Mexique, les USA et le Canada. 4500 indiens en armes ont pris position autour de quatre grandes villes du Chiapas : Ocosingo, Altamirano, Las Margaritas et San Cristobal de Las Casas. Il y a aura des morts à Rancho Nuevo et Ocosingo. Le 12 janvier 1994, le président Salinas décrète un cessez-le-feu et l’EZLN accepte. Les indiens, les sans-visages, les sans-voix expliquent : « nous avons dû nous cacher le visage pour que l’on nous voit enfin ! » (p.53), ils se disent « prêts à mourir pour commencer à vivre !

Un mois seulement après le dernier confinement, l’escadron 421 rencontre des militants et des sans-papiers à la librairie errante de Montreuil (près de Paris), mais 200 zapatistes restent bloqués au Mexique car ils n’ont pas pu obtenir de visas. (Leur slogan « ici le peuple dirige et le gouvernement obéit », ne fonctionne visiblement pas à Mexico dans la capitale.). Ainsi sont évoqués les sans-papiers et l’invasion de l’Église saint-Bernard, en 1996, par exemple, mais toutes les réalités parfois très douloureuses, ou des extraits de discours politiques, et théoriques, bénéficient d’un traitement narratif et graphique qui incite aux rêves et à l’évasion. L’autrice a recours parfois à des animaux, des insectes parlants et ces récits sont toujours très poétiques. C’est assez admirable. Cet ouvrage est également une incitation aux voyages, et plus largement à vivre autrement. On retrouve de très belles pages sur les rencontres à la Zone à Défendre de Notre Dame des Landes (ZAD). « On raconte aussi que le soir, un chant très beau s’éleva du phare. Puis des petits avions en papier s’élancèrent dans le ciel. Un pour chaque membre de la délégation restée au Mexique, qui attend encore de s’envoler pour rejoindre ce continent ». (une pancarte dessinée sur un bâtiment contient le slogan suivant : « Zapatistes, envahissez-nous ! ») (p.112).

Finalement le 13 septembre 2021, l’escadron 421 repart, et arrivent 177 zapatistes et 16 délégués du Congrès national indigène (CNI), parmi eux le sous-commandant Moisés, plusieurs groupes d’« écoute et parole », 36 joueuses de football et six enfants du « Commando Pop Corn » entre 3 et 11 ans. Ils seront accueillis par exemple aux Tanneries, quartier libre des Lentillères à Dijon, et dans une multitude de lieux occupés, autogérés en Belgique, Hollande, Luxembourg, Royaume-Uni, Italie, Suisse, Chypre, Turquie. Au fil des pages, on découvre ou redécouvre la communauté de Longo Mai, dans le sud de la France, les Scop Ti, des anciens ouvriers de l’enseigne de thés « Éléphant » qui ont repris en scop leur usine et qui produisent le thé « 1336 ».

Ce roman graphique se termine par trois belles pages de chronologie concernant le mouvement Zapatiste, au Chiapas, au Mexique et puis dans le monde. Un bel ouvrage original, poétique, roboratif et très réussi.

Recension de Yannick Beaulieu