Agrégé et docteur en histoire, habilité à diriger des recherches, Fabrice Grenard est chargé de conférences à Sciences-Po Paris. Auteur d’une thèse sur le marché noir publiée en 2008, il a poursuivi ses recherches dans le même domaine en publiant en 2012 Les scandales du ravitaillement. Parallèlement il a entrepris des recherches sur les maquis, les abordant par une étude originale sur la question mal connue des « maquis noirs » et des « faux maquis » Il les a poursuivies par une biographie du très célèbre et très contesté chef de maquis Georges Guingouin qui fait autorité , et qu’il a prolongée par une analyse du massacre de Tulle, le 9 juin 1944.
Il nous propose aujourd’hui une étude approfondie de la courte période qui va de l’été 1939 aux premiers jours de mai 1940, connue sous le nom de « drôle de guerre », sous un angle problématique précis : » s’intéresser aux conséquences de l’entrée en guerre sur la vie et les comportements des Français dans leur globalité, qu’ils soient mobilisés dans l’armée, dans les usines, ou subissent à l’arrière les conditions nouvelles liées à l’état de guerre, s’inspirant cela des nombreux travaux développés depuis quelques années notamment par l’historiographie anglo-saxonne, sur la vie quotidienne dans les pays en guerre« .
Il ne s’agit donc pas d’une synthèse des différents ouvrages existant sur le sujet, mais d’une étude novatrice, nourrie certes par l’historiographie existante, mais puisant très largement dans des sources primaires, dont la masse nous dit l’auteur est considérable : rapports de gendarmerie, de police, du Deuxième Bureau ou des renseignements généraux ; rapports préfectoraux sur la situation dans les départements, très riches rapports du Contrôle technique, administration mise sur pied à la veille de la guerre pour écouter les Français, connaître leurs préoccupations, en se livrant à des écoutes téléphoniques et des surveillances de correspondance. Fabrice Grenard souligne la nécessité méthodologique « d’aborder la drôle de guerre comme une période spécifique et de ne pas en faire le prélude d’une défaite annoncée« , évitant absolument les raisonnements à posteriori, se refusant a apprécier la période à l’aune du désastre qui la conclue.
L’ouvrage est structuré en 14 chapitres organisés de manière chronologique, que complètent une vingtaine de pages de notes, la liste des sources et une bibliographie thématique.
Les derniers mois de paix (avril 1938 – août 1939)
La France de Daladier
Intitulé La France de Daladier, le premier chapitre traite de la période qui va d’avril 1938 au printemps 1939 : aspects démographiques, économiques, sociaux, clivages et affrontements politiques (pacifistes et bellicistes, politique de redressement du gouvernement Daladier, munichois et antimunichois), aspects diplomatiques et militaires. Au début de l’été 1939 » les Français sont désormais majoritairement partisans d’une politique de fermeté face à l’Italie comme face à l’Allemagne« .
Se divertir et se rassurer
Le second chapitre est consacré au mois d’août 1939, » les dernières semaines de paix« . Les Français profitent pour la quatrième année consécutive des congés payés, qui sont ressentis » comme un moment de repli, une sorte de parenthèse destinée à oublier les tensions du moment« . Les Français cherchent à se divertir. Ils se passionnent pour le Tour de France, applaudissent les nouvelles chansons de Charles Trenet et de Maurice Chevalier, regardent les films de John Ford, Marcel Carné, Julien Duvivier ou Sacha Guitry, découvrent les pièces de théâtre de Jean Giraudoux, de Jean Cocteau ou de Jean Anouilh. Ils cherchent également à se rassurer, et le gouvernement, par l’intermédiaire du tout nouveau commissariat général à l’Information, valorise particulièrement l’armée, la marine, l’empire et les Alliés.
Le pacte germano-soviétique
Fabrice Grenard retrace la genèse du pacte germano-soviétique qui éclate comme un coup de tonnerre. L’annonce de ce pacte renforce l’anticommunisme et réactive une campagne réclamant l’interdiction du parti communiste. Celui-ci traverse un véritable cyclone, les militants sont désarçonnés, surtout les plus récents, les dirigeants eux-mêmes sont surpris. Puis, selon le « schéma mental » qui leur est propre, ils affirment publiquement leur foi dans l’infaillibilité du chef, Staline. Fabrice Grenard souligne que de nombreux cadres communistes prirent alors des mesures de précaution en cachant du matériel, fait qui jouera un rôle déterminant dans la réorganisation du parti au cours des mois suivants.
Sans surprise, la France entre en guerre
A la fin août, la France commence sa mobilisation, « le ciel s’assombrit brutalement » et le gouvernement annule le premier festival du cinéma à Cannes. Daladier réunit le comité permanent de la Défense nationale. Le général Gamelin, chef de l’armée de terre, affirme que l’armée française est prête, qu’il faut déclarer la guerre à l’Allemagne dès qu’elle attaquera la Pologne, afin d’obliger l’armée allemande à se battre sur deux fronts. Daladier se rallie au point de vue de Gamelin. Il tente néanmoins une dernière conciliation en lançant avec la Grande-Bretagne un ultimatum à Hitler. N’ayant reçu aucune réponse, le 3 septembre à 11h 00, les Chambres ayant voté les crédits de guerre, la France déclare la guerre à l’Allemagne au nom de ses engagements internationaux. « L’entrée en guerre ne fut une surprise pour personne. »
L’étude attentive de la chronologie des huit mois de la drôle de guerre, généralement présentée comme un bloc, met en évidence quatre périodes distinctes qui serviront de points d’ancrage à la suite de ce compte-rendu.
Les Français entrent dans la guerre avec détermination (septembre 1939)
Une mobilisation réussie
Sur le plan technique et logistique, la mobilisation de 1939 fut dans son ensemble une réussite. La population est calme et recueillie, personne n’ imagine comme en 1914, que la guerre sera courte. On n’observe aucune grande manifestation patriotique et cocardière. » La plupart des témoignages et rapports disponibles illustrent un bon état d’esprit lors de cette mobilisation, allant ainsi totalement à rebours des images qui se développeront après la défaite pour tenter de montrer que les Français qui avaient été si résolus en 1914, n’auraient pas voulu se battre en 1939« . Aucune manifestation pacifiste ne vint perturber la mobilisation. Le pacifisme cède la première place à la fermeté et à la détermination. La guerre est acceptée. Son interprétation est classique : les Français la considèrent comme un nouveau conflit nationaliste entre la France et l’Allemagne, n’en percevant par la dimension idéologique et antifasciste.
Des choix tactiques et stratégiques en cohérence avec l’état d’esprit de la population
Dans un chapitre intitulé » Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts« , l’auteur montre que cette formule, devenue à elle seule par la suite le symbole de l’aveuglement et de l’incompétence des élites françaises qui avaient dirigé le pays au début de la guerre, reposait sur un certain nombre de facteurs objectifs car « la France présentait indéniablement de nombreux atouts« . Il étudie l’état des rapports de force, les apports de l’alliance britannique et de l’empire, et montre la supériorité des Alliés en force potentielle, et donc leurs atouts pour une guerre longue. Il montre également que » le souvenir de 1914-1918 à joué un rôle considérable dans les choix stratégiques adoptés au début du conflit » : renoncer aux grandes offensives, mobiliser les forces économiques, avoir confiance dans la capacité de résistance des soldats français et dans la ligne Maginot dans la conception s’inspire du système de défense en profondeur qui a fait ses preuves dans le précédent conflit. Cette stratégie » correspond à l’aspiration profonde du pays et reçoit l’adhésion d’une très grande majorité de la population. »
Le quotidien bouleversé
Un chapitre est ensuite consacré au » quotidien des Français bouleversé par l’entrée en guerre » : hommes arrachés à leur famille, grande peur des bombardements, mesures de Défense passive, premières alertes, premiers exodes et, avec eux, premiers déracinements. Il s’agit alors d’évacuations qui ont été planifiées, et qui concernent les enfants et les populations frontalières qui se dirigent vers des zones de repli, elles aussi planifiées. Quelques belles pages racontent concrètement les difficultés de cohabitation entre les populations évacuées et celles qui les accueillent.
Les « défis économiques de la mobilisation«
Le chapitre suivant traite des » défis économiques de la mobilisation » : » faire les travaux des champs malgré tout », » le front des usines et les sacrifices demandés à la classe ouvrière », » le refus du dirigisme » : il n’y a pas de véritable mise en place d’une économie de guerre qui aurait entraîné un bouleversement total des structures économiques et qui aurait imposé des sacrifices à la population.
Les doutes de l’automne 1939
L' »offensive de paix » de Hitler jette le trouble
Les Français constatent qu’il n’y a pas d’offensive et que la Pologne est complètement écrasée. C’est alors qu’ Hitler décide de faire des propositions de paix à la France et au Royaume-Uni (discours du 6 octobre 1939), alors que, les archives le prouvent, il prépare avec les militaires une offensive à l’ouest. De puissants haut-parleurs sont installés non loin des lignes françaises et radio Stuttgart intensifie sa propagande. Les réponses française et britannique aux propositions d’Hitler sont très fermes et sans ambiguïté, mais ces propositions jettent le trouble dans les esprits des populations. Les pacifistes, ou défaitistes, Paul Faure, Pierre Laval, Pierre-Étienne Flandin reprennent leurs initiatives. Simultanément, une certaine démobilisation se fait sentir au sein de l’armée, due à l’inaction et à la monotonie, au départ vers l’arrière des « affectés spéciaux » plus particulièrement. Des signes montrent que la population civile se relâche également, respectant moins la discipline. Les « ratés de la mobilisation industrielle » suscitent un certain mécontentement dans les campagnes et dans les populations ouvrières des villes.
L’interdiction du parti communiste
Un chapitre étudie les conditions et les conséquences de l’interdiction du Parti communiste, qui était alors une des principales forces politiques en France. Le parti est dissous et s’effondre sous les coups de la répression. Il adopte désormais, obéissant aux consignes de la Troisième internationale, une stratégie d’alignement sur l’URSS, qualifiant le conflit de » guerre impérialiste« , opposant le capitalisme anglo-saxon et français au capitalisme allemand. Position qui le coupe totalement de la population française.
La dépression hivernale
Les pénuries
L’hiver est rude et les pénuries s’aggravent : café, huile, vin, pommes de terre, viande, mais aussi savon, vêtements, charbon etc. L’inflation s’accélère donc brutalement, se répercutant sur les plus pauvres. C’est alors qu’on assiste au » retour des mercantis et profiteurs« . Au sein des responsables politiques « le débat autour de l’instauration d’une politique de ravitaillement est relancé » et un système de rationnement est envisagé.
« Un climat malsain »
» L’aggravation des conditions de vie au cours de l’hiver 1939-1940, les difficultés croissantes d’approvisionnement et les premières restrictions sont à l’origine d’une augmentation des mécontentements et récriminations dans toutes les couches de la société française (…) Un climat malsain règne alors sur la France en guerre« . Les campagnes s’inquiètent, les commerçants grognent, les producteurs industriels récriminent, l’absentéisme se développe chez les ouvriers en réaction à l’aggravation de leurs conditions de travail. En même temps se font jour dans toute la société des « protestations croissantes contre les réquisitions militaires et les gaspillages de l’intendance« .
Malaise dans l’armée
Ce premier hiver de guerre provoque aussi « une véritable crise au sein de l’armée, avec une baisse inquiétante du moral chez de nombreux soldats mobilisés, se manifestant par des récriminations et par des interrogations croissantes sur le sens d’une guerre caractérisée par l’absence d’opérations militaires d’envergure. »
Les communistes, des saboteurs ?
Durant cet hiver de guerre, la peur de l’ennemi intérieur prend de grandes proportions et un climat « d’espionnite » se développe : c’est la fameuse peur de la Cinquième colonne, peur d’un système d’espionnage efficace au service de l’Allemagne nazie, peur accrue par la révélation de quelques affaires d’espionnage spectaculaires aux conséquences cependant limitées. Les communistes sont assimilés à cet ennemi intérieur, d’autant plus que le Parti, devenu clandestin, est soupçonné de pratiquer des sabotages. Quelques sabotages sont effectivement avérés en février et mars 1940. » Ces quelques cas isolés restent cependant trop minoritaires pour considérer qu’une entreprise de sabotage aient été pratiquée par le parti communiste clandestin, avec des conséquences néfastes pour la préparation militaire du pays. Il n’en reste pas moins que cette idée constitua bien un des grands fantasmes de la drôle de guerre. »
Le redressement printanier
« Le début du printemps 1940 marque un certain redressement, aussi bien sur le front, qu’à l’arrière, comme le constate l’ensemble des rapports scrutant l’évolution de l’opinion publique. »
« Ce redressement s’inscrit dans un contexte politique particulier, celui d’un changement à la tête du gouvernement, où Paul Reynaud, incarnant la ligne de la fermeté, remplace fin mars 1940 Daladier, victime d’une stratégie trop prudente et d’un attentisme qui avait fini par cristalliser toutes les oppositions. Dans de nombreux domaines, le mois d’avril et le début du mois de mai marquent une nette amélioration après les difficultés de l’hiver, permettant aux Français de se ressaisir et de croire à nouveau en la victoire, renouant ainsi avec l’état d’esprit dominant lors de l’entrée en guerre du pays. »
Approche comparatiste : l’entrée en guerre des Britanniques et des Allemands
La France ayant été foudroyée en mai et juin 1940, il devint banal d’ affirmer dans l’après-guerre que la France n’avait pas su développer un esprit de guerre suffisant au cours des premiers mois de conflit. Les comportements auraient été tout autres en Allemagne et en Grande-Bretagne. Fabrice Grenard consacre son dernier chapitre à une étude de l’entrée en guerre des populations britannique et allemande et montre qu’il n’en est rien, que la drôle de guerre fut aussi une période de doute chez nos voisins, chez lesquels la mobilisation se heurta aussi à d’importantes difficultés.
La population allemande ne souhaitait pas la guerre
Les Allemands craignaient une hécatombe. Hitler était très populaire, mais la population ne souhaitait pas la guerre. Hitler cacha d’ailleurs ses projets d’agression jusqu’au dernier moment, afin de mettre la population devant le fait accompli. Au cours de l’hiver, on observe en Allemagne le même phénomènes de dépression et de baisse du moral qu’en France. Du moins chez les civils.
La population britannique abandonne son pacifisme et accepte la guerre
La mobilisation des Britanniques fut plus efficace que celle des Français, avec des résultats bien meilleurs au niveau de l’effort de guerre. La population britannique connut un brutal revirement : elle s’était montrée totalement attachée au pacifisme mais une grande discipline et un grand calme la caractérisent quant il s’agit d’entrer dans la guerre. Les Britanniques acceptent tous les sacrifices et les efforts demandés.
Cet ouvrage fournit une parfaite mise au point sur les aspects militaires, politiques, diplomatiques, économiques, sociaux, ainsi que sur l’évolution des mentalités au cours de cette période. Il apporte du nouveau sur un certain nombre d’aspects : c’est le cas par exemple sur la question communiste qui bénéficie des récents travaux de Fabrice Grenard sur Georges Guingouin. Enfin, au risque de passer pour flatteur, force est de constater que les qualités observées dès le premier ouvrage publié par l’auteur, et qui furent une constante à travers ses ouvrages suivants, se retrouvent. dans celui-ci. Nous ne pouvons donc que répéter que la composition est remarquablement structurée, que les titres, sous-titres, introductions et transitions mettent en évidence les idées directrices, permettant de suivre aisément et agréablement la pensée de l’auteur !
Joël Drogland, pour Les Clionautes®