Printemps 1793. la Convention fait de certains de ses membres des « représentants du peuple en mission », envoyés à ce titre dans toute la France. En ces temps troublés, l’État entend renforcer son contrôle sur l’espace national. Pendant près de trois années, ces missionnaires de la République s’emploient, par centaines, à mobiliser leurs concitoyens dans un vaste effort de guerre. Tout en se faisant les agents d’une véritable acculturation politique, relayant symboles et pratiques révolutionnaires auprès d’un peuple qu’il fallait éduquer aux idées de progrès et de raison. Une poignée d’entre eux, comme Carrier à Nantes, allèrent jusqu’à exercer de sanglantes répressions de masse. Cet ouvrage retrace, pour la première fois, dans le détail, les parcours individuels de ses personnages, leurs idées, leurs convictions, leurs désillusions, leur goût du pouvoir mais aussi celui du sacrifice. L’action de ces hommes s’étale ainsi sur deux ans et demi, soit de mars 1793 à octobre 1795. L’ouvrage de Michel Biard tente d’appréhender la réalité concrète des territoires de la France révolutionnaire. Le livre s’articule autour de sept chapitres thématiques parfaitement équilibrés. L’auteur déroule sa démonstration : tout d’abord, l’institution des représentants du peuple en mission ; la genèse de la décision de la création ; les problèmes juridiques afférents à ces nouveaux personnages ; les rôles incontournables joués par la Convention et le Comité de salut public ; et, enfin, la structure du groupe. Ce livre est paru en 2002 aux éditions du CTHS.
Professeur d’histoire de la Révolution française et du monde moderne, directeur du GRHis (Normandie Université, Rouen), Michel Biard a consacré de nombreux ouvrages à l’histoire politique et culturelle de la Révolution française. Il a dernièrement publié, en 2015, La liberté ou la mort. Mourir en député (1792–1975) aux éditions Tallandier.
En 1819, l’abbé Jean-Baptiste Germain de Fabry (1780-1824) publie Les Missionnaires de 93. Il évoque, dans cet ouvrage, les membres de la Convention qui, entre 1793 et 1795, ont été choisis pour remplir des missions dans les départements ou aux armées. C’est alors qu’apparaît le terme de missionnaire, souvent peu utilisé, pour les dénommer. Les historiens du XIXe siècle les ont dépeints comme des personnages malfaisants, dont les plus violents ont exercé, dans certains départements, une féroce répression. Certains sont ainsi devenus, sous la plume d’Edgard Quinet (1803-1875) La Révolution, Lacroix, Paris, 1865 des « monstres » voués à l’exécration éternelle. Un autre historien, Henri Alexandre Wallon (1812-1904) a publié, lors du Centenaire de la Révolution, une synthèse sur le sujet : Les Représentants en mission de la justice révolutionnaire dans les départements en l’an II (1793-1794). Comme le précise Michel Biard, les dés sont pipés car le titre, même s’il paraît explicite, est loin d’être neutre. Ainsi, l’an III est volontairement délaissé. Ce qui permet d’assimiler les représentants en mission à la Terreur. Le lecteur, pour sa part, suppose que ces odieux personnages ont donc disparu avec la chute de leur maître Robespierre. Cette synthèse, quoique partielle et partiale est longtemps restée unique en son genre. D’autres historiens se sont échinés à publier les sources de cette œuvre et impulser des recherches sur les représentants en mission. Cependant, en débit de ces efforts, les clichés, la dispersion des sources et son volume impressionnant eurent la vie dure. Rares encore sont aujourd’hui les livres qui ne contiennent pas une référence aux crimes commis par certains de ses hommes, comme Carrier, le «noyeur» de la Loire, le «fusilleur» de Nantes et parfois représenté comme un génocidaire. Bref, la politique de la Terreur ne serait que violence et ses plus fidèles séides incarnés par des hommes prêts à tout. Non contents d’être affublés de l’étiquette « jacobin » et donc assimilés à une centralisation extrême du pouvoir, ils auraient été même les fossoyeurs des libertés individuelles dans la Première République, politique imposée brutalement depuis Paris. Il s’agit encore de nos jours d’une lecture traditionnelle qui a coutume de rappeler que les représentants en mission étaient nantis de pouvoirs illimités. Comme l’a fait remarquer Patrice Guenniffey, la Terreur était moins l’illustration des effets de l’illimitation du pouvoir que la part obscure de ce dernier. Les représentants, mais surtout la Convention, auraient ainsi redouté de perdre le pouvoir de contrainte, notion que l’on retrouve dans le fonctionnement de l’État pour faire fonctionner en harmonie ses éléments et assurer, ainsi, les relations entre la province et la capitale. Cette idée n’était pas neuve en soi. Pour les paysans, ces représentants ne faisaient que remplacer les intendants de la monarchie. On changeait juste le costume, mais, dans la pratique, le résultat était identique. C’est vrai, ces hommes possédaient et pratiquaient ce pouvoir de contrainte pour faire cesser les dysfonctionnements qui nuisaient à la marche d’une machine politique reposant sur des principes constitutionnels présents : Constitution de 1791, Constitution de 1793 même si elle fut mise en sommeil pour le temps de guerre. Leur objectif était de restaurer l’autorité de l’État, comme l’aurait d’ailleurs fait un intendant dans une province rebelle au pouvoir royal, ou comme un préfet sous l’ordre napoléonien.
REPRESENTANTS DU PEUPLE
Ces personnages possèdent une originalité : ils sont représentants du peuple. Par le biais du suffrage universel, ils incarnent la Convention, la Révolution là où les intendants de l’Ancien régime, commissaires centraux du Directoire ou préfets du Consulat de l’Empire sont des instruments aux mains du pouvoir exécutif. Cette dimension est fondamentale puisque c’est grâce à elle qu’ils ne sauraient être assimilés à de simples agents. Tout en agissant au nom du salut public mis en avant par l’État comme justification à la contrainte, ils ont su jouer des multiples réseaux classiques de la sociabilité politique. Dès le printemps 1793, ils se sont inscrits dans la vie politique locale, dans ses rapports de force qui les ont pris à témoin, voire transformés en arbitres. Avec la Terreur, ils sont restés au centre d’interrelations entre décisions nationales, jeu des acteurs locaux et poids des enjeux sur le terrain. L’immensité de leur correspondance les montre comme des intermédiaires majeurs, ceux par qui passe l’essentiel de ce qui fait alors la vie du pays, et pas seulement sa vie politique. Comme le précise l’auteur, il ne saurait être question d’oublier ici les répressions de grande ampleur auxquelles ont été mêlés de nombreux représentants, ni de passer sous silence le caractère atroce des combats qui ont ensanglanté plusieurs départements de l’Ouest. Il convient donc de replacer ces personnages dans le cadre qu’ils n’aurait jamais dû quitter, celui d’une institution révolutionnaire. Il s’agit ici d’une institution originale qui donne à penser, tant sur le rôle des intermédiaires politiques et culturels que sur le rôle d’un député de la République, tant sur le jeu politique vue par Montagnards que sur la politique vécue à l’échelle locale. Sans oublier l’acculturation politique d’un peuple en Révolution que sur la répression et ses effets. Les représentants, par la force des choses, sont intervenus dans presque tous les domaines et cette polyvalence de leurs activités, doublée des différences entre les individus, rend délicate toute perspective d’ensemble. De ces représentants en mission nés au printemps 1793 d’un vide créé par la suppression des intendants et façonnés avec en arrière-plan ce contre-modèle. Tous ont dû tenir compte, étalement des cadres dans lesquels ils ont été insérés et leurs rapports au temps et à l’espace missionnaire. Saint-Just, par exemple, travailleur inlassable, effectue des dizaines d’allers-retours entre les départements qu’il visite et Paris. Il ne saurait donc exister un type en uniforme mais il n’en reste pas moins vrai que tous ont agi avec des pouvoirs aux contours précis, ont officié comme agents du pouvoir central, autant que comme médiateurs politiques. Leur statut de législateur, les cadres de l’institution dans laquelle ils se sont insérés, cette polyvalence toujours assumée dans l’urgence, tout concourt à faire d’eux des hommes du pouvoir central envoyés dans les provinces, mais d’un genre particulier, qui ont marqué de leur empreinte, non seulement, une séquence chronologique précise, mais aussi les siècles suivants. C’est le tour de force de cet ouvrage que de jeter un œil totalement novateur sur ces figures.
L’auteur n’hésite pas, ainsi, à comparer ces représentants à de grands ancêtres pour les députés des républiques successives. Ils sont allés au contact de la population, au plus profond des provinces, afin d’expliquer la loi et de veiller à sa bonne exécution mais aussi afin d’écouter les doléances pour se muer en force de proposition à Paris. Le travail quotidien est harassant, dangereux. Les tâches à accomplir sont innombrables, il faut administrer, réquisitionner, pourchasser, convaincre. Certains meurent d’épuisement à la tâche ! 426 députés ont été ainsi envoyés en mission par la Convention. 49 % ont été des Montagnards, 159 faisant partie de la Plaine, 8,5 % de Girondins et 5 % inclassables. Une fois passée la Terreur et avec l’avènement de Thermidor, le processus des missionnaires ne s’éteint pas pour autant. Par ce biais, et comme l’avait précisé Albert Soboul, ils incarnent désormais l’irruption de la politique aux armées et donnent ainsi raison à Clausewitz pour qui, la guerre, est un instrument du politique.
Un livre remarquable, extrêmement riche où les exemples appuient avec force les démonstrations de l’auteur. En fin d’ouvrage, de nombreux tableaux et cartes permettent de se rendre compte de l’étendue du travail accompli par ces missionnaires. Cette lecture est parvenue à vaincre mes préjugés sur ces hommes qui n’avaient pas de pouvoirs illimités et qui se sont, pour nombre d’entre eux, largement investis, parfois au péril de leur vie, pour porter à bout de bras les acquis de la Révolution.
Bertrand Lamon