Un beau livre, une histoire de France
En couverture, Louisa «Tounsia (la Tunisienne)», chanteuse du Paris d’après-guerre, invite à découvrir une France souvent ignorée et et fantasmée. Car il s’agit bien d’histoire de France et, comme la France noirePascal Blanchard (dir.), La France noire, Trois siècles de présences des Afriques, des Caraïbes, de l’Océan indien et d’Océanie, Préface d’Alain Mabanckou, La Découverte, 2011. qui la précède, cette France arabo-orientale peine à entrer dans la mémoire nationale en vertu d’une représentation qui réserve l’histoire aux uns et assigne les autres à une géographie des populations coloniales puis migrantes. Benjamin Stora le souligne : nos bibliothèques sont pleines d’histoire de France mais il reste à découvrir le visage d’une autre France.
Une présence antérieure à la France
Plus encore qu’une présence noire attestée au XVe ou XVIIe, les présences juives, berbères puis arabes, perçues comme récentes, sont beaucoup plus anciennes qu’on l’imagine. Des légionnaires romains juifs et maures servent en Gaule et en Germanie. La bataille de Poitiers (732) est présentée à sa juste valeur d’engagement peu décisif, marquant avant tout la mainmise du Nord sur la Gaule méridionale. Il n’empêche que des musulmans et des juifs vivent en Chrétienté depuis longtemps, ce dont témoigne le concile de Latran (1215) qui les contraint à distinguer leur apparence de celle des chrétiens. A partir du XVIe, l’alliance de revers de François Ier et de ses successeurs avec le Turc marque une particularité française. Une Ayche et une Fatma servent Catherine de Médicis et Marguerite de Valois. Des pratiques de naturalisation apparaissent avec les cas de musulmans turcs comme Étienne de Fleury, Guillemin le Maure ou Jean de Senambay. On retrouve sur les galères de Louis XIV des captifs musulmans achetés à Livourne ou Gènes. L’ouvrage intègre un corpus de travaux récents dont ceux de Jocelyne DakhliaJocelyne Dakhlia, Les musulmans dans l’histoire de l’Europe : Tome 1, Une intégration invisible, Albin Michel, 2011. montrant la présence turque et maure à Marseille au XVIIe avec ses stéréotypes sur les Arméniens, les Grecs, les Turcs ou les juifs. Plus importante qu’on ne le croit, la présence musulmane est parfois victime de violences comme en 1620 ou en 1815, après Waterloo. Le Coran est traduit au début du règne de Louis XIV. Les Mille et une nuits paraissent en français en 1704 et un projet de loi de 1789 dispose le droit de cité aux « mahométans ».
Treize siècles
Comme le précédent, l’ouvrage ne verse pas dans l’angélisme en abordant un sujet sensible, volontiers confronté à la guerre des clichés. Il est construit autour d’un corpus iconographique qui en fait un livre indéniablement beau et attrayant. Les dix chapitres déroulent un récit allant de 718 à 2013 où la première période (718-1798) n’occupe qu’un seul chapitre. De la campagne d’Égypte aux rêves arabes de Napoléon III, un chapitre traite la période orientaliste avec ses mythes sensuels. La fin de l’Empire et la révolte algérienne de 1871 marquent le passage au temps de la République coloniale de l’avant-guerre. Viennent ensuite l’appel aux travailleurs et aux tirailleurs, l’entre-deux guerres, la période 1940-1956 et le temps qui va des indépendances à la fin des Trente Glorieuses.
Mais s’il n’existe pas d’aire arabo-orientale cohérente, n’est-ce pas verser dans l’orientalisme que de réinventer un OrientEdward Said, Orientalism, Routledge, 1978, p. 201. et une catégorie d’Arabo-orientaux pour les Arabes, Kabyles, Sépharades, Turcs, Kurdes, Arméniens et leur descendance ? Les auteurs reconnaissent le problème mais s’appuient justement sur une représentation collective de l’Oriental et de l’Orient. On leur concédera que notre quotidien évoque volontiers des danses et des plats orientaux.
Dupont-Lajoie, Charles Martel et la France Black-Blanc-Beur
Malgré le souvenir du film Dupont-Lajoie (Boisset, 1974), la liste imposante des meurtres, souvent impunis, des années 1970 échappe à une partie de la mémoire nationale. A Grasse, après l’assassinat du traminot Émile Gerlache par un malade mental algérien, on tue sept Nord-Africains (terme de l’époque) en quelques jours dans la seule région PACA. Les réactions de l’Express ou de Georges Pompidou, inquiets d’une arrivée du racisme en France, sous-entendent qu’il y était inconnu. Après le stéréotype de l’Arabe voleur-violeur-assassin-fainéant, la décennie amalgame le travailleur-migrant au pétromonarque. Sans doute eût-il été utile de reproduire la totalité d’un texte où Michel Sardou (Ils ont le pétrole) chante la France qui a un Martel à Poitiers… Dans le même temps, l’arrivée de réfugiés arabes en provenance du Liban apparaît relativement discrète.
Les revendications civiques des enfants d’immigrés progressent en visibilité alors que la vision d’un Iran théocratique nourrit un nouvel amalgame d’ordre religieux amplifié par les affaires de voile et le 11-Septembre. Plus soudés en communauté que les enfants de Maghrébins, les descendants d’Arméniens connaissent moins de difficultés après 1945 et ne souffrent pas d’une stigmatisation durable après l’attentat de l’ASALA à Orly en 1983. L’objectif de la marche des Beurs (1983) apparaît consacré le 12 juillet 1998 par un grand et bref moment de consensus national.Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh émergent paradoxalement en un temps de retour aux crispations avec le 11-Septembre, la Marseillaise sifflée au stade de France (octobre 2001) et la présence de l’extrême-droite au second tour des présidentielles 2002. Sans doute eut-il été intéressant de développer davantage l’apport culturel des Pieds-Noirs, dans les Midis ou l’articulation de la mémoire sépharade à la judéïté française avec des dates-clefs comme 1967 ou l’assassinat d’Ilan Halimi qui tend à rapprocher mémoires ashkénazes et sépharades (2006).
Une place au CDI
Le discours lénifiant sur la France Black-Blanc-Beur-qui-gagne pouvait certes être questionné par les auteurs tant son instrumentalisation médiatique et associative portait en elle la délégitimation ultérieure dans une partie de l’opinion de la France Black-Blanc-Beur-qui-perd. Il est également dommage qu’on ait oublié dans ce beau livre le rôle de la régence d’Alger dans le ravitaillement de la France du Directoire en céréales. L’image revient pourtant avec cette affiche de Vichy de 1942 appelant à donner des vêtements aux indigènes d’Afrique du Nord qui fournissent le pain. L’ouvrage trouvera cependant sa place dans les CDI, à la condition qu’on se persuade qu’il s’adresse à tout élève français et non aux catégories de Français que des esprits étroits jugeraient plus concernées que d’autres. « On est chez nous » chantait Zebda«Beurre» en arabe. «On est chez nous», Essence ordinaire, Barclay, 1998. dont deux anciens écrivent la postface. Justement : il faut classer ce livre en « Histoire de France ». Il est en effet à craindre que le très essentialiste classement DEWEY l’exclut de l’histoire nationale comme il le fait des études sur l’histoire de l’islam en France. Pour information, un grossiste classe déjà ce beau livre dans «/Actu, Politique et Société/Grands thèmes». Le Français d’origine «orientale» doit entrer dans l’histoire … de France.
Préface – La France arabo-orientale, au carrefour de nos histoires (Benjamin Stora).
Introduction générale : la France arabo-orientale ou l’histoire d’une présence si lointaine.
I. 718/719 – 1797 – Histoires croisées (Rachid Benzine, François Clément, Bernard Heyberger, John Tolan).
II. 1798-1871 – Rêves d’Orient (Gilles Boëtsch, Gilles Manceron, Alain Ruscio).
III. 1872-1913 – Premières présences, premières rencontres (Sandrine Lemaire, Christine Peltre).
IV. 1914-1918 – L’appel aux colonies, l’appel aux travailleurs (Éric Deroo, Jean-Yves Le Naour).
V. 1919-1939 – Réfugiés, ouvriers, militants (Rabah Aïssaoui, Pierre Fournié, Ralph Schor).
VI. 1940-1956 – D’une guerre à l’autre (Rabah Aïssaoui, Belkacem Recham).
VII. 1957-1972 – Des indépendances à la fin des Trente Glorieuses (Fatima Besnaci-Lancou, Ralph Schor).
VIII. 1973-1982 – Le temps des revendications (Léla Bencharif, Ahmed Boubeker).
IX. 1983-2000 – Nouvelles générations (Saïd Bouamama, Piero Galloro).
X. 2001-2013 – Crispations et cultures partagées (Florence Jaillet, Smaïn Laacher).
XI. Postface – Artistes, historiens, même combat (Mouss Amokrane, Salah Amokrane, Tayeb Cherfi).
Illustrations de cette chronique : Affiche rouge de 1944 stigmatisant les 23 fusillés MTP-MOI du groupe Manoukian / Trois mineurs marocains (1930) / Tirailleur algérien blessé dans la campagne du Maroc et en convalescence à Paris (1910) / Ouvriers nord-africains dans la manifestation du 1er mai 1953 / Affiche de Vichy (1942).
Dominique Chathuant © Clionautes