En co-édition avec la fondation pour la recherche stratégique, la DF publie très opportunément une mise au point utile sur la dissuasion nucléaire française au moment où commence un nouveau quinquennat. En effet, la France est sans doute le seul des pays du club nucléaire dont le lien entre institution et possession de l’arme suprême ait été aussi fort. A tort ou à raison en tout cas, la possession de la bombe est identifie à la cinquième république et à son fondateur. Ses successeurs, y compris le plus critique comme François Mitterrand, ce sont parfaitement imprégnés de cette responsabilité et ont reçu, lors de leur entrée en fonction, les clés de Jupiter, le lieu d’où le Président de la République pourrait si besoin en était, mettre en œuvre les armes de dissuasion.

L’ouvrage de Bruno Tertrais qui est un spécialiste de la question, en tant que chercheur associé au CERI et ancien de la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense, est largement accessible et permet de trouver très rapidement les grandes orientations de la politique de défense française dont la clé de voute a été, depuis 1964, l’arme de dissuasion. Cette politique de dissuasion a été longtemps qualifiée de « faible au fort », en raison de la forte différence de moyens entre la France et son adversaire non officiellement désigné mais clairement identifié, à savoir l‘URSS et ses 13000 ogives nucléaires. Le principe de la dissuasion à la Française est de disposer de moyens suffisants pour infliger à l’adversaire des dégâts au moins aussi importants que l’enjeu qu’elle représente. L’auteur se livre en effet à une description minutieuse des systèmes d’armes mis en œuvre avec les composantes de la triade, sol/sol, (Missiles balistiques), air sol, bombardiers (mirage IV et 2000 ensuite) et mer sol (SNLE).

Dissuasion du faible au fort

Les missiles terrestres basés à terre sur le plateau d’Albion ont été démantelés en raison de leur vulnérabilité et aussi de leur âge en 1998 et la base transformée. Le socle de la dissuasion actuelle est représenté par la force océanique stratégique et ses quatre SNLE, le chiffre que les candidats du second tour de la présidentielle de 2007 avaient visiblement du mal à mémoriser. Le sous marin nucléaire lanceur d’engins assure une capacité de frappe en second irremplaçable actuellement en raison de l’invulnérabilité de ce type de vecteur dans les conditions techniques du moment. De plus, étant sans doute le produit technologique le plus complexe actuellement, le sous marin nucléaire permet à un pays comme la France de maintenir un effort de recherche appliquée absolument indispensable. On notera à ce propos que, malgré ses efforts, la Chine n’a pas encore pu mettre en œuvre un SNLE opérationnel, c’est-à-dire suffisamment discret et que l’URSS a eu un nombre considérable d’accidents dans sa flotte de SNA destinée à couper les routes de l’Atlantique en cas de conflit. .

L’ouvrage de Bruno Tertrais présente l’intérêt de faire le point de façon très explicite sur le concept même de dissuasion avant d’aborder de façon plus précise la dissuasion française. Très heureusement on rappelle les origines de ce programme lors de la quatrième République, et notamment après la crise de Suez, lorsque la France et la Grande Bretagne avaient été ramenées à leur rang de puissances mineures par le télégramme Boulganine. Les Etats-Unis avaient alors fait sortir Suez du champ d’intervention de l’OTAN et avaient condamné l’intervention militaire franco-britannique.

Les autorités politiques françaises de l’époque avaient alors développé un effort en faveur du nucléaire militaire poursuivant ce qui avait été initié par Pierre Mendès France en 1954. Avec Félix Gaillard, il est l’un des hommes politiques de la IVe République parmi les plus sensibilisés à ces questions. Les Gaullistes au pouvoir s’inscrivent ensuite dans cette continuité, le Général de Gaulle insiste ensuite sur le rang international retrouvé par la France, grâce au nucléaire. Pendant longtemps, on a pu considérer que la possession de l’arme suprême donnait le statut de membre permanent du conseil de sécurité des nations unies, mais, depuis que l’Inde ou le Pakistan détiennent également ces armes, sans parler d’Israël qui ne le reconnaît pas officiellement, la question est posée de façon très différente et le problème de la réforme de l’ONU, éternel serpent de mer, reste posé.

Questions de choix

Parmi les éléments originaux de cet ouvrage qui permet de disposer d’une mise au point vraiment très complète on trouvera aussi une réflexion sur les coûts de la dissuasion. Celle-ci est en effet devenue une « bonne affaire », puisque les principaux investissements ayant été amortis, elle ne pèse plus que pour 10 % sur le budget de la défense alors qu’il était de 50 % en 1960 et de 34 % en 1989.
La question de la pérennité de cet effort reste aujourd’hui posée : en effet, les engagements du nouveau Président de la République ont été de maintenir la dissuasion mais qu’en sera-t-il en cas d’arbitrage entre les dépenses militaires qui ne sont plus forcément évidentes en raison de la disparition d’une menace comme au temps de la guerre froide et des baisses d’impôts ? De la même façon, Bruno Tertrais pose la question du maintien des savoirs faire techniques et industriels.

Certes, les choix sont coûteux, et, comme pour les armements individuels il serait sans doute plus rentable de se fournir sur les marchés extérieurs. Le FAMAS, fusils d’assaut qui équipe l’armée française coûte en effet 1200 à 1500 € pièce tandis que l’équivalent autrichien ou israélien seulement 400 $. Pourtant, l’abandon de sa fabrication serait pénalisante en terme de savoir faire et de maîtrise technique. Pour les armes de la dissuasion, les conséquences seraient encore plus lourdes. D’une part ces composantes ne se trouvent pas sur le marché mais par ailleurs la durée de vie de ces programmes qui se situe au-delà de deux décennies voire trois impose le maintien de l’effort. Tout gel de programme ne serait pas dénué de conséquences, d’autant plus que les contextes stratégiques peuvent évoluer en moins de dis ans.

Un consensus en France

Ces arguments, pour l’auteur de cet ouvrage, comme pour l’auteur de ces lignes, militent en faveur du maintien de cet effort. Au-delà des questions de rang et de place dans le monde, qui ne sont d’ailleurs pas dénuées d’importance, c’est bien de maintien dans la course aux technologies de pointe qu’il s’agit. Or, les industries de l’armement ont été, et à toutes les époques, de puissants vecteurs de l’innovation.

Contestée à ses débuts, la dissuasion, après l’alternance de 1981 fait aujourd’hui consensus. Il est vrai que les hommes qui servent ces armes suprêmes ne sont pas des plus médiatiques. Ils sont, au cœur des océans, le plus souvent, ou enterrés sous des centaines de mètres de béton, dans des commandements opérationnels, des gardiens de la paix. Le monde actuel est au moins aussi dangereux que celui de la guerre froide et cette dissuasion qui repose, pourquoi ne pas le dire sur la possibilité de la terreur a quand même permis de maintenir la paix entre les puissances qui s’étaient dotées de ces moyens terrifiants. Depuis 1945, les 200 millions de victimes de tous les conflits qui ont eu lieu de par le monde sont morts par des moyens conventionnels. Toutefois, il ne faut pas non plus s’en cacher. Il existe aussi des scénarios d’emploi du nucléaire qui en feraient une arme de combat, en raison du renforcement de la précision, ce qui favoriserait la prolifération de ces moyens, avec des conséquences pour le moins fâcheuses. De ce point de vue, les positions françaises dans ce domaine restent sans doute les plus raisonnables, et ce, depuis que dans les années soixante, des hommes qui avaient eu à combattre lors des guerres précédentes se sont penchés sur ces moyens en voulant éviter les guerres du futur. Ils y sont pour l’instant, en partie parvenus.

© Clionautes Bruno Modica