Livre phare de cet automne, l’ouvrage de Christophe Guilluy a beaucoup été médiatisé. Le bandeau de l’ouvrage met l’accent sur les titres de la presse ayant relayé sa parution :
« Mille éléments décoiffants qui méritent d’être débattus. » Le JDD ; « Le seul livre que devraient lire Hollande, Valls, Mélenchon, Bayrou, Juppé, Sarkozy. » Marianne ; « Une démonstration lumineuse. » Le Figaro. Se plonger dans cet ouvrage, c’est disposer des éléments nécessaires pour mener sa propre réflexion en géographie.

Christophe Guilluy est géographe. Son ouvrage « Fractures françaises », paru en 2010, a fait couler beaucoup d’encre dans le contexte de la campagne présidentielle de 2012. Il développe ici, dans un essai très enlevé, une thématique rapidement évoquée dans le précédent livre : celle de la France périphérique. Ce terme désigne la France qui s’oppose à celle des métropoles, ces territoires grands gagnants de la mondialisation. Il veut alerter sur les dangers de cette partition du territoire national : « Des Bonnets rouges à Hénin-Beaumont, des zones rurales aux espaces « périurbains subis », la France des oubliés, celle des plans sociaux, est en train, par le bas, de remettre en cause l’édifice. » (p. 11). Cette « France périphérique » mettrait en danger notre société car s’y manifestent des tensions qui devraient à terme modifier le paysage politique : vote en faveur du FN et tentation du repli sur soi.

Pour définir la France périphérique, il fait le choix de ne pas partir des territoires mais des catégories sociales en s’appuyant sur l’indice de fragilité sociale mis au point par Christophe Noyé comprenant huit indicateurs combinant taux d’ouvriers et d’employés dans la population, taux de temps partiel, taux de chômage, taux d’emploi précaire, propriétaires occupants précaires, revenus mais aussi un indicateur dynamique, l’évolution de la part des ouvriers-employés entre 1999 et 2010. Ainsi, se dessine la carte « La France des fragilités sociales » mettant en évidence les espaces ruraux et globalement les espaces à l’écart des métropoles. Si on pourrait y lire rapidement un négatif de la carte des aires urbaines de l’INSEE, l’auteur s’en défend et démonte le zonage en aires urbaines, proposant une vision trop urbaine et économique des territoires. Il la dénomme d’ailleurs : « La cartes des aires urbaines ou la « carte d’état-major » des classes dirigeantes » car « elle rend de fait invisible l’essentiel des classes populaires et occulte les effets sociaux et spatiaux de la mondialisation. » (p. 21). L’indice de fragilité sociale partage les espaces périurbains entre cette France périphérique (périurbain subi) et la France métropolitaine (périurbain choisi). Toutefois, et c’est là qu’on peine à suivre Guilluy, « Il a paru excessif de considérer ces communes comme véritablement intégrées à l’espace métropolitain, le parti pris d’en réintégrer une partie dans la « France périphérique » a donc été adopté. Ainsi, les communes du périurbain des métropoles ont été associées aux espaces périphériques dès lors que leur indicateur de fragilité est d’au moins 3. » (p. 30). Autant, l’exposé de l’élaboration de l’indice de fragilité sociale a été convaincant, autant, à partir de ce moment de la lecture, ce bricolage des catégories ne semble pas légitime, d’autant plus que l’indice en question court de 0 à 8 et dans ce cas pourquoi retenir 3 et non pas 4. Christophe Guilly donne l’impression de vouloir à tout prix intégrer dans la « France périphérique » le propriétaire de pavillon afin d’étayer sa thèse s’appuyant sur l’idée que les habitants du périurbain ont été chassés du cœur des métropoles à la suite de la gentrification des quartiers centraux et d’une spécialisation du parc social dans l’accueil des populations précaires et/ou immigrées.

Cet artifice constitue le point faible de la démonstration par ailleurs convaincante. Ainsi, la mise en avant des difficultés rencontrées par les petites villes en cas de plans sociaux est légitime et permet de comprendre les fragilités sociales connues par les populations locales peu mobiles : « Le piège se referme sur les populations locales dont les biens immobiliers se déprécient au rythme de l’érosion de la population. » (p. 57). Ces « sédentaires » (en opposition aux « mobiles » vivant dans les cœurs des métropoles) sont particulièrement sensibles à l’évolution migratoire de leur commune. C’est sur le terreau de la précarisation et des tensions identitaires que se consolide le vote FN. L’Etat est bien conscient du danger et c’est d’ailleurs pour cela que la politique de la ville, depuis 2014, inclut des petites et moyennes villes (telles Joigny, par exemple). La vision qui ressort de la lecture de l’ouvrage est terrifiante. « Car ce sont ces catégories, pourtant invisibles culturellement et politiquement, qui participent à l’effacement du monde politique d’avant. » (p. 71). Le paysage politique actuel ne serait que le résultat du vieillissement du corps électoral favorable aux partis de gouvernement. « Le vieillissement est le meilleur rempart contre le populisme, mais il ne suffira pas car le changement n’est pas porté par une idéologie mais par une réalité sociale et culturelle incontournable : on n’intègre pas politiquement des catégories exclues du projet économique et sociétal. » (p. 72). Pour Christophe Guilluy, le clivage gauche-droite n’a plus court, cela revient « à analyser la géopolitique mondiale avec la grille de lecture d’avant la chute du mur : celle des deux blocs de l’Ouest et de l’Est » (p. 94). Avec près 28% des moins de 24 ans ayant voté pour une liste frontiste aux dernières élections, l’auteur nous prédit une « France de demain » apocalyptique.

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes