Tous ceux qui, comme l’auteur de ce compte-rendu, ont commencé à apprécier l’histoire en feuilletant les pages délicieusement illustrées de la vénérable collection La vie privée des hommes, régulièrement rééditée depuis une trentaine d’années par Hachette jeunesse, auront un petit coup de cœur en découvrant la première de couverture du dernier opus paru dans la série Histoire antique d’Illustoria. Ils reconnaîtront en effet le style inimitable du regretté Pierre Joubert dans cette représentation d’une horde barbare traversant d’un pas décidé le Rhin gelé, en ce dernier jour de l’année 406 : prélude à la dramatique invasion qui allait, pendant une dizaine d’années, bouleverser de fond en comble et de façon définitive le vieil ordre romain en Gaule et qui est l’objet de cette étude. Celle-ci est dû à l’historien d’origine ukrainienne Iaroslav Lebendynsky, un habitué de la « maison » (si l’on peut se permettre ce mauvais jeu de mots, référence à la précédente appellation de Lemmedit) puisque précédemment auteur pour Illustoria de deux volumes très réussis*, déjà nourris de sa grande connaissance des anciennes cultures de la steppe.
A l’aube du dernier jour
Comme à son habitude, l’auteur commence par soigneusement brosser le cadre dans lequel se placent les événements qu’il se propose d’étudier. L’introduction de l’ouvrage (p.1-8) dresse ainsi le constat de l’impossibilité de relater leur détail malgré leur impact politique et militaire. Les sources écrites, de nature très diverse mais d’origine exclusivement « romaine », s’avèrent en effet très imprécises et nécessitent d’être maniées avec beaucoup de recul ; de même que les vestiges archéologiques, de toute façon rares. Quant aux représentations iconographiques des envahisseurs, il semble bien qu’on puisse les limiter au seul diptyque d’ivoire de la cathédrale d’Halberstadt. Le premier chapitre (p.9-39) s’attache ensuite à les situer dans un contexte géopolitique plus large. C’est vraisemblablement la poussée des Huns en Europe centrale qui amène, au début du Vème s., l’ébranlement d’une série de peuples barbares. Dès 405-406, les Romains doivent ainsi faire face à l’invasion des forces principalement ostrogothiques de Radagaise en Italie. A la fin de la même année, une vaste coalition se présente sur le Rhin ; elle est longuement présentée par l’auteur. Assez hétéroclite, elle réunit des Alains iranophones, cavaliers hors-pair venus des steppes, les Vandales, des Germains orientaux majoritairement localisés au nord du Danube, et les Quades, un peuple suève jusque là installé au nord-ouest des Carpathes ; autour d’eux viennent s’agréger des Burgondes et divers groupes d’autres peuplades (Sarmates, Gépides, etc.), l’ensemble formant une masse de peut-être 150 à 200 000 personnes, dont 20 à 25% de guerriers. Les circonstances de leur entrée en Gaule sont étudiées dans le deuxième chapitre (p.41-52) : remontant vers l’ouest le cours du Danube, les Barbares surgissent par surprise sur le Rhin à hauteur de Mayence. Guerres civiles et précédentes invasions ont largement dégarni la frontière romaine ; seuls les Francs malmènent quelque peu les Vandales, secourus par les Alains. Leur entrée en Gaule inaugure trois années mouvementées, dont les péripéties sont retracées dans le troisième chapitre (p.53-72). Les provinces du nord-est, puis celles de l’ouest sont ravagées, avant que la barrière des Pyrénées ne fasse provisoirement refluer l’invasion. La réaction romaine se manifeste sous la forme de la proclamation d’une série d’usurpateurs : le plus notable, Constantin III, amène de Bretagne ses meilleures troupes avec lesquelles il réussit à se maintenir sur une partie de la Gaule, ce qui contribue à rejeter les envahisseurs vers l’Espagne, où ils parviennent à pénétrer en masse à l’automne 409. Tandis qu’ils s’y installent, le reste de l’Occident romain continue à connaître des péripéties mouvementées, marquées par des luttes entre usurpateurs, légitimistes et d’autres Barbares (quatrième chapitre, p.73-85). Ce n’est qu’en 418 qu’elles trouvent provisoirement leur terme, avec la stabilisation des Wisigoths en Aquitaine. Le rétablissement de l’autorité romaine n’en est pas moins en grande partie illusoire ; pour la première fois, l’Empire d’Occident a dû consentir à l’établissement de populations entières dans ses frontières, première étape du processus de partage qui le voit au Vè s. passer sous le contrôle des Barbares.
Brumes fécondes
I.Lebendynsky livre ici une étude dans la droite ligne de bien d’autres titres d’Illustoria : thème relativement original, travail dense et maîtrisé malgré sa concision. L’auteur connaît bien son sujet et exploite au mieux les sources disponibles, qu’il cite ou auxquelles il renvoie quasi-systématiquement. Ce sérieux lui permet ainsi de relativiser quelques vulgates : si les envahisseurs profitèrent probablement du gel du Rhin, rien ne l’atteste formellement ; les Vandales, malgré la triste signification que devait par la suite acquérir leur patronyme, n’étaient pas plus sauvages que n’importe quel belligérant de l’époque… Les sources disponibles, on l’a dit, restent bien maigres et généralement de qualité médiocre. Il y a donc fatalement beaucoup d’hypothétique et d’interprétations dans le tableau qu’il propose, ce qu’il ne manque pas de souligner en détaillant souvent les différents points de son analyse et de son argumentation. L’amateur de descriptions minutieuses d’opérations militaires en sera pour ses frais : il faut s’y résoudre, le détail précis des événements survenus en ces temps anciens et troublés est à jamais perdu pour nous… Le canevas dans lequel les inscrit I.Lebendynsky apparaît néanmoins fort crédible, et il a le mérite de les replacer dans un cadre plus général qui permet d’en bien saisir les tenants et les aboutissants. Son style clair se lit agréablement et n’est pas affecté par quelques très rares coquilles. On trouvera en outre dans l’ouvrage les compléments présents dans tous les titres de la collection : sources et bibliographie, chronologie des faits, lexique, brèves indications sur les lieux à visiter… Parmi ceux-ci, le Rhin face à Mayence, la Porta Nigra de Trêves, les remparts gallo-romains de Toulouse figurent dans l’habituel cahier central d’illustrations, ici une petite trentaine de nature diverse qu’on jugera plutôt bien choisies au vu du peu de vestiges iconographiques et archéologiques qu’il nous reste de cette époque mouvementée qui fut une période charnière de l’histoire de l’Europe.
Tout lecteur désireux de mieux la connaître pourra donc consulter avec profit ce titre qui confirme, s’il en était encore besoin, l’utilité de cette collection qui n’a guère d’équivalent dans l’édition francophone.