Auréolée de légende, la bibliothèque d’Alexandrie a réussi à incarner le mythe surréel qui voulait rassembler en un lieu clos des livres du monde entier.

Ce fragile monument de la pensée humaine prétendait en symboliser l’immortalité : pourtant ses libres furent consumés par les flammes.

Avec talent, Luciano Canfora né dans le Sud de l’Italie brosse à grands traits la destinée de cette histoire. Spécialiste d’histoire et des littératures anciennes, il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels : La démocratie comme violence ; Le mystère Thucydide ; Les penseurs grecs dans la cité ; Histoire de la littérature grecque

Le tombeau du pharaon

Sous le règne de Ptolémé Soter (né vers 368 avant notre ère et mort en 283, est un général macédonien d’Alexandre le Grand et l’un des principaux Diadoques. Il est désigné satrape d’Égypte au partage de l’empire d’Alexandre en 323. Il fonde la dynastie lagide.) Hécatée d’Abdère vient visiter l’Égypte est un philosophe et historien grec des IV –  IIIe siècle av. J.-C. La plus célèbre de ses œuvres est son livre sur l’Égypte qui présente l’histoire, la culture et la religion de l’Égypte antique) Il remonta le Nil jusqu’à Thèbes, ravagée par le roi perse Cambyse (roi achéménide de l’empire perse de 529 à sa mort en 522 av. J.-C., est surtout connu pour avoir conquis l’Égypte et y avoir régné en pharaon.). Hécatée était accompagné de plusieurs prêtes égyptiens qui le guidèrent à travers les ruines. C’est à cette occasion qu’il visite le tombeau de Ramsès II. L’entrée se présentait sous forme d’un portail large de soixante mètres et de vingt mètres de hauteur. Il la franchit et se trouva à l’intérieur d’un péristyle qui avait la forme d’un carré dont chaque côté avait environ cent vingt mètres de longueur : le plafond était formé par un bloc unique de pierre d’un bleu foncé parsemé d’étoiles.

Ce ciel était soutenu par des colonnes de huit mètres de hauteur. Au fur et à mesure de son avancée, Hécatée se trouva devant une porte analogue à celle de l’entrée. Il fut impressionné tant par les dimensions que par la qualité architecturale de l’édifice. Il se trouva en face de statues géantes représentant Ramsès II ( – 1304 – vers – 1213. Il règne près de soixante-six ans, une durée exceptionnelle pour l’époque. Il est surnommé le « pharaon bâtisseur ») et sa famille. Puis Hécatée avança. Dans l’énorme salle, une autre statue trônait, d’environ 8 mètres. C’était la mère du pharaon. Puis, de la salle des statues, on passait dans un péristyle orné de bas-reliefs qui représentaient la campagne du roi en Bactriane. Puis, il fit face à un second mur où figuraient les prisonniers de guerre du Pharaon. Enfin, un troisième mur sur lequel étaient représentés les triomphes du roi et les sacrifices accomplis pour remercier les dieux. Selon l’auteur, il s’agit de la seule fois où Hécatée indiqua de façon explicite et circonstanciée la manière d’accéder d’un endroit au suivant. A travers ces trois passages, on entrait dans une autre aile de l’édifice où étaient célébrées les œuvres de paix du Pharaon.

La bibliothèque

La clef se trouve dans le tombeau de Ramsès. Les archéologues modernes ont cherché en vain la bibliothèque. Mais Hécatée n’a pas triché, il a simplement été mal interprété selon l’auteur. Comment une salle pourrait-elle se trouver à la suite d’un bas-relief ? C’est que le terme « bibliothèque » signifie, tout d’abord, rayonnages : rayonnage sur les rayons duquel on dépose les rouleaux, et donc par extension l’ensemble des rouleaux puis seulement par métaphore la salle où étaient placées les bibliothèques. La bibliothèque sacrée du mausolée n’est donc pas une salle, mais plutôt un rayonnage, ou plus d’un rayonnage, aménagé le long d’un des côtés du péripate. Elle se trouve en effet juste entre le bas-relief peint, qui représente le roi en train d’offrir aux dieux égyptiens. Tout comme au-dessous de ce bas-relief représentant l’offrande des mines est inscrit le chiffre qui indique le montant de l’offrande, de même, au-dessus de la bibliothèque il y a une inscription office de l’âme.

Récapitulons : le long du péripate du mausolée de Ramsès, il y a quelques pièces ornées de représentations de toute sorte de mets exquis. En poursuivant le long du péripate, on peut rencontrer le bas-relief où le roi est en train d’offrir les produits des mines ; tout de suite après, il y a la bibliothèque ; puis les images des dieux égyptiens avec le roi rendant hommage à Osiris. Dans la salle somptueuse, enfin, contiguë au péripate à l’endroit où est aménagée la bibliothèque, est enseveli le corps du souverain, dans un emplacement quelque peu anormal.

La phrase mystérieuse du pharaon (si quelqu’un veut connaître combien je suis grand et où je me trouve) que les prêtres avaient traduit à Hécatée, défiait donc le visiteur de découvrir le point d’accès à la salle contenant le sarcophage. On y accédait, il faut croire, par un passage ouvert dans le mur mitoyen que Diodore (Ier siècle av J.C. – 30 ap J.C.) appelle mur commun. Le défi lancé au visiteur n’était donc pas de dépasser les exploits guerriers du pharaon, mais de surmonter la difficulté posée par la complexité de son édifice et de s’orienter pour découvrir son secret. Et puis que le sarcophage était placé très haut, sur le toit de la salle, le pharaon ne voulait pas dire seulement « où je gis » mais aussi « combien je suis haut ».

Le péripate et la salle pour les repas en commun sont aussi des éléments constitutifs du Musée. L’identité des deux édifices est claire. Hécatée n’avait donc pas consacré une si grande attention au mausolée de Ramsès par hasard. Mais il ne s’était pas limité à le décrire. Il avait placé çà et là, dans sa description, des allusions à la réalité ptolémaïque moderne : quand il parle, par exemple, du souverain représenté alors qu’il se bat « en Bactriane ». Là, le pharaon – qui n’a jamais combattu en Bactriane et dont la bataille victorieuse représentée sur le bas-relief est celle de Kadesh, en Syrie – semble s’identifier soudain aux rois ptolémaïques et à leurs prétentions de domination jusqu’à l’Indus et à la Bactriane ; ou tout simplement à Alexandre lui-même». Un autre indice est celui de la distinction entre les divinités égyptiennes et les autres divinités. Dans un mausolée égyptien du XIIIè siècle avant J.C., cette distinction n’aurait pas de sens. Ce syncrétisme, symbolisé par le terme générique de « divinité » auquel le souverain offre les bénéfices des mines, convient plutôt aux nouveaux souverains grecs de l’Egypte. Dans quelques cas, Hécatée permet même, grâce à sa description du mausolée de Ramsès, de compléter la topographie concise du Musée d’Alexandre tracée par Strabon (60 av J.C. – 20 ap J.C.)

Incendie ?

Dans le plan du musée d’Alexandrie tracé par Strabon, il ne manque donc rien. Les rayonnages étaient disposés comme la bibliothèque sacrée de Ramsès, soit le long du péripate, dans la suite des pans qui le côtoyaient. C’est ce qui se déduit aussi avec un autre édifice, celui de la bibliothèque de Pergame. Là non plus la bibliothèque n’était pas constituée d’une salle en tant que telle. Et toujours à Alexandrie, même dans la bibliothèque « fille », celle du Sérapéum, les rayonnages de livres étaient placés sous les portiques. Le péripate, d’ailleurs, n’était pas une petite allée, mais un grand promenoir couvert. Chaque pièce accueillait probablement un genre déterminé d’auteurs, clairement indiqué par des titres appropriés : du même genre que ceux qui marquaient les divisions des Catalogues de Callimaque (305 av J.C. – 240 av J.C.). Plus tard, on a sans doute dû placer des rouleaux dans d’autres endroits, autour de deux édifices principaux du Musée.

Un incendie qui eût dévasté ces rouleaux aurait donc par là même réduit en centre les deux édifices. Or, il n’y a pas la moindre information sur une telle catastrophe. Strabon les visite et y travailla presque vingt ans après la campagne de César à Alexandrie.

L’histoire des bibliothèques anciennes se conclut souvent par le feu. Selon Galien (129 ap J.C. – 216 ap J.C.), c’est là l’une des causes les plus fréquents de destructions de livres avec les tremblements de terre. Les incendies ne naissent pas du néant. C’est comme si une force majeure intervenait à un moment donné pour supprimer un organisme qui n’est plus contrôlable : incontrôlable d’une part parce qu’il révèle une capacité infinie d’accroissement, et aussi à cause de la nature ambiguë des matériaux (de faux manuscrits) qui y affluent. Il est difficile de dire à quel moment s’est affirmée cette idée selon laquelle la bibliothèque finit dans le feu. Elle a peut-être des racines lointaines dans la perception, plus moins vague, de la façon dont avaient péri les bibliothèques des grands royaumes orientaux, où l’incendie du « palais », inévitable conclusion, avait entraîné aussi l’incendie de la bibliothèque attenante : une bibliothèque lointaine, dans un lieu reculé, de propriété royale et donc fermée au plus grand nombre, comme celle de Ramsès, située dans les recoins de son monument funéraire, ou comme celle du Musée, placée dans le palais royal bien fortifié des Ptolémée. Avec le temps, cette image s’est étendue rétroactivement à des communautés qui, comme celle d’Athènes, n’avaient pendant longtemps pas eu de bibliothèques. Ainsi Zosime (460 ap J.C. – 520 ap J.C.) croyait savoir justement que la chimérique « bibliothèque d’Athènes » avait brûlé à un moment non bien précise de la vie de Démosthène (384 av J.C. – 322 av J.C.).

Les informations sur les bûchers, comme elles sont incontrôlées, sont parfois répétées pour la même bibliothèque à des époques différentes. C’est le cas pour Alexandrie ; c’est le cas pour Antioche où le Musée part en flammes sous Tibère (42 av J.C. – 37 ap J.C.) et puis encore sous Jovien (332 ap J.C. – 364 ap JC ?). Pour renforcer ces traditions, survint la guerre des chrétiens contre l’ancienne culture et contre ses sanctuaires : contre les bibliothèques justement. C’est un troisième facteur de destruction. Sous Justinien (482 ap J.C. – 565 ap J.C.), la capitale de l’empire, des scènes sont rapportées dans lesquelles des Grecs (donc des païens) furent arrêtés et traînés partout. Leurs livres furent brûlés ainsi que les images et les statues de leurs dieux. Dans le monde héllénistico-romain, les bibliothèques avaient été nombreuses, mais éphémères : non seulement les plus grandes, mais aussi les plus petites, celles, locales, appartenant aux villes, qui, au même titre que les thermes et les gymnases, faisaient la gloire de la civilitas, avaient été emportées par l’anarchie militaire.

En considérant cet enchaînement de fondations, de résurrections et de catastrophes, on croit saisir un fil qui relie les divers efforts, en bonne partie vains, du monde hellénistico-romain. Tout commence avec Alexandrie : Pergame, Antioche, Rome, Athènes ne sont que des répliques. La dernière réincarnation aura lieu à Byzance, et ce sera encore l’empereur Zosime et celui du patriarche Georges de Pisidès (580 ap J.C. ? – 634 ap J.C.). Les destructions, les ruines, les saccages, les incendies frappèrent surtout les grands rassemblements de libres, placés selon la règle, au centre du pouvoir. Les bibliothèques de Byzance ne firent pas non plus exception. C’est pourquoi ce qui à la fin est resté ne vient pas des grands centres, mais de lieux marginaux, comme les couvents.

Le livre de Lucian Canfora est un véritable voyage, un saut dans l’inconnu. Seule certitude, la bibliothèque d’Alexandrie a réellement existé, mais pas comme on peut l’imaginer dans nos bibliothèques actuelles. Réservée à une élite sous Ramsès, elle génère des concurrentes comme Pergame. A-t-elle été incendiée ? Rien n’est moins sûr. Un livre à prendre comme une invitation à un voyage très lointain mais qui nécessite de solides connaissances sur cette période.

Pour les Clionautes

Bertrand Lamon