Voici un ouvrage passionnant sur un aspect de l’histoire du XVIe siècle européen qui est plutôt peu connu. Dans cette région qui a joué un rôle majeur dans l’histoire de l’Europe, depuis l’Empire Romain jusqu’à l’Europe rhénane d’aujourd’hui, un développement économique précoce a eu lieu. Dès les premiers contacts entre les germains et les romains, et ensuite avec l’Empire carolingien, le Rhin a été un axe fondamental pour les échanges en Europe. Au XVe siècle les bateliers et les marchands font du Rhin et des territoires qui bordent le fleuve un espace de développement essentiel. Les mines d’argent et de plomb, les exploitations de carrières, les transports de vins permettent à ce territoire de connaitre une incontestable prospérité. De ce fait la population qui vit dans différentes entités politiques, entre Royaume de France, évêchés et terres d’Empire accède précocement à l’instruction.
Un jardin de l’Europe
C’est cet axe rhénan qui a été la terre d’élection de l’imprimerie et de la Réforme, liées entre elles à juste titre.
L’auteur, Georges Bischoff est un spécialiste de l’histoire médiévale. Enseignant à l’UFR des Sciences Historiques de l’Université de Strasbourg où Il dirige actuellement l’institut d’histoire du Moyen Âge, lequel a déjà été dirigé par l’historien Marc Bloch. C’est donc par une présentation du contexte économique et social qu’il commence cet ouvrage. La période qui précède l’insurrection de 1525 est marquée par l’émergence d’un mouvement, le Bundschuh, littéralement la fédération des savetiers, qui arbore comme enseigne un soulier à lacets. Ce mouvement s’inscrit dans une contestation de l’ordre établi, celui des nobles mais surtout des clercs et vise à la justice sociale. Le bundschuh se développe dans une région prospère, un jardin au cœur de l’Europe et un monde plein, dans lequel les hommes sont d’autant plus sensibles aux injustices qu’elles ne sont pas forcément justifiées par une quelconque difficulté. Pourtant, les premières tensions insurrectionnelles se développent à la faveur de mauvaises récoltes qui rendent d’autant plus insupportables les dîmes, grandes et petites, prélevées par le clergé.
Certes l’Alsace n’est pas la seule province à connaitre des émeutes paysannes, les Jacqueries du XIVe sont légion, dans tous les territoires de France et d’Empire. Mais ce qui différencie le Bundschuh des jacqueries et autres révoltes de gueux, c’est cet aspect organisé, méthodique même, et fédérateur. Aux côtés des paysans pauvres on trouve des artisans, des petits commerçants, des coq de village et aussi des urbains.
Une république des rustauds…
Autre différence fondamentale avec les jacqueries qui sont des explosions de fureur liées à des facteurs conjoncturels, mauvaises récoltes, alourdissement des charges, c’est la dimension programmatique du Bundschuh qui rédige des « cahiers de doléances » avant la lettre et qui est porteur d’un projet politique d’organisation de la société. Les hiérarchies sont admises mais les abus rejetés. Cette révolte est déjà « citoyenne ».
La guerre des paysans de 1525 est donc le moment fort de cette situation de tension permanente qui a commencé en 1493. Les leaders de ces mouvements sont issus de ce monde des rustauds comme Erasme Gerber, un tanneur. Mais il est alphabétisé, tout comme Fischbach, le vigneron de Wissembourg dont le prénom est Bacchus !
D’autres personnages sont également présentés et selon les témoignages, c’est-à-dire les archives des procès qui les ont condamnés, ils agissent comme les chefs, des gouverneurs des paysans. Ils sont, même si le terme est anachronique, comme des commissaires de ce « comité central » qui coordonne l’action des bandes qui se regroupent en cohortes de plusieurs milliers d’hommes, attaquent et pillent les monastères et menacent les villes tout en espérant qu’elles les rejoignent dans l’insurrection. Cette révolte s’exprime dans un « programme commun », les XII articles, auxquels les insurgés font allégeance.
… d’une surprenante modernité
Cers bandes ne sont pas inorganisées, ici aussi différence fondamentale avec les Jacques. Des chefs organisent une chaine de commandement avec des responsabilités, comme la cuisine, la logistique donc, ou encore la gestion du butin. Au niveau du combat les insurgés utilisent la pique et le hérisson, une tactique utilisée par les Suisses, combattants redoutés de la période.
Encore une fois, c’est la modernité de cette insurrection qui se déroule en deux périodes qui surprend, avec la tenue d’un congrès et la proclamation d’une république paysanne.
Le lien de cette insurrection avec la Réforme Luthérienne qui a vu le jour en 1517 est évident. Les insurgés entre eux s’appellent évangéliques, et leurs attaques contre les abus du Clergé sont de même nature que celles de Martin Luther. Ce dernier prendra pourtant ses distances avec ces insurgés, en choisissant le camp des nobles qui l’avaient soutenu. La contestation radicale contre le Clergé catholique pouvait aussi, s’étendre à la noblesse, même si, une fois de plus, ce n’était pas la préoccupation initiale de ce mouvement.
La répression qui a suivi est, on s’en doute impitoyable. Elle a été conduite par Antoine, duc de Lorraine qui en fait une véritable croisade et qui engage plus de 10000 hommes pour venir à bout de cette insurrection.
Plusieurs niveaux de lecture peuvent être ainsi pratiqués dans cet ouvrage, superbement réalisé et bien illustré. On peut y chercher une explication très riche de cette crise sociale en milieu rural d’une modernité surprenante. On peut aussi découvrir une histoire régionale qui va au delà de l’Alsace jusqu’à la Franche Comté et la Lorraine, et l’on peut aussi s’intéresser à cette période où la Réforme éveille les esprits et suscite l’espoir d’un monde meilleur, sur terre… comme au ciel.
Bruno Modica