Qui étaient les gabachos, ces franchutes, ces français qui accompagnèrent le petit-fils de Louis XIV accomplir le rêve attribué à celui-ci : « il n’y a plus de Pyrénées ». Ils participent à l’histoire des relations franco-espagnoles qui aboutit au règne du premier Bourbon d’Espagne en 1700. Catherine Desos, conservateur à la Bibliothèque Cujas expose comment cette poignée de hommes et de femmes choisis pour servir le jeune homme français de dix-sept ans qui découvrait son royaume, s’implantèrent à Madrid. Généralement, l’Espagne donnait à la France des épouses, des reines qui laissent une grande partie de leur personnel à la frontière. Le mouvement s’inverse en novembre 1700, avec l’arrivée de Philippe d’Anjou.
La maison du prince devenu roi, la familia francesa est constituée au départ d’une cinquantaine de personnes, ambassadeurs, militaires, confesseur, valets de chambre, cuisiniers, intendants, huissiers, médecins, blanchisseuses ou tapissiers. Chacun à leur échelle, ils sont les auteurs des transformations opérées au sein de l’organisation de la maison royale, du royaume et du régime politique en Espagne. L’A. étudie l’interaction des biographies individuelles avec la réforme radicale qui s’impose en Espagne et contribue à l’unification des anciens royaumes catholiques en un Etat national, monarchique, autoritaire mais devenu au XVIIIe siècle une puissance de second rang en Europe. La méthode de l’étude prosopographique révèle sa pertinence dans ce transfert culturel et idéologique.
Ce livre est composé de neufs chapitres rigoureusement imbriqués dans une démarche déductive forte. D’abord une interrogation : l’Espagne de 1701 offre-t-elle un terreau favorable à une implantation française ? L’auteur montre que les relations entre français et espagnols ont profondément évolué pour aboutir à un compromis acceptant le testament de Charles II comme seule solution. Contre mauvaise fortune, bon cœur, plutôt les français que les autrichiens.
Louis XIV a ensuite cherché à ne pas froisser les espagnols afin qu’ils acceptent le jeune roi. Les instructions données aux français les incitent à laisser envisager aux espagnols qu’ils se gouvernent eux-mêmes. Pour cela, Louis XIV place auprès de son petit-fils des personnages compétents mais pas de premier plan. Leur présence doit être temporaire en Espagne.
Les français prennent la mesure de leur tache dès la traversée du pays jusqu’à leur arrivée à Madrid au printemps 1701. Progressivement le personnel français s’installe aux plus hauts emplois et son nombre, qui fut longtemps limité à l’ambassadeur de France en Espagne, s’accroît. Cet ambassadeur, le duc d’Harcourt obtient une prérogative exceptionnelle, son entrée dans le despacho, le conseil de gouvernement du roi espagnol de 1701 à 1709 après que Louis XIV ait conseillé à Philippe V de refuser strictement cette ingérence française dans les affaires intérieures de l’Espagne.
Le réseau politique des conseillers du roi est de plus en plus dirigé par l’officieux et bouillant marquis de Louville. L’homme des finances Orry s’introduit dans le commerce des Indes et obtient bientôt le libre accès dans les colonies espagnoles, s’impose dans le conseil des Flandres, restaurant ainsi les finances espagnoles afin que la France ne soutienne pas seule l’effort de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714). La camarera mayor, Mme des Ursins amie de Mme de Maintenon contrôle la maison de la reine Marie-Louise de Savoie qui est âgée de treize ans mais a «l’esprit et la pénétration d’une femme de trente ans ». Le service des français coûte cher dans le budget de la Maison royale (plus de 32% des rémunérations pour seulement 15% du personnel) ce qui ne les empêche pas d’être bien admis parmi le reste du personnel royal.
Des Français réformateurs
Toute cette hiérarchie des emplois politiques et de services ne forme pas un bloc uni de français mais plutôt un pouvoir et des contre-pouvoirs autour de Philippe V. Elle influence la vie et le fonctionnement de la cour d’Espagne. L’auteur étudie en détail les transformations minimes au premier coup d’œil de l’étiquette, de la mode vestimentaire (la lutte de l’élégance suprême de la golille contre le négligé et la corruption supposée de la cravate, ou celle du tontillo contre le vertugadin), de la garde du roi, de la vie matérielle, des bibliothèques, du haut commandement militaire. L’activité réformatrice des français touche tous les domaines, commerce, marine, armée, finance, attaque quelques monopoles et dessine une rapide transformation sans brutalité. Les Dominicains acceptent difficilement que l’emploi de confesseur passe à un jésuite qui est de droit le deuxième officier de l’Inquisition, ministre du culte et censeur des grandes bibliothèques. Le Grands d’Espagne s’offusquent que des personnages d’humble origine aient accès si facilement au roi et qu’à un système de cour oligarchique à l’espagnole se substitue un système autoritaire et hiérarchique à la française. Les vices-rois et les gouverneurs des colonies voient d’un mauvais œil l’immixtion des français dans le commerce interlope avec les Indes et dans leurs bénéfices frauduleux. Certains espagnols sont mortifiés de cette présence qui se renforce en quelques années jusqu’à occuper bientôt 15% des emplois de la Maison du roi et qui dévoile leurs difficultés à gérer seuls leur pays. Au contraire les novatores se réjouissent de pouvoir s’appuyer sur l’ouverture apportée par les français.
Mais la situation se durcit avec les difficultés de la guerre qui aboutissent à l’abandon de l’Espagne par la France (1709-1712). Les conseillers français sont progressivement isolés. Ceux qui restent, bien que détenteurs de passeports français, choisissent de servir l’Espagne. En 1709, Philippe V a défini sa position par rapport à la France et choisi les hommes avec lesquels il veut diriger. Cette première dizaine d’années de règne aboutit finalement, avec la maturité du jeune roi, à son détachement du modèle français, à sa prise d’autorité face à son grand-père qui, finalement, reconnaît puis approuve ces décisions. Ce qui entraîne l’A. à s’interroger sur ce qui fut longtemps un lieu commun de l’historiographie vue de France, à savoir la réalité de l’adaptation du modèle français d’Etat, la mainmise française sur la monarchie voisine, mais aussi sur les alliances diplomatiques. Le premier Bourbon a su concilier les aspirations de nombre d’espagnols, les essais de réformes esquissés sous Charles II et son propre modèle de gouvernement, inspiré du modèle français (p 262).
Intégration de gabachos
Un certain nombre de gabachos se sont intégrés facilement dans la maison espagnole après des regroupements familiaux et des mariages mixtes, montrant une assimilation réussie de la casa francesa en quelques années. Elle constitue une élite sociale bénéficiant de la faveur du roi mais animée de profondes rivalités. Elle est entourée par d’autres sujets du roi d’Espagne, les Flamands ou d’opposants de l’Empereur en Italie. La cour de Madrid est alors cosmopolite et c’est une stratégie du roi que de réduire le pouvoir de nuisance des Grands espagnols et de multiplier les conseils des nations étrangères. C’est ainsi que vers 1712, Philippe emporte définitivement l’adhésion de son peuple.
En conséquence, il apparaît qu’avec toutes ces modifications, ces assimilations et ces réorientations de ce début XVIIIe siècle à la cour madrilène, le roi bourbon a entraîné l’Espagne dans une profonde mutation, une ouverture qui a permis son passage à la modernité de l’époque des Lumières sans crise majeure : les finances, l’administration sont réformées, l’administration de l’impôt simplifiée, la vie économique redynamisée, la marine restaurée, les provinces du royaume pacifiées sauf la Catalogne qui récuse le traité d’Utrecht et dans une moindre mesure, les arts et la culture sont imprégnés d’esprit français. Mais progressivement les sujets espagnols critiquent ces changements rapides et le roi en rend les français responsables. Ceux-ci sont finalement encadrés par les réformateurs italiens de la nouvelle reine parmesane. Elisabeth Farnèse impose alors le renouvellement d’une partie du personnel, symboliquement marqué par le renvoi inattendu de Mme des Ursins en décembre 1714 et du financier Orry. Philippe sacrifie les français les plus en vue pour dénouer la crise politique qu’il sentait poindre.
Préoccupé par la paix et les affaires diplomatiques européennes, la France ne prend pas conscience des modifications du régime politique espagnol, s’acharnant à prouver qu’elle n’intervient pas en Espagne. Louis XIV en vient même à regretter l’introduction en Espagne de nouveautés estimées « à la française ».
L’incompréhension entre les deux couronnes augmente. Après le « coup de Jadraque », il reste aux français à s’intégrer définitivement à la cour espagnole, surtout au moment de la rupture avec la France en 1719. Une deuxième génération de français continue à servir le roi dans son intimité mais n’a plus d’influence dans son gouvernement.
Cet ouvrage s’inscrit dans l’orientation actuelle des recherches binationales, renouvelant ainsi cette histoire politique et sociale de l’Espagne au temps du premier bourbon. Il lie les relations diplomatiques avec les variations de la présence française à la cour de Madrid. Il porte à notre connaissance un certain nombre de recherches effectuées dans les institutions espagnoles sur la prosopographie et la haute administration espagnole. Il montre les évolutions de l’intégration d’environ deux cents soixante français entre 1701 et 1725. Ainsi cet ouvrage avec son style clair et ses conclusions précises comble de nombreuses interrogations sur l’action de Philippe V. Les références précises des archives espagnoles et des correspondances diplomatiques assurent les propos tandis que les biographies du personnel sont précieuses par leur exhaustivité. Elles auraient pu présenter cependant un aspect plus humain et moins factuel car les relations personnelles souvent fondées pendant l’enfance du duc d’Anjou n’apparaissent pas. Les courriers échangés avec son frère, les correspondances des informateurs auraient également pu donner un peu de personnalité à ce jeune roi tandis qu’on regrette de ne pas trouver le mordant, l’élégance d’expression, les colères, l’insinuation, l’adaptabilité, la précision administrative dont font preuve certains membres de cet entourage français dans leurs mémoires et leurs correspondances.
Pour terminer ce compte-rendu, une fois n’est pas coutume, je voudrais signaler une histoire romancée pour plonger au cœur de cette période mouvementée, une interprétation littéraire parfaitement écrite par Claude Pujade-Renaud, La Nuit la neige chez Acte Sud en 1996.
Pascale Mormiche