A partir de l’exemple de la paix des Pyrénées, ce livre analyse les processus de construction des négociations qui conduisent à cette paix

L’approche historique traditionnelle veut que la paix des Pyrénées, conclue entre les monarchies française et espagnole en 1659, mette fin à vingt-cinq années de guerre continue entre ces deux puissances. Si, dans mon étude sur la diplomatie et l’espionnage espagnols face à la France, pour les années 1598-1635, je pouvais analyser les conflits qui émaillèrent les trente-sept années de relations pacifiques entre ces deux grandes monarchies, Daniel Séré propose d’examiner ici les dispositions en vue de négociations pour la paix qui furent prises durant ce quart de siècle de guerres. Cet objet – la paix dans la guerre – suggère que les relations entre principautés à l’époque moderne apparaissent complexes. En effet, si les années 1598 à 1635 sont ponctuées de conflits, de batailles ouvertes (à Mantoue, en Savoie, avec l’armement des morisques espagnols ou des protestants français, etc.), de manière similaire, les années 1635 à 1659, qui opposent les Bourbons à Philippe IV d’Espagne sont régulièrement marquées par des prises de contacts, des pourparlers bilatéraux, voire multilatéraux lors des congrès germaniques, ou des liaisons indirectes par des médiations de tiers.

Le principal enseignement de l’important travail de Daniel Séré réside dans la démonstration que la paix constitue une construction qui s’élabore lentement, nécessite de la patience, de la persévérance et de la diplomatie de la part des diverses parties : la paix se prépare durant toute la période de belligérance, non pas seulement au cours de dernières tractations qui ont lieu à la veille de la signature de la convention. Pour cette raison, l’histoire de la paix des Pyrénées ne se réduit pas à la célèbre rencontre de l’île des Faisans, située au milieu de la rivière frontalière de la Bidassoa, entre les deux principaux ministres – Mazarin au nom du roi Louis XIV, et Luis de Haro pour Philippe IV, le roi d’Espagne, frère d’Anne d’Autriche, oncle de Louis XIV, et bientôt son beau-père.
Prendre en compte l’ensemble des contacts antérieurs et des acquis des négociations auxquelles ils ont donné lieu, est primordial pour comprendre la nouvelle paix, même lorsque ces discussions ne donnent pas lieu à la conclusion d’un accord : elles participent néanmoins à l’élaboration d’un nouvel équilibre, à l’ouverture de la période pacifique qui va succéder à la guerre, et cela tout autant que les conférences finales. Ce constat explique que, sur les dix chapitres qui structurent l’ouvrage, seuls deux concernent directement la paix des Pyrénées ; les huit autres retracent les tentatives de médiation, manquées mais non pas infructueuses.
En cela, Daniel Séré fait œuvre originale car il insiste sur l’existence d’une sédimentation issue des négociations successives, terme qu’il n’utilise pas, mais dont la notion est sous-jacente à plusieurs reprises. Ces contacts et ces discussions offrent des alternatives, certes inexploitées, mais toujours présentes à l’esprit des dirigeants. La lecture de l’ouvrage montre aussi des acteurs considérés comme mineurs, occupés à des fonctions médiatrices durant plusieurs années, dont les entremises furent essentielles pour la réussite de la paix des Pyrénées. La figure d’Hugues de Lionne est à peine connue en France ; il fut pourtant l’un des principaux négociateurs avec les autorités de Madrid durant cette période de belligérance, alors que, du côté espagnol, Antonio de Pimentel côtoya le cardinal de Mazarin à plusieurs reprises, entre mars 1650, alors qu’il l’escortait vers son exil hors de France, et avril 1659, date à laquelle il conclut avec lui le traité de Paris, accord ignoré par la plupart des historiens, mais qui pose les bases de la négociation du traité des Pyrénées.
A cette sédimentation d’une culture de négociation, l’auteur juxtapose ce qu’il qualifie d’imaginaire guerrier pour souligner l’importance du maintien des relations bilatérales (par exemple p.110-120 et dans sa conclusion). En effet, la rupture totale de liens entre deux belligérants conduit fréquemment à la radicalisation des positions des acteurs qui vont jusqu’à fantasmer l’adversaire. Inversement, la multiplication de ces relations en autorise une meilleure perception. Pour autant, la diplomatie ne constitue qu’un moyen parmi d’autres en temps de guerre, à côté des conquêtes et des pertes, des victoires et des défaites qui représentent des jalons cruciaux, tout comme le contexte européen dans lequel évoluent ces deux puissances. Ainsi, la situation du Saint-Empire (avec la guerre de Trente Ans de 1618 à 1648 et ses conséquences), celle des Provinces-Unies, ou encore la position de l’Angleterre, qui vit les terribles troubles politiques de la guerre civile, puis de la Révolution, influencent considérablement les orientations et les choix opérés par les belligérants sur le continent.

Dès 1636, des contacts bilatéraux existent entre les monarchies française et espagnole par le biais de contacts avec le baron de Pujols, exilé à Madrid, et avec le comte de Salazar, prisonnier en France, cela avec l’accord du secrétaire Chavigny (Léon Bouthillier) qui en tient informé le cardinal de Richelieu. Bien qu’infructueuses, ces relations sont maintenues pendant plus de cinq ans, entre 1636 à 1642. Dans le même temps, on voit des missions dépêchées à Madrid : le minime Simon Bachelier est envoyé pour rencontrer Olivares en 1637. De son côté, Miguel de Salamanca se rend à Compiègne pour s’entretenir avec le cardinal de Richelieu. Deux ans plus tard, c’est au tour du Flamand Jacques de Brecht d’aller discuter dans la même ville avec les représentants français.
Daniel Séré souligne les bouleversements dans les relations bilatérales qu’introduit l’ouverture du congrès de Westphalie à l’occasion des discussions pour régler la guerre de Trente Ans dans l’Empire et la guerre dite de Quatre-vingt Ans qui oppose l’Espagne et les provinces rebelles réunies autour de la province de Hollande. En effet, la forme même des négociations se trouve modifiée par la pluralité des acteurs. Les questions protocolaires revêtent une importance inaccoutumée et disproportionnée par rapport à des négociations bilatérales traditionnelles car les négociateurs opèrent en partie de manière ouverte, et non plus secrète, devant un parterre d’autres représentants de puissances souveraines : chaque négociateur doit tout à la fois représenter son souverain et accepter des compromis avec les représentants d’autres puissances souveraines. De là une certaine hypertrophie des questions protocolaires. Par ailleurs, la diplomatie de congrès s’effectue en présence d’alliés qui peuvent être froissés par des concessions inattendues, leur portant parfois préjudice. Pour la monarchie française, il est indispensable de ne pas s’aliéner les forces suédoises, hollandaises, divers princes amis, allemands ou italiens, ainsi que les rebelles portugais et catalans (dont les révoltes contre Madrid éclatent entre juin et décembre 1640). Pour Madrid, l’appui de l’Empereur et des puissances catholiques compte considérablement. Enfin, la négociation en congrès épouse un temps distinct de celui de la diplomatie bilatérale, car il doit ménager des pauses, des concertations, suivre des procédures adaptées au nombre important de négociateurs. Si cette diplomatie de congrès débouche sur une issue positive à Münster (entre les Provinces-Unies et l’Espagne principalement) et à Osnabrück (entre l’Empire, d’une part, et les puissances protestantes alliés au roi de France, d’autre part), elle échoue à mettre fin au conflit hispano-français d’autant que les envoyés des deux souverains ne se sont même pas assis autour d’une table commune (p.164).
Aux dépens de la monarchie française, qui a instrumentalisé les sécessions catalane et portugaise, entre 1648 et 1653, la Fronde offre un nouvel espoir de victoire et un nouveau levier pour Madrid, qui réussit entre autres à attirer le grand Condé dans son camp ; par là, le roi d’Espagne retarde les chances d’un règlement du conflit, mais ne rompt pas avec la volonté de continuer des discussions bilatérales : celles-ci perdurent (p.167-206). Le rétablissement de Mazarin et la fin de la guerre civile ouvrent une nouvelle étape qui conduit à envoyer Lionne en mission à Madrid pour sonder les intentions espagnoles et peut-être trouver une issue au conflit. Cette mission fait l’objet d’un chapitre très développé dans cette étude, dont il constitue un des meilleurs moments du livre. En effet, l’auteur y suit de manière détaillée, pas à pas, la mise en œuvre de la négociation diplomatique, depuis les premiers contacts jusqu’à son échec. On y comprend les buts poursuivis par le négociateur et sa volonté tenace d’arracher un compromis ; en effet, Lionne désobéit à deux mandats qu’il a reçus de Mazarin : une négociation limitée à huit jours – théoriquement du 5 au 13 juillet 1656 – mais qui dure en fait plus de deux mois, jusqu’à mi-septembre, et l’impératif du secret bien que le roi d’Espagne en ait averti Condé fin août. Grâce à la technique diplomatique, aux mises en scène, à l’existence de leurres et de pièges tendus pour obtenir toujours plus de concessions du partenaire, des solutions sont esquissées parmi lesquelles celle du mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse. Ce chapitre permet au lecteur de pénétrer la complexité d’une négociation à travers l’exposé de ses techniques. Certes, parfois, on peut regretter l’usage d’un ton emphatique, peu propice à l’analyse (« la France n’a pas cédé. La France en lutte contre elle-même… » p.202) et certaine anthropomorphisation des monarchies. Par ailleurs, dans les discussions du représentant français, quel qu’il soit, avec le principal ministre espagnol Luis de Haro, l’auteur dégage un portrait de ce dernier composé d’intransigeance et de volonté à maintenir son monopole de la grâce royale au sein de la cour espagnole. L’émissaire de Haro à la Diète de Francfort, réunie en 1657 pour l’élection d’un nouvel empereur, agit comme son maître de manière à faire échouer les conversations. Un des apports de cette étude consiste à démontrer que la volonté pacifique espagnole, et donc la volonté politique, est bien inspirée par le souverain, Philippe IV, contre les orientations de son favori Luis de Haro.

A cet égard, il est intéressant de noter le dimorphisme des structures politiques françaises et espagnoles, que l’auteur ne relève pas, mais qu’il évoque sans cesse. En effet, à Madrid, le rôle des conseils est central : tout diplomate, ministre, ou vice-roi leur rend compte ; les décisions y sont prises après discussion dans ces instances. Dans la France de Richelieu et de Mazarin, les instructions, les concessions et les choix paraissent être le fait du principal ministre, du roi et de la reine (quand ce dernier est trop jeune), et non résulter d’une direction plus ou moins collégiale.
1658 est l’année horrible de l’Espagne, au point que Haro écrit « Je me trouve avec la charge de ressusciter un corps mort, et même mort depuis plus de jours qu’on ne pouvait penser là-bas [à Madrid] (p.443). Le pessimisme consécutif à la perte de Dunkerque, avec la déroute des troupes espagnoles à la bataille des Dunes en juin 1658, conduit dans la négociation bilatérale, à une réplique de celle qu’avait menée Lionne en 1656, mais selon un rapport de force inverse : le lieu clos et secret se trouve non plus à Madrid, mais à Paris ; le négociateur isolé est dorénavant espagnol (Antonio de Pimentel), non plus français ; il dispose à son tour d’instructions qu’il outrepasse pour les délais qui lui sont impartis dans le but d’arracher un compromis qui s’avère être l’ébauche du traité des Pyrénées. La menace d’un mariage de Louis XIV avec une princesse savoyarde donne un dernier avantage à la monarchie française qui force Philippe IV à céder : Pimentel conclut le traité de Paris avec Mazarin, accord que le conseil d’Etat espagnol, malgré son peu d’enthousiasme et la désapprobation de la conduite de cette négociation, accepte malgré tout comme base de discussion avec Mazarin, cela après cinq jours de débats internes (p.409-410).
A partir de juin 1659, les données sont mieux établies et les conversations entre le cardinal Mazarin et Luis de Haro sur l’île des Faisans, leurs longues conférences, les disputes et concessions arrachées pied à pied se trouvent sérieusement rapportées.

Pour ce motif supplémentaire, on ne saurait trop recommander aux apprentis diplomates la lecture de ce livre qui constitue un remarquable exposé sur l’art de négocier, sur l’usage du protocole, sur l’intervention d’éléments connexes à la négociation (économiques, symboliques…). Le jeu des diplomates qui participent à la formation d’un monde nouveau et qui le façonnent par les clauses qui s’y trouvent adoptées offre un panorama passionnant à cette histoire du traité des Pyrénées. Cet ouvrage solide dépasse l’histoire traditionnelle diplomatique pour faire émerger des analyses sur la négociation politique.

Alain Hugon /CRHQ CNRS Université de Caen Basse-Normandie
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