Le travail d’Abdoulaye Touré est tiré de sa thèse: Une construction historique à base d’oralité.
Le Sénégal et la seconde guerre mondiale
L’auteur rappelle le rôle spécifique du Sénégal au sein de l’A.O.F., la naissance du corps des Tirailleurs sénégalais et son rôle au cours des deux guerres.
Si l’élan patriotique est bien présent dans les discours et textes officiels en 1939 la réalité un peu différente dans les témoignages.
D’autre part l’effort de guerre imposé à la colonie fit de ces années une période de famine, de rationnement d’autant plus dure qu’elle est contemporaine de difficultés climatiques : ponction sur la production de mil, sur le bétail et « bataille de l »arachide » sont illustrés par divers témoignages
Mémoires de reconstitution et mécanismes d’historicisation en wolof
Plus que le récit par les anciens ce qui intéresse l’auteur c’est de comprendre comment se construit la mémoire individuelle et collective et comment cette mémoire est incarnée dans un rapport spécifique au temps, les années-événements pour ces populations de tradition orale.
Quelques éléments de réflexion épistémologique légitime cette recherche. Une typologie des locuteurs: témoins, transmetteurs, acteurs permet d’évoquer l’intérêt et les limites de chaque témoignage et complète la description de la méthodologie employée.
On notera la réflexion sur les « griots » mais aussi sur le rôle de passeur de la mémoire des vieillards.
Enfin l’auteur justifie son choix de l’ethnie wolof comme support de sa recherche sur l’historisation de l’événement. Il évoque les termes marqueurs de temps en langue wolof en passe d’être la langue connue de tout citoyen sénégalais aujourd’hui indépendamment de son ethnie..
L’auteur aborde ensuite le concept d’événement et la construction de la notion d’événement-repère puis année-événement qu’une comparaison avec le contexte permet de dater.
Des années-événements de la seconde guerre mondiale
Partant de la mémoire collective l’auteur propose une histoire de la guerre vue par les Sénégalais.
1939, année de la mobilisation : si la mobilisation des hommes dans le corps des Tirailleurs est à cette date une réalité ancienne, le recrutement massif est perçu comme une « chasse à l’homme » rappelant la Traite et les recrutements de la première guerre mondiale. Textes officiels et discours sont mis en perspective grâce aux témoignages sur le ressenti des populations : le voyage sans retour et les pratiques mystiques de protection. L’épisode du camp de Thiaroye (1944) est évoqué page 151.
1940, année des balles de Dakar : le bombardement de la ville en septembre entre forces françaises libres et anglais d’une part, le gouverneur Boisson d’autre part (guerre de déclarations, tracts et échanges d’artillerie) a profondément marqué la mémoire collective bien au-delà des témoins impliqués du fait de la fuite des Dakarois et de la désorganisation qui s’ensuivit.
C’est l’occasion pour l’auteur d’aborder trois aspects : les faits eux-même, le sens à donner à cet événement, la mémoire des conséquences humaines : un véritable exode d’une population étonnée de cette lutte entre Français.
Les années de malheur et de débrouillardises, de 1941 à 1945 persistent des difficultés de ravitaillement.
1941 ou l’année de la disette vestimentaire, liée à l’économie de guerre en métropole, la mise en place des tickets pour le tissu favorise la contrebande avec la Gambie voisine mais aussi des stratégies diverses pour se passer de tissu pour se vétir, ensevelir les morts ou pour confectionner des emballages.
1942 ou l’année des tickets reflète la situation de rationnement quand les coupons sont échangés contre des livraisons d’arachides.
1943, l’année des tourteaux car la pénurie alimentaire est telle qu’on consomme les tourteaux d’arachides destinés au bétail et que la cueillette des plantes sauvages se développe non sans intoxications.
Enfin l’année de la gale désigne 1944. Si cette épidémie reste peu présente dans les rapports officiels elle tient une grande place dans la mémoire collective.
État de guerre, créativité et connexions individuelles
Cette quatrième partie est consacrée à la production littéraire et artistique inspirée par la guerre, production populaire en langue wolof. L’auteur s’interroge sur les lieux de mémoire sénégalais en référence à Pierre Nora. Il analyse des maximes nées dans le contexte de guerre encore en usage aujourd’hui et des chants où Hitler est souvent au premier plan.
Plus étonnant pour le lecteur français la relation entre année-événement et pièces d’état civil en milieu rural, une occasion de rappeler l’histoire même de cette notion d’état civil et les pratiques réelles au Sénégal jusque dans un passé récent et nous renseigne au passage sur l’impôt et la construction de la représentation de la guerre et de l’après-guerre. Une étude des années repères depuis la guerre permettrait une meilleure connaissance du Sénégal contemporain.