Rouge Productions m’a accordé sa confiance en me permettant de voir le film de Gilles Perret, avant même qu’il sorte dans les salles de cinéma le 9 novembre 2016.

La « Sociale »Voir le site du film. On y trouvera notamment un dossier pédagogique->http://www.lasociale.fr/pedagogie/].… La Sécurité sociale. Cela devait bien arriver un jour, avec Gilles Perret. On le sentait arriver, tout doucement. Son Walter. Retour en Résistance (2009) racontait le combat de son voisin, Walter Bassan, ancien résistant FTPF et déporté, syndicaliste et défenseur de l’héritage du Conseil national de la Résistance face aux entreprises d’un candidat aux présidentielles de 2007. Peu après, en 2013, il remet au goût du jour Les Jours heureux, qui est le nom donné au programme du même CNR (mars 1944), en interrogeant quelques-uns de ceux qui portent (ou portaient) encore l’esprit de la Résistance aujourd’hui : Raymond Aubrac, Stéphane Hessel, etc.

Stimuler l’imaginaire collectif

Ainsi, inlassablement, Gilles Perret poursuit son travail de réveilleur de conscience. Dans La Sociale, il approfondit l’un des aspects les plus importants du programme du CNR, à savoir le plan de Sécurité sociale. Il contribue à restituer dans l’imaginaire collectif ceux qui ont contribué à sa mise en place, et trop oubliés aujourd’hui. On se souvient de Pierre Laroque, haut fonctionnaire qui conçoit la partie technique de l’édifice, mais beaucoup moins de François Billoux, ministre de la Santé publique entre septembre 1944 et novembre 1945, au moment où les ordonnances créant la Sécurité sociale sont prises (4 et 19 octobre 1945). C’est pourtant au « ministre des travailleurs », Ambroise Croizat, qu’il revint de constituer concrètement cette institution, puisqu’il se voit confier le Travail (novembre 1945 à janvier 1946, presque sans discontinuité), à quoi s’ajoute la Sécurité sociale de janvier 1946 à mai 1947. Gilles Perret s’attarde (à raison) sur ce personnage singulier, fils d’un ouvrier et militant communiste, condition qui devient la sienne à partir de 1914 quand il commence à travailler à treize ans, et qu’il rejoint le syndicat des Métaux de Lyon (1916), la SFIO puis la SFIC dès sa création en décembre 1920. Député communiste élu en 1936, il prend une part active aux discussions sur les grandes lois sociales, au sein de la commission constituée à cet effet. Ayant approuvé le pacte germano-soviétique, il arrêté le 7 octobre 1939. Déchu de son mandat parlementaire le 20 février 1940, il est condamné par un tribunal militaire, le 3 avril suivant, à cinq ans de prison et à 4 000 francs d’amende. Transféré à Alger en mars 1941, il est libéré par les Alliés le 5 février 1943, ce qui lui permet de reprendre sa vie militante. En tant que membre de l’Assemblée consultative provisoire (au titre de la CGT), il est chargé de l’élaboration de la législation sur les comités d’entreprises et la Sécurité sociale. Réélu député, il conserve son siège jusqu’à sa mort prématurée le 11 février 1951. Outre les lois organisant la Sécurité sociale, son nom est attaché au rétablissement des quarante heures, à la 3e semaine de congés payés pour les jeunes travailleurs, le régime des prestations familiales, l’aide aux économiquement faibles, la suppression de l’abattement de 10 % sur le salaire des femmes, la rémunération des heures supplémentaires (à 50 %), etcSource : Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier, mouvement social.

Une société juste et solidaire

Le contexte de la Libération se révèle favorable à la mise en place de la Sécurité sociale. Il y a une volonté d’établir la démocratie sur des bases sociales plus fortes, et de construire une « société juste et solidaire » qui soit en mesure d’assurer une protection à chaque citoyen. Le Royaume-Uni a montré qu’il était possible de construire une Sécurité sociale, avec le plan Beveridge (1942). Le programme du CNR a été adopté par les représentants de différents syndicats et partis, de tous bords, et le consensus existe encore. Les partis de gauche sont largement majoritaires ; la droite et le patronat sont discrédités par la collaboration. Mais la résurgence des enjeux politiques menace d’y mettre un terme. Il faut donc aller vite.
Alexandre Parodi, ministre du Travail et de la Sécurité sociale de septembre 1944 à octobre 1945, met en place les éléments qui permettent les réformes sociales. C’est lui qui charge le conseiller d’État Pierre Laroque de la mise en place de la Sécurité sociale. Celui-ci est convaincu que le politique doit s’imposer à l’économique, et non l’inverse. Pendant ce temps, un texte est débattu à l’Assemblée en juin 1945, qui aboutit aux ordonnances d’octobre 1945. C’est à ce moment que Parodi est remplacé par Ambroise Croizat : le dispositif légal est en place ; il faut alors passer aux choses concrètes. Croizat demande à la CGT (qui compte cinq millions d’adhérents à ce moment-là) de s’impliquer totalement pour créer les caisses départementales, ce qui est fait en six mois. La CFTC proteste, car elle aurait souhaité que les élections des représentants aux conseils d’administration se fassent au préalable, ce qui aurait limité l’hégémonie de la centrale concurrente. Mais la rapidité avec laquelle la Sécurité sociale se construit, la gestion qui est faite par les conseils paritaires (trois-quarts de représentants des salariés et un quart de représentants patronaux) montre la capacité du mouvement ouvrier à s’organiser de façon autonome, en dehors des classes dirigeantes. Car le système français est fondé non pas sur l’impôt et une gestion d’État, mais sur des cotisations sociales gérées conjointement par des représentants des usagers et des entreprises : elles forment une sorte de salaire socialisé.
Sur le long terme, les progrès sociaux se font sentir. L’espérance de vie était de 45 ans à la fin du XIXe siècle ; en 1960, elle est de 70 ans. L’une des causes est l’effondrement de la mortalité infantile, qui passe de 108 ‰ en 1945 à 37 ‰ en 1954. Ces exemples montrent que la population est libérée du sentiment d’insécurité sociale.

L’échec d’un service unifié

L’ambition originelle est de fonder une caisse unique pour l’ensemble de la population, qui repose sur les quatre risques principaux : la vieillesse, les accidents du travail, la santé, la famille. Pourtant, cette idée va se heurter à différents intérêts.
Relevant déjà la tête, le patronat (par la voix de Jean Cheylus) rejette le plan de Sécurité sociale : l’imposer ferait des assurés sociaux des assujettis ; ce serait créer un monstre bureaucratique, armé de sa réglementation, de lois et décrets qui étouffent et paralysent. L’Église le rejette également, la charité individuelle étant remplacée par un système collectif qui réduit son influence. Les médecins libéraux refusent la « médecine de caisse », socialisée, et surtout d’être placés sous les ordres des communistes. Enfin, la CFTC dénonce la stratégie de la CGT, qui a organisé les choses sans concertation et a retardé les élections pour mieux assurer son monopole. La Sécurité sociale doit aussi tenir compte des centaines de caisses diverses, de corporations, d’entreprises, que les dirigeants et les adhérents tiennent à conserver, de ceux qui ont déjà un régime d’assurances (agriculteurs, fonctionnaires, salariés des services publics…).
La loi du 22 mai 1946 reconnaît l’état de fait : le régime dit « général » ne concerne que les salariés de l’industrie et du commerce, tandis que les régimes particuliers gardent leur indépendance. Et la Sécurité sociale échoue à intégrer l’indemnisation du chômage : une UNEDIC (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce), paritaire, est créée en 1958.

Un édifice fragilisé

Le projet initial n’est donc pas respecté dans son intégralité. Les oppositions ne vont pas tarder à limiter la portée de l’œuvre construite.
Le premier coup est porté en 1967 par le gouvernement Pompidou, qui reprend deux revendications du patronat. D’une part, la parité est remise en cause : en se fondant sur la part beaucoup plus importante des cotisations patronales, les représentants salariés sont désormais à égalité avec les ceux des chefs d’entreprises. Or, la division syndicale (entre CGT, FO, CFTC et CFDT) permet à ceux-là d’être placés en situation d’arbitres : pour faire passer leur politique, ils peuvent désormais s’appuyer sur la formation qui lui paraît la plus réformiste et propre à lui donner satisfaction. La CGT perd ainsi ses positions, au profit des autres centrales syndicales.
D’autre part, les quatre familles de risques sont séparées et gérées indépendamment : l’équilibre du budget ne peut donc plus être fait globalement, mais branche par branche. La dimension financière s’impose ainsi peu à peu, ce qui a pour effet de marginaliser les aspects politiques de la Sécurité sociale. La sociologue Suzanne Bec résume la situation : « la dimension sociale de la Sécurité sociale est oubliée. On ne débat plus de la place de la Sécurité sociale dans la société, mais de celle de la Sécurité sociale dans l’économie », puisque celle-ci se voit imposer des contraintes qu’elle n’avait pas jusqu’alors. L’objectif était alors de répondre à des besoins sociaux, à quoi on adaptait le niveau de cotisations sociales. À partir de 1967, elle doit désormais s’attacher à respecter un équilibre financier : on parle alors de « déficit », de « trou de la Sécu », alors qu’elle n’a pas été conçue dans le but d’être financièrement rentable, mais d’assurer le bien-être. L’attention se déplace progressivement vers la responsabilité individuelle, de façon à préparer les esprits à une privatisation rampante : la capitalisation des retraites, le recours à de coûteuses assurances complémentaires santé…

La Sécurité sociale face au néolibéralisme

Le mouvement s’accélère dans les années 1980-1900, avec l’introduction d’une idéologie néo-libérale dans le discours de l’ensemble des partis susceptibles d’exercer le pouvoir. Peu à peu, les gouvernements encouragent la privatisation des risques pris en charge collectivement. Le capitalisme cherche à s’étendre à des sphères non-marchandes, qui relevaient jusqu’alors de l’intérêt général : la santé, mais aussi les transports, l’énergie, etc., deviennent un « marché » comme d’autres. Les assurances privées s’emparent alors des branches les plus rentables, retraites et maladie, tout en laissant au secteur public les maladies chroniques (qui concernent tout de même 10 % de la population). Or, comme le dit le sociologue Frédéric Pierru, « un marché de l’assurance en concurrence n’assurera jamais des personnes âgées, des personnes qui ont le sida, qui ont des diabètes, etc., car ce sont des gens dont la prime leur coûterait leur maison. Ils sont inassurables, hormis à une échelle très large qui est l’échelle nationale, c’est-à-dire l’échelle d’une population tout entière. La concurrence et le marché du côté du financement, du côté de l’assurance-maladie, ça ne fonctionne pas. D’ailleurs, on a un cas d’école qui illustre très bien cet échec, c’est le cas américain : non seulement le marche de l’assurance privé est inefficient (c’est 18 % de la richesse nationale que les États-Unis consacrent à la santé, alors que, nous, nous n’y consacrons que 12 %), c’est inégalitaire (il y a des millions, des dizaines de millions d’Américains qui sont non couverts ou peu couverts, et avec des résultats sanitaires déplorables). Donc tout transfert d’un euro de la Sécurité sociale vers le marché des complémentaires santé ou de l’assurance-maladie privé, est à la fois un euro inégalitaire, un euro inefficient : c’est un euro qui aura des résultats sanitaires médiocres par rapport à un euro public. Le paradoxe veut qu’on mène aujourd’hui des politiques qui marchent sur la tête ».
Pourtant, en novembre 1995, le gouvernement Juppé retarde l’âge d’accession à la retraite et bloque l’augmentation des cotisations (des « charges », en langage néo-libéral, qui ne voit que le coût financier à court terme en négligeant complètement les bénéfices sociaux). Un peu plus tard, il crée une CADES (Caisse amortissement de la dette sociale), qui est financée par deux cotisations (la CSG et la CRDS) et surtout par le recours à l’emprunt sur les marchés des capitaux. Cette « dette sociale » est désormais intégrée dans le calcul de la dette nationale, sur laquelle se prononcent les députés : la gestion paritaire de la Sécurité sociale appartient au passé ; les salariés en ont perdu le contrôle, au profit de l’État.
La poussée réactionnaire s’accentue sans fard. Ainsi, un chirurgien-dentiste proche des milieux d’extrême droite, Claude Reichmann, milite activement pour la liberté de la protection sociale et la suppression du monopole de la Sécurité sociale. Il dénonce les « malfaiteurs », les « voleurs », les « sangsues » qui la gèrent, et parle de la France comme d’un « pays en dictature», « sinistré», le «dernier des pays communistes avec la Corée du Nord et Cuba».
S’il n’a pas la même virulence dans l’outrance, le syndicat patronal MEDEF poursuit cependant le même objectif. Lors d’un congrès en 2013, le très applaudi PDG de SCOR réassurances, Denis Kessler, dit les choses très clairement : « Il faut préférer l’accumulation à la redistribution. Nous devons toujours privilégier l’économique au social (sic), le salaire direct aux prestations sociales, l’équilibre aux droits, et les devoirs plutôt que l’octroi incessant et ininterrompu de nouveaux droits financés sans contrepartie. Nous devons privilégier le progrès scientifique plutôt que l’obscurantisme écologique. Nous devons respecter le principe de raison. Nous devons préférer la retraite à la carte à l’indéfendable retraite égale pour tous à 62 ans, avec une nouvelle hausse des cotisations réduisant le pouvoir d’achat des salariés et réduisant les marges des entreprises. Je préfère les fonds de pension aux régimes avec des trous sans fond. Je préfère la capitalisation à la répartition ».
Frédéric Pierru résume cela en ces termes : « il peut paraître nouveau ou moderne de revenir en arrière. Ce qui est moderne, c’est de réactiver le vieux fond libéral contre la solidarité et la Sécurité sociale. Ceux qui défendent la Sécurité sociale sont accusés d’être des conservateurs, des gens crispés sur les acquis sociaux ». De fait, les syndicats, déjà divisés, sont bousculés et ne sont pas parvenus à définir une stratégie efficace de défense de la Sécurité sociale. Le film montre bien la gêne du secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, à qui Gilles Perret demande quelle est son sentiment sur les accords passés avec le MEDEF. Mais les autres centrales, la CGT et FO, peinent à expliquer comment protéger la Sécurité sociale. Gilles Perret n’a pas interrogé les formations politiques dites de gauche, mais le résultat aurait probablement été identique.
Suzanne Bec donne un élément d’explication à cette gêne : « les syndicats sont entrés dans une stratégie gestionnaire et ne sont pas porteurs d’un projet politique sur la Sécurité Sociale ».

Pour conclure

Cela pourrait constituer l’un des objectifs à atteindre pour assurer non seulement la pérennité de cette institution, essentielle pour la cohésion nationale, mais dont il s’agit de retrouver l’esprit originel. Comme le dit Michel Étiévent, la question essentielle est celle du partage des richesses. Le sociologue Bernard Friot, qui a travaillé sur les origines de la Sécurité sociale, précise que nous disposons aujourd’hui d’un nombre d’élément favorables beaucoup plus important qu’en 1945, « qui n’attendent que notre détermination politique et notre enthousiasme collectif ».
Bien sûr, le film de Gilles Perret est « militant », et ce parti-pris est clairement affiche et assumé comme son auteur a toujours su le faire. Mais que signifie cet a priori négatif (c’est en tout cas comme cela que certains jugent ce terme, ce qu’il n’est pas, à mon sens) ?
On parle beaucoup d’éducation à la « citoyenneté » : voilà un exemple qui lui donnera de la consistance. La Sociale doit être montré dans les établissements scolaires, car, croisé avec d’autres sources, il servira de base pédagogique à une réflexion sur l’évolution de notre société. Ainsi éclairée, c’est par cette action que la dimension politique de la Sécurité sociale retrouvera son sens parmi les citoyens, qui sauront mieux comment défendre une œuvre collective indispensable.