Ce numéro de Varia est divisé en trois parties : la première moitié du volume est consacrée à Susanna Barrows, grande historienne américaine de la France disparue en 2010 et à laquelle Patrick Fridenson avait déjà rendu hommage en 2011 dans Le Mouvement socialhttps://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2011-1-page-157.htm. La revue Sociétés & Représentations a elle-aussi rendu hommage à Susanna Barrows en 2014 : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2014-2.htm ; deux articles portent sur la question du recrutement militaire à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle ; enfin, Ingrid Hayes aborde le sujet de l’usage des sources radiophoniques en histoire sociale à partir du cas des archives sonores laissées par les émissions de Radio Lorraine Cœur d’Acier de 1979 et 1980Le sommaire complet peut être consulté sur le site de la revue, http://www.lemouvementsocial.net/, ou sur CAIRN, https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2016-3.htm.
Autour du 16 mai 1877
Sous ce titre sont regroupés quatre textes inédits de Susanna Barrows et l’éditorial rédigé par Patrick Fridenson et Pierre Karila-Cohen pour présenter ces derniers. A la fin de sa vie, Susanna Barrows préparait un livre qui aurait dû lui permettre de proposer une nouvelle interprétation de la crise du 16 mai 1877De multiples ressources sont disponibles sur la toile pour se rafraîchir la mémoire à propos de cet événement fondateur de la IIIe république mais qui n’est plus guère enseigné dans le secondaire, par exemple : http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/crise_du_16_mai_1877/131137 ou https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_du_16_mai_1877 et, plus largement, des années qui débouchent sur l’avènement de la « république des républicains », selon la formule consacrée. Les textes publiés par Le Mouvement social peuvent donc être considérés comme autant d’étapes dans l’élaboration de ce travail qui n’a finalement et malheureusement pas vu le jour : deux d’entre eux sont du reste des « fragments », pour reprendre le mot de Pierre Karila-Cohen et Patrick Fridenson, de The Uncharted Revolution : Politics and Culture in 1877. Un autre, qui porte sur les « Regards transatlantiques sur la France du XIXe siècle », est la traduction d’une conférence de 1985 portant sur l’apport des historiens étatsuniens à l’étude de la France du XIXe siècle ; Susanna Barrows y prend pour exemple les résultats de ses premières recherches sur les résistances populaires à l’ordre moral et à la politique menée par Mac-Mahon. Le dernier porte sur le « cas » Victor Hugo et la façon dont il s’est opposé au « coup du Seize-Mai ». Il s’agit de la transcription d’une contribution, intitulée « Une étrange année : Victor Hugo et le coup du Seize-Mai », au colloque « Hugo politique » organisé en 2002 à Besançon.
Dans l’ensemble de ces textes, Susanna Barrows montre l’ampleur du refus de l’ordre moral, en particulier dans les milieux populaires, et de la résistance à la politique menée par Mac-Mahon. A cette fin, elle mobilise des sources qui lui permettent de mettre en valeur les singularités de cette opposition venue d’ « en bas », en particulier les graffitis conservés dans les archives de police et parvenus qu’à nous parce qu’ils étaient souvent inscrits directement sur les affiches rendant publiques les proclamations de Mac-Mahon. Plusieurs exemples sont du reste reproduits, sous formes de photos, dans ce numéro du Mouvement social. Ce faisant, Susanna Barrows entend aller contre l’historiographie et les interprétations dominantes du 16 mai :
« Sur le plan politique, des chercheurs aussi divers que Maurice Agulhon, Sanford Elwitt, François Furet ou Philip Nord ont vu dans le triomphe de la Troisième République un drame bourgeois. […] Ils considèrent la synthèse républicaine réalisée à la fin du XIXe siècle comme un édifice construit par le haut, à partir de matériaux bourgeois, dans un style politique bourgeois et avec un ciment rhétorique bourgeois. Pour le dire vite, la France serait devenue républicaine à mesure que les idées et les pratiques de la bourgeoisie auraient imprégné les masses. […]
Mon propos sera de montrer que le triomphe de la Troisième République fut le fruit non pas du langage, de la gestuelle et des pratiques de la bourgeoisie, mais de ceux des gens ordinaires qui combattirent la répression avec les armes de la culture populaire rabelaisienne – rire, plaisanterie, gestes obscènes, ruses, scatologie et langage délibérément grossier. Et que c’est avec cette culture d’opposition populaire que l’avant-garde littéraire se trouva de nombreuses affinités politiques. » (p. 29-30).
Pour montrer cette convergence, Susanna Barrows a notamment dépouillé la correspondance de Flaubert et d’écrivains naturalistes. Maupassant, par exemple, dénonce, dans une lettre à Flaubert, citée par Susanna Barrows, les classes dirigeantes en évoquant un « ramassis de beaux messieurs stupides qui batifolent dans les jupes de cette vieille traînée dévote et bête qu’on appelle la bonne société. Ils fourrent le doigt dans son vieux cul en murmurant que la société est en péril, que la liberté de pensée les menace ! » (p. 40).
Usages et mésusages du recrutement militaire, fin XIXe-XXe siècle
Dans « Une affaire de marges. L’anthropométrie au conseil de révision, France-Allemagne, 1880-1900 », Heinrich Hartmann, maître de conférences à l’Université de Bâle, étudie des médecins militaires français, allemands et italiens qui ont fini par former une réseau de « recherche » informel à la fin du XIXe siècle. Ces médecins militaires, en marge des institutions de recherche de leur époque, entendent utiliser les données recueillies lors des conseils de révision, à une époque où la conscription universelle tend à se généraliser, pour étayer leurs théories racistes. En effet, ils avaient en commun de faire l’hypothèse de la pertinence de l’anthropométrie, en particulier de la craniométrie, pour classer les individus.
Laurent Jolly, sur la base des recherches menées pour réaliser sa thèse de doctorat, soutenue en décembre 2013 devant l’Universié de Pau et des pays de l’AdourSa thèse est du reste disponible en ligne : http://www.rechercheisidore.fr/search/resource/?uri=10670/1.hqqk04., nous donne à lire une étude sur le recrutement des soldats coloniaux à Djibouti entre 1916 et 1966 dans un article intitulé : « Les tirailleurs de la Corne de l’Afrique (1916-1966) : déconstruire le mythe du guerrier. » Il montre, notamment, que le bureau de recrutement de Djibouti enrôle des soldats nés dans le territoire de Côte française des Somalis mais aussi en Ethiopie, au Somaliland et au Yémen et issus de différentes ethnies : celles des Somalis (les plus nombreux), des Afars, des Arabes, des Oromos, des Soudanais et des Tigréens. Certains soldats circulent du reste entre l’armée britannique et l’armée française ou font le choix de rejoindre les rangs des forces armées de l’une de ces deux puissances coloniales plutôt que ceux de l’autre pour des raisons pécuniaires. Sans surprise, les recrues appartiennent aux populations les plus précaires de la corne de l’Afrique : jeunes pasteurs éleveurs, qui forment la majorité des tirailleurs étudiés par Laurent Jolly, parfois contraints de s’enrôler après que leur famille a été ruinée par une sécheresse ou une épizootie, ou travailleurs du port de Djibouti, en particulier les coolies, lorsque l’activité portuaire est en recul, par exemple en 1938 dans le contexte de la conquête de l’Ethiopie par l’Italie fascite.
Laurent Jolly se pose la question des « prédispositions culturelles » des jeunes hommes que recrute l’armée coloniale, en particulier des Somalis dans la mesure où les troupes qu’ils ont constituées se sont avérées d’une grande valeur : « A la fin de la Grande Guerre, le bataillon « somali » est devenu une unité d’élite maintes fois récompensée ». Il en va de même pendant la Seconde Guerre mondiale et les officiers britanniques ayant sous leur ordre des combattants somalis font le même constat. Les officiers coloniaux n’hésitaient pas à associer la valeur militaire des troupes de Somalis à des traits culturels. Ce faisant, ils développaient, assez classiquement, des représentations stéréotypées et essentialisantes de l’ « autre. » Ainsi, selon un rapport cité par Laurent Jolly, le nomade de la Corne est nécessairement « sobre, manœuvrier d’instinct, ayant une prédilection atavique pour le combat au corps à corps et l’action en masse par surprise » » (p. 112). Laurent Jolly donne une explication un peu différente de la valeur des combattants somalis sur les champs de bataille : « Ce rendement dans l’action tient à la fois à la cohésion des unités « somalies », au professionnalisme de l’encadrement européen de ces unités, mais aussi au caractère volontaire de leur engagement. » (p. 112) C’est par ce dernier biais que peut être avancée une explication culturelle, sinon de la valeur militaire des tirailleurs recrutés dans la Corne de l’Afrique, du moins de leur volonté de s’engager dans l’armée française et de leur envie de combattre : « L’attrait pour le métier des armes fut réel, reposant sur le rôle, la fonction de jeune chamelier-berger dans la société pastorale somalie. Ces jeunes hommes célibataires représentent la force vive du clan. Non seulement ils ont la charge de faire prospérer le troupeau qu’ils surveillent et dirigent, mais, en cas de conflit, ils sont les « porteurs de lance » (waranleh), les guerriers les plus fougueux. » (p. 113).
Sources radiophoniques et méthode historique
La question de l’utilisation des sources radiophoniques par les historiens est traitée par Ingrid Hayes à partir du cas de Radio Lorraine Cœur d’Acier, qu’elle a étudié dans sa thèse« Radio Lorraine Cœur d’Acier, Longwy 1979-1980. Les voix de la crise : émancipations et dominations en milieu ouvrier », thèse de doctorat d’histoire, Université de Paris 1, 2011, à paraître aux Presses de la FNSP., dans un article intitulée : « Quel usage des sources radiophoniques en histoire sociale ? Cheminement à partir d’une démarche empirique : la cas de Radio Lorraine Cœur d’Acier (Longwy, 1979-1980) ». S’attaquant à un domaine de recherche très peu exploré, Ingrid Hayes se propose « d’évaluer en quoi les sources radiophoniques constituent un apport décisif à une histoire sociale des classes populaires allant au-delà des organisations qui disent les représenter et des mobilisations menées en leur nom, pour s’intéresser à celles et ceux qui les constituent. » (p. 119).