Jean-Charles Foucrier a soutenu en 2015 une thèse de doctorat en Histoire moderne et contemporaine, intitulée : Le Transportation Plan, aspects et représentations : une histoire des bombardements aériens alliés sur la France en 1944. L’ouvrage que publient les éditions Vendémiaire en est directement issu. Il se présente comme une étude scientifique précise et approfondie : un texte principal de 360 pages en six chapitres, auquel s’ajoutent 40 pages d’annexes, 30 pages de notes, 20 pages de bibliographie, un index, la liste des sources, et un cahier de huit pages de photographies de grande qualité, précisément légendées.

Il ne s’agit pas d’une étude globale des bombardements alliés sur la France en 1944, mais plus précisément de l’étude d’un ensemble d’opérations de bombardement conçues dans le cadre d’un plan allié visant les transports ferroviaires en France au printemps 1944, puis en Allemagne, à l’automne 1944 et au printemps 1945. Ce Transportation Plan était resté largement ignoré de l’historiographie. Exploitant des fonds d’archives britanniques consacrées aux opérations aériennes alliées sur la France et l’Allemagne, les archives de Solly Zuckerman, les rapports d’information des préfets de Vichy et les rapports du BCRA, Jean-Charles Foucrier retrace la genèse du Transportation Plan et en présente le concepteur (Solly Zuckerman, un scientifique civil méconnu des cercles militaires), ses objectifs stratégiques, tactiques et politiques, les moyens envisagés et mobilisés pour le mettre en application, les phases de son déroulement, ses conséquences humaines prévisibles et effectives, ainsi que les débats militaires, politiques et moraux relatifs aux massacres de civils inéluctables et prévisibles (le Transportation Plan causa la mort d’environ un quart des 60 000 victimes civiles françaises des bombardements alliés). Il en évalue enfin le bilan réel, en distinguant rigoureusement les éléments d’information dont disposaient les décideurs de 1944, et les connaissances acquises par les études historiques effectuées depuis.

Les premiers bombardements alliés : meurtriers mais peu efficaces

Les usines de Boulogne-Billancourt sont l’objet du premier bombardement massif sur la France, dans la nuit du 3 au 4 mars 1942. Les 223 bombardiers du Bomber Command britannique causent la mort de 371 civils. Faute d’être capable de viser une cible précise, la stratégie de bombardements cherche à anéantir des surfaces entières là où se situe une cible intéressante : c’est la technique de l’area bombing. La stratégie américaine de bombardement et différente ; elle consiste à mener des bombardements limités sur les industries de base et sur certaines infrastructures de communication : c’est le precision bombing, dont le vecteur et le Boeing B 17. Mais le bombardement sur Rouen le 17 août 1942 montre le manque de précision de l’attaque, imputée à une altitude jugé bien trop élevée (7 600 mètres).

A cette époque l’US Air Force et le Bomber Command se situent bien davantage dans la compétition que dans la coopération. Le 28 juillet 1943 se déroule le raid le plus meurtrier de toute la guerre en Europe : 729 appareils britanniques bombardent Hambourg ; plus de 40 000 personnes sont tuées, davantage qu’au cours du bombardement de Dresde en février 1945, qui provoqua entre 22 et 25 000 morts civils, et fut considéré à tort comme le plus meurtrier de la guerre. Les forteresses volantes américaines se lancent massivement à partir de juin 1943 sur les usines aéronautiques allemandes, ainsi que sur celles de roulements à billes et de caoutchouc synthétique. En septembre les opérations américaines contre les usines se poursuivent sur la France, moins bien protégée. Le bombardement de Nantes de 16 septembre 1943 fait 1100 victimes civiles et 1200 blessés. Les responsables américains et britanniques du bombardement constate à la fin de 1943 que les cibles ne sont pas toute atteintes, que beaucoup d’avions son perdus et que beaucoup de pilotes sont tués.

Solly Zuckerman, créateur du Transportation Plan

Solly Zuckerman est un scientifique britannique, quasiment inconnu. Né en 1904 en Afrique du sud, il débute en 1928 une carrière de scientifique professionnel en obtenant un poste de chercheurs anatomiste à la Zoological Society of London, et publie son premier livre en 1932, La vie sexuelle et sociale des singes. En 1939, il est professeur d’université, désormais spécialiste réputé des primates et considéré comme le précurseur de l’endocrinologie et de la physiologie de la reproduction. « Quatre années plus tard, le scientifique britannique s’est hissé au sommet de la hiérarchie du commandement allié, et côtoie les plus grands décideurs. Surpassant les militaires professionnels d’état-major et les conseillers civils expérimentés, Zuckerman impose son Transportation Plan. Sa personnalité complexe, fort brillante, et son intelligence supérieure, mais également tranchante et vaniteuse, l’y conduisent. »

« C’est un homme charmant et charmeur, épicurien, brillant dans son travail, à la personnalité forte et débordant d’énergie (…) Son cercle de relations comprend des artistes, des universitaires, des scientifiques et des hommes politiques. Cette propension à se faire remarquer et à emporter l’adhésion d’un vaste éventail de personnalités est une particularité centrale du personnage. »

Voulant participer à l’effort de guerre, il commence à travailler en 1939 sur les effets des explosions. Les études qu’il mène avec ses collaborateurs révolutionnent la connaissance des effets des ondes de choc lors des bombardements. Il oriente alors ses recherches vers les effets des bombardements aériens. Avec son collègue Bernal, il mène au début de 1943, une mission scientifique visant à analyser les bombardements alliés, majoritairement britanniques, sur les colonnes adverses et sur les ports de Tobrouk et Tripoli. A Alger, en mars 1943, il rencontre Eisenhower, son adjoint, Tedder, avec lequel il sympathise profondément, ainsi que d’autres hauts responsables de la stratégie alliée de bombardement. Il rédige un rapport et commence à être perçu comme un spécialiste des effets des bombardements et, plus précisément du « ciblage » (targeting).

Il étudie ensuite attentivement les bombardements qui accompagnent le débarquement de Sicile, et c’est à ce moment qu’il se forge sa doctrine d’emploi de la puissance aérienne : il propose de cibler les plus importants nœuds ferroviaires de Sicile et du sud de l’Italie. Il conseille de ne pas faire des ponts une cible prioritaire, car ce sont des objectifs difficiles à atteindre, alors que les gares de triage représentent des cibles plus vastes et plus utiles à la désorganisation d’une économie. A partir de ce moment, il défend avec ténacité la nécessité de frapper le système ferroviaire pour obtenir la paralysie des mouvements adverses. Il est convaincu que les installations de maintenance sont le point crucial des grands centres ferroviaires, qui conditionnent la disponibilité des locomotives. Les vastes surfaces couvertes par ces centres en font des cibles relativement aisé à repérer. La campagne d’Italie a fourni à Solly Zuckerman le fondement de son futur Transportation Plan.

Objectifs et moyens du Transportation Plan

Dans le cadre de la préparation du débarquement de Normandie, les stratèges alliés sont préoccupés par la nécessité de ralentir les renforts allemands qui voudront parvenir sur le front des plages de Normandie. C’est dans ce contexte que Solly Zuckerman propose ce qui va devenir le Transportation Plan. Il s’agit d’appliquer les observations faites sur les réseaux ferrés italiens à l’échelle bien plus vaste du réseau français. Le Transportation Plan se propose de paralyser l’ensemble du système ferroviaire français, grâce à une puissante flotte de bombardiers stratégiques opérant trois mois avant le 1er juin 1944, date prévue pour le Débarquement.

Perturber la maintenance et l’entretien des locomotives et wagons permettrait de paralyser l’ensemble du réseau, en provoquant un manque général de matériel en état de service. Il s’agit donc de détruire les hangars de locomotives et leurs installations de réparation, point de mire des bombardements des centres ferroviaires. Les bombes frapperont également d’autres infrastructures : voies ferrées, équipements de signalisation, réserves d’eau pour locomotives, stations électriques, matériel roulant, tunnels, câbles, plates-formes tournantes etc. Une liste de près de 80 centres ferroviaires à bombarder est dressée, principalement en France au nord de la Loire, avec quelques objectifs en Belgique et en Allemagne, près du Rhin.

Les structures de maintenance et les gare de triage des grands centres ferroviaires se situent souvent au cœur des villes. Ce plan de bombardement cible donc des infrastructures civiles dont la destruction entraînera la mort de milliers de civils qui attendent leur libération de ceux qui les bombardent Il faut donc envisager, et assumer moralement et politiquement ces lourdes et inéluctables pertes humaines.

Interminable et désolante controverse à propos du Transportation Plan

La mise en application du Transportation Plan nécessite un détournement important des forces aériennes stratégiques engagées sur l’Allemagne. « Le projet empiète sur les prérogatives des forces aériennes stratégiques britanniques et américaines et sur celles des services économiques et de renseignement alliés », ce qui dérange les intérêts, les susceptibilités et les ambitions de nombreux dirigeants militaires, à commencer par les « seigneurs du bombardement », Spaatz, chef des forces aériennes américaines en Europe et le maréchal de l’Air Arthur Harris, chef du Bomber Command britannique.

Pour toutes ces raisons, l’adoption du Transportation Plan provoque une longue et violente controverse au sein des états-majors alliés. La présentation des positions et des motivations de chacun des responsables, des rebondissements de la polémique et des enjeux véritables auraient sans doute gagnée à être résumée. Jean-Charles Foucrier analyse en détail les interminables polémiques, querelles et disputes des hauts responsables britanniques et américains de l’aviation militaire. Il apparaît que la vanité, la défense de positions acquises, les corporatismes, les rivalités et hostilités individuelles, le refus d’être conseillé par un civil et autres mesquines motivations, l’emportent largement sur les considérations stratégiques, politiques et humaines.

La controverse oppose Eisenhower, chef suprême d’Overlord, le maréchal de l’Air Arthur Tedder, vice-chef suprême, le maréchal de l’Air Arthur Harris, chef du Bomber Command britannique, le général de l’Air Carl A. Spaatz, chef des forces aériennes américaines en Europe, le maréchal Alan Brooke, chef d’état-major impérial britannique, le général George Marshall, chef d’état-major général de l’armée américaine, et Winston Churchill, chef du gouvernement britannique. Les uns soutiennent, les autres condamnent le Transportation Plan. Cette « guerre des lords », comme la qualifie l’auteur, justifie l’affirmation de Clemenceau : « la guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires ». C’est d’ailleurs Roosevelt qui tranchera définitivement, sur demande de Churchill et d’Eisenhower (qui se montre lui au niveau des hautes responsabilités qui lui sont confiées). Roosevelt met fin à trois mois de controverses en se déclarant favorable à l’application du Transportation Plan.

Les scrupules relatifs aux pertes civiles consécutives à ces bombardements sont limités. Les Alliés éprouvent dans l’ensemble une certaine gêne quant aux conséquences de leurs bombardements sur la France ; ils regrettent les pertes civiles, mais les bombardements se poursuivent dans l’intérêt de tous les peuples de l’Europe occupée, en vue de leur libération. D’une manière générale, si les frappes sur le sol national ne laissent pas indifférents les hommes politiques et militaires français, elles ne déclenchent pas de contestation indignée. L’auteur observe que la question : Saboter ou bombarder ? est « une interrogation franco-française, totalement infondée du point de vue de l’état-major allié (…) puisque les sabotages ne sont pas une alternative aux bombardements mais la suite logique et finale des raids aériens. Il faut saboter et bombarder ». C’est pourquoi les plans alliés intègrent les actions de la Résistance française : l’application des plans de sabotage élaboré par le BCRA, en particulier le plan Vert (interruption des communications ferrées), le plan Violet (destruction des lignes longues distances de communications téléphoniques), le plan Bleu (destruction des lignes électriques), et le plan Tortue (neutralisation des communications routières) sont, aux yeux de l’état-major allié, le complément des bombardements, avec pour objectif de ralentir l’arrivée des renforts ennemis sur le front de Normandie.

L’application du Transportation Plan

La phase tactique de l’application du plan débute au milieu du mois de mai 1944. Il s’agit de bombarder principalement les 25 aérodromes situés dans un rayon de 200 kilomètres autour de Caen, les cibles ferroviaires, les ponts sur la Seine et les batteries côtières. Les forces britanniques et américaines agissent de concert. A la veille du jour J, le bilan de cette phase tactique semble positif aux responsables qui avaient finalement été tenus d’appliquer le plan.

Les bombardiers américains, qui depuis novembre 1943 opéraient sur l’Allemagne et sur l’Italie, reçoivent pour mission, en mai 1944, d’opérer dans le sud de la France, ce qui correspond à la préparation d’un futur débarquement en Méditerranée. A Lyon et à Marseille les dégâts sont effrayants, et les réactions françaises particulièrement virulentes, au point d’inquiéter sérieusement les bureaux londoniens de la France libre.

Les bombardements tactiques des villages normands dans les heures précédant le jour J vont dramatiquement assombrir le tableau. Il n’était pas possible de prévenir la population normande du lieu exact du Débarquement. Aux bombardements effectués en application du Transportation Plan, il faut ajouter ceux des jonctions routières (opérations road-blocks, critiquées par Zuckerman), le plus souvent situées en plein centre-ville, ce qui ne pouvait qu’entraîner des catastrophes pour les citadins. Les conséquences furent effectivement dramatiques, d’autant plus que le ciel était fort nuageux sur la Normandie, interdisant un ciblage des objectifs précis que sont les ponts et les nœuds routiers. Des milliers de tonnes de bombes s’abattent sur Argentan, Caen, Châteaudun, Saint-Lô, Lisieux etc. Près de 3000 civils sont tués entre le 6 et le 8 juin 1944.

Le Transportation Plan dans sa phase allemande

Zuckerman demeure un conseiller très écouté dans la nouvelle phase de la guerre, en vue de la défaite finale et de la capitulation du Reich. Analysant les effets de son plan en France en juin 1944, il constate que c’est la destruction des gares de triage et non celle des ateliers de réparation qui a joué le rôle majeur dans la paralysie du système ferroviaire. Il va donc désormais considérer les gares de triage comme des cibles aussi importantes que les hangars de locomotives. La précision est essentielle puisque contrairement à la France, l’Allemagne dispose de nombreuses gares de triage indépendantes des ateliers de réparation.

Les moyens de bombardement sont désormais colossaux : ce sont 4400 bombardiers lourds des flottes américaine et britannique qui opèrent des missions en Allemagne dès septembre 1944. Les effets sur le système ferroviaire allemand sont rapides et lourds de conséquences. Le transport de charbon à partir de la Ruhr décline brutalement. Hitler ordonne le 18 octobre 1944 que la priorité soit donnée à la remise en état des gares de triage, avant même les travaux de fortification.

La seconde phase du Transportation Plan sur l’Allemagne se déroule de février à mars 1945. La Ruhr est isolée par la destruction de 18 ponts et viaducs, alors qu’en son cœur les gares de triage et installations de réparation sont anéanties. En parallèle, d’autres opérations aériennes se déroulent sur l’Allemagne qui est complètement écrasée sous les bombes.

Bombardements alliés en France : un lourd bilan humain

La campagne du Transportation Plan en France représente plus du tiers de l’ensemble des opérations alliées de bombardement sur l’Europe entre le 1er avril et le 5 juin 1944. En France, près des deux-tiers des cibles ferroviaires visées ont été jugées efficacement impactées, 110 ponts et 88 centres ferroviaires ont été ciblés, La paralysie ferroviaire a été « à peu près obtenue » et, pour Zuckerman, l’annihilation des centres ferroviaires est au cœur de la réussite. Il s’efforce d’autre part de démontrer, peu après la Libération, que pour aussi importantes et douloureuses qu’elles aient été, les pertes humaines ont été largement inférieures aux prévisions. Jean-Charles Foucrier estime qu’« il serait finalement vain de vouloir établir un quelconque bilan précis des victimes du Transportation Plan », qu’il évalue entre 12 000 et 15 000 tués, auxquels il faut ajouter environ 20 000 blessés. Le bilan des victimes de la bataille de Normandie est mieux connu, le nombre de 20 000 civils normands tués semblant assez proche de la réalité. En Allemagne, les victimes civiles furent innombrables. Les aviateurs eux aussi ont payé un lourd tribut : sur les 125 000 membres d’équipage du Bomber Command, 55 000 sont morts, soit la terrible proportion de 44 %. Les forces américaines déplorent plus de 30 000 tués.

Même s’il a été utile, le Transportation Plan était-il nécessaire ?

Devant un aussi terrible bilan humain, on comprend que l’incertitude sur l’efficacité réelle des frappes aériennes dévastatrices ait pesé sur les consciences, et d’abord sur celles des chefs et stratèges aérien alliés. Jean-Charles Foucrier estime d’autre part que le premier constat victorieux du Transportation Plan en France dressé par son concepteur, est prématuré et que « la part du Transportation Plan dans la réussite de la tête de pont alliée n’est pas claire ».

Le Transportation Plan était-il donc aussi indispensable, qu’on lui ait sacrifié tant de vies humaines ? C’est à cette question que s’efforce de répondre la dernière partie de l’étude, de manière rigoureuse et nuancée, en l’état de toutes les sources et information aujourd’hui disponibles. De nombreuses et importantes investigations ont été menées par diverses commissions d’enquête militaires, ainsi que par des historiens, afin d’évaluer l’efficacité des frappes aériennes. La plupart des protagonistes du Transportation Plan ont rédigé leur mémoires, ou leurs journaux de guerre, ou traité cette période dans leur autobiographie. L’auteur se livre à une étude exhaustive et critique de l’ensemble de ces documents.

Pendant des décennies, aucune étude historique ne vint remettre en cause l’efficacité globalement admise du Transportation Plan. Des études historiques récentes ont relativisé l’intérêt du Transportation Plan. La plupart des divisions allemandes n’étaient plus en mesure de se mettre en route au moment du débarquement. Le Transportation Plan « n’a donc fait le plus souvent qu’aggraver une situation opérationnelle déjà catastrophique pour les forces allemandes ».

Dans sa conclusion, l’auteur affirme que « les bombardements du Transportation Plan n’étaient probablement pas nécessaires ». Il a aggravé une situation déjà critique. Mais une telle conclusion, rendue possible par les analyses historiques et la distance temporelle, ne signifie pas que les bombardements ont été vains : ils ont facilité la tâche des troupes alliées. « Le Transportation Plan a probablement écourté la bataille de Normandie de plusieurs semaines, ce qui implique une économie en vies humaines du moins pour les soldats alliés. »

© Joël Drogland