Comme un fait exprès, La Terre se trouve être le nom d’une ferme dans le Quercy (Lot), celle qu’exploitent ses locataires, Jean-François et Marie Réveillac. Leur activité repose sur l’élevage caprin dont les fromages sont vendus directement sur les marchés locaux. On n’a donc pas d’agriculteurs complètement isolés au fin fond de leur campagne. Proches de la retraite, la question de la reprise se pose, et deux jeunes sont prêts à l’assurer : Alexis et Manue. Le film pourrait raconter ce passage de témoin, cette transmission, avec tous les enjeux que cela suppose, à la façon dont Aurel le présente dans La Menuiserie, mais dans un autre contexte social. Mais on apprend bientôt que le propriétaire veut profiter de la retraite des Réveillac pour vendre à un investisseur belge, qui n’a aucune visée agricole. S’organise alors une riposte, prise en charge par l’association « Vivre sur les Causses », dont l’écho est porté, un temps, par des médias nationaux, y compris des chaînes de télévision comme TF1. La campagne (sans jeu de mots) vise à atteindre la somme de 350 000 euros exigée par le propriétaire (sans compter les frais d’agence de 25 000 euros, les droits et taxes), que le repreneur belge est prêt à verser sans barguigner. Un élan de solidarité se déclenche : les chèques affluent, accompagnés de lettres de soutien, mais le but semble difficile à atteindre : contre une part de 100 euros, on peut devenir co-propriétaire de La Terre, comme cela avait fait dans le Larzac. Pourtant, les incertitudes de l’avenir pèsent sur les Réveillac et le couple de jeunes, alourdies encore par le conflit de générations. Dans le même temps, les élus fuient leurs responsabilités : le maire, parce qu’il ne veut pas créer un précédent en investissant des fonds communaux (mais qui, ce faisant, encourage la dépossession agricole…) ; le président du Conseil régional, Martin Malvy, dont le discours n’est pas suivi par des actes ; seul un conseiller général courageux est présent, affrontant même les sarcasmes des membres de l’association. Alexis et Manue finissent par abandonner leur projet d’installation (on apprend plus tard qu’ils ont fini par reprendre une autre ferme) ; ils sont relayés par un autre couple, Stéphane et Sabine.

On pense immanquablement à plusieurs films, notamment la trilogie Profils paysans, de Raymond Depardon (2001-2008), et Biquefarre, de Georges Rouquier (1984). Le premier a été tourné en Lozère, et visait à saisir la fin du monde paysan en trois films. Le second se déroulait dans le département voisin, l’Aveyron (près de Goutrens), et visait à rendre compte de l’évolution du même monde, trente-huit ans après un premier film, Farrebique (1946), mais avec une mise en scène de la famille. De l’un, Éric Maizy a gardé la proximité avec les sujets de son travail, sans qu’il s’implique dans un jeu de questions-réponses comme l’avait fait Depardon, ce qui lui permet d’éviter d’être accusé de faire un film partisan (même si les adversaires, objectifs ou non, du maintien de l’activité agricole ne sont pas montrés à leur avantage). Des deux, on ressent la même gêne de certains protagonistes à être devant une caméra, qu’éprouve Jean-François Réveillac (mais beaucoup moins d’autres, qui ont bien saisi le parti qu’ils pouvaient tirer du documentaire). Comme Depardon, Éric Maizy n’hésite pas à filmer ses personnages d’assez près ; davantage que lui, il est présent à La Terre sur plusieurs années : le fait de s’être installé dans la région depuis 1999 y aide beaucoup, ce qui lui a permis de fondre dans le contexte dont il est devenu l’un des éléments. Sans souci esthétisant — qui serait hors-propos —, tout cela contribue à mettre les hommes à nu, à montrer leurs contradictions, les lâchetés, mais aussi l’énergie et la solidarité qui s’expriment. Ce sont les silences de Jean-François Réveillac, qui préfère se réfugier dans le travail et suivre sa femme plutôt que dans les discours. C’est l’implication militante d’Alexis et Manue, qui s’usent entre leur travail et l’action militante, et cèdent finalement au désespoir et aux turpitudes de Marie Réveillac. C’est la générosité de la Parisienne, qui apporte l’argent d’une succession plutôt que de le destiner à l’achat d’un appartement. Mais c’est aussi l’arrogance de l’investisseur belge, certain de l’emporter, la légèreté d’une fondation suisse (Pour une terre humaine) qui ne se donne pas les moyens de comprendre la situation pour octroyer une bourse au projet…

Mais au-delà des hommes, c’est bien le devenir d’une terre, de La Terre, qu’Éric Maizy cherche à nous faire comprendre, dont le film ne s’arrête pas avec le renoncement d’Alexis et Manue au printemps 2007. On perçoit mieux les mécanismes qui aboutissent à la dépossession paysanne sous l’effet de la spéculation foncière. Le propriétaire, dont on finit par se rendre compte qu’il est lui-même agriculteur, est mû par la perspective d’une plus-value intéressante grâce à l’immixtion du Belge, quel que soit son projet. Proudhon ajouterait que « la propriété, c’est le vol », qu’il aurait raison, car c’est bien au dépouillement du monde paysan par les accapareurs fonciers que l’on assiste dans le film. Car c’est précisément cela qui encourage la hausse du prix du foncier, auquel ne peuvent plus accéder les jeunes qui désirent s’installer, à moins de s’endetter considérablement et sur le long terme. Une autre conséquence est l’abandon des parcelles les plus ingrates, dont la moindre rentabilité ne permettra pas de faire face au remboursement des emprunts. Les véritables propriétaires de la terre ne sont plus paysans, mais banquiers, avec le Crédit agricole en première ligne. Ajoutons à cela le grignotage des zones rurales proches des espaces périurbains ou « rurbanisés », ceux qui sont menacés par les grands travaux d’aménagement autoroutiers, des lignes à grande vitesse, voire des extensions aéroportuaires, des parcs de loisirs (le Center Parcs de Roybon, etc.) et on comprend les menaces qui pèsent sur un domaine de production agricole.
Face à cela, on peine à voir les défenseurs de l’agriculture paysanne. Les élus, on l’a dit, ne brillent ici que par leur irresponsabilité voire leur stupidité (comment qualifier autrement l’attitude du maire, parfaitement inconscient des enjeux). L’administration, et notamment la SAFER dont la vocation est précisément de favoriser l’installation des jeunes en luttant contre la concentration foncière, montre toute son inefficacité. L’ONG suisse n’a pas pris la peine d’étudier le dossier qui a été constitué. Et les organes de représentation agricoles (chambre d’agriculture, etc.) ne jouent leur rôle. Ne restent finalement que les occupants de La Ferme, l’aide que leur apporte l’association et les soutiens qui se sont exprimés, sans oublier Terre de liens, dont l’action vise à permettre l’installation de jeunes agriculteurs grâce à la solidarité de donateurs. Étonnamment, on ne voit pas l’intervention de syndicats comme la Confédération paysanne, pourtant impliquée dans l’action.

Le résultat est un documentaire sensible qui permet de mieux comprendre les enjeux du monde agricole, loin des clichés encore colportés. L’intérêt tient notamment à ce que le film concerne des régions qui sont a priori assez éloignées des grands centres urbains et pourraient échapper à la spéculation foncière. Et on mesure d’autant mieux la fragilité de la situation : si La Terre échoie à Stéphane et Sabine, pour combien de temps ? Après eux, dans quelques décennies au mieux avant leur retraite, ou bien avant s’ils ne peuvent faire face à leurs emprunts, que deviendra la ferme ? On a là l’un des éléments qui permet de comprendre pourquoi la population agricole a perdu l’essentiel de ses effectifs depuis 1945, dans un mouvement qui paraît difficile à enrayer durablement.