A l’appui de cet essai, le lecteur qui souhaite aller plus loin trouvera une quarantaine de pages de notes à la fin avec, tout au long du livre, un système de notes glissé sur le côté du texte qui allège agréablement la lecture. Serge Bramly propose avec cet essai un livre très original. Son propos est donc d’examiner l’histoire du verre et ses liens avec la civilisation occidentale.
Un essai foisonnant abondamment illustré
Le plan est chronologique, mais autant le dire d’emblée, Serge Bramly propose davantage un itinéraire plutôt qu’un plan canonique universitaire pour nourrir son raisonnement. Il le décline autour de mots clés comme « Eclats », « Incidences », « Réflexion », eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes. Comme il s’agit d’un essai, l’auteur se permet une façon d’écrire assez libre, mêlant souvent des anecdotes personnelles à sa réflexion de fond. Il rappelle par exemple son enfance en Tunisie. A d’autres moments, il évoque l’époque de son service militaire à Lahore au début des années 70. Dans d’autres passages, il relate ses discussions avec André Chastel. Cela pourrait être agaçant, mais c’est finalement une façon de rendre hommage à tout ceux qui ont contribué à nourrir sa pensée.
Verre et civilisation occidentale
Serge Bramly choisit l’art comme angle d’étude pour examiner l’importance du verre. L’ouvrage est agrémenté de très nombreuses reproductions insérées dans le corps du texte ce qui facilite la lecture. Elles sont néanmoins en noir et blanc. Parler du verre peut sembler un point de détail, or l’auteur s’attache à en faire un point d’entrée et de compréhension d’une civilisation, disons occidentale pour aller vite. Le verre fut découvert à l’âge du bronze il y a quatre ou cinq mille ans entre l’Egypte et la Mésopotamie. En même temps, la majeure partie du globe l’ignora longtemps. Pour étayer son propos, Serge Bramly se livre à un véritable tour du monde. De cette enquête, il tire plusieurs constatations et contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord, le verre n’est pas un langage universel mais européen.
Regarder ailleurs pour mieux cerner une spécificité européenne
Son angle est résolument ouvert et on croise tout au long de son livre des grands classiques comme la mosaïque byzantine, Mantegna, Jan Van Eyck, Vermeer, Van Gogh ou Magritte. Mais surtout l’auteur nous transporte vers d’autres artistes comme le Japonais Kitagawa ou le Chinois Zhao Mengfu. A l’appui de sa démonstration, Serge Bramly nous convie à voyager du côté de l’Asie et particulièrement du Japon pour faire saisir les particularités de cet art et de cette civilisation. L’ouvrage nous entraine également du côté de l’Egypte, de l’Inde. Il a également le sens de la formule : « combiner le noir et le blanc : il n’était besoin de rien d’autre en Chine pour engendrer le reste du monde ». Il propose des conclusions à ses réflexions comme : « De l’Islam de la Chine et de l’Inde, seule la Chine s’émancipa du carcan du religieux qui étouffa les aspirations artistiques du monde musulman et limita à son propre domaine celles du monde indien ».
De l’ornementation au divin en Occident
Serge Bramly dessine les usages du verre et montre comment il fut un moyen d’ornementation. Il évoque Rome, la Grèce et la mosaïque. « Lumineux et inaltérable, le verre s’accordait à merveille à la rationalisation de la connaissance : à la rationalisation de la vision du monde, de sa compréhension, de sa représentation. De sorte que, si le savoir-faire des verriers proche-orientaux s’épanouit et culmina dans l’Empire romain, héritage dont bénéficia l’Europe médiévale, c’est en vérité la conjonction de la pensée grecque et de la technologie importée et diffusée par Rome qui assura la fortune ultérieure du verre, par-delà les vicissitudes de l’histoire, ….jusqu’à imprimer sa marque indélébile à notre civilisation ». Serge Bramly montre qu’avec le Moyen-Age on passe à autre chose. La théologie divinise en quelque sorte le verre à cette époque. Il faut se rappeler que les dépenses liées aux vitraux ont représenté jusqu’aux deux tiers du coût de l’édifice. L’auteur rassemble cela en quelques formules : « Ce qui était en bas devait refléter ce qui était en haut »
ou encore « Entrer dans une église équivalait à sortir de l’obscurité ». L’auteur relève ensuite le rôle des miroirs dans la découverte, à Florence, des lois de la perspective.
Art, science et verre
La civilisation occidentale se caractérise donc par un rapport particulier établi autour de l’art. Grâce à ses détours chronologiques et géographiques, il parvient à nous faire saisir une part de l’essence occidentale. Il évoque la question du réalisme pour relever que ce n’était pas un critère en Afrique, Amérique ou Asie. « Comme la Chine, le Japon ancien ignora notre perspective géométrique, tirée des lois de l’optique, et se contenta avec bonheur d’une perspective parallèle libre où le regard adopte simultanément plusieurs points de vue ». Il conclut sur le fait que c’est uniquement en Europe que l’on associe art et sciences exactes, autrement dit, « nous aimons l’ordre, l’éclat, les orchestrations savantes, le spectaculaire »
Du divin à l’utilitaire
Serge Bramly poursuit son parcours chronologique et envisage de nombreux aspects. Il s’arrête par exemple sur la Galerie des Glaces de Versailles. Il précise également l’influence du verre dans l’organisation des aménagements intérieurs. Il parle également du choc que représenta le Crystal Palace au XIXème siècle, cette « immense cathédrale de l’ère industrielle … Cette structure métallique supportait 84 000 mètres carrés de plaques de verre, resplendissant emblême de la supériorité de l’esprit occidental. » A la fin de son ouvrage l’auteur souligne une autre inflexion récente du verre qui désormais habille les immeubles, enveloppe les gratte-ciel. Il n’est plus le centre de notre habitat. Comme le résume Serge Bramly, « le verre était divin, nous l’avons fait utilitaire ».
« La transparence et le reflet » est un ouvrage touffu, fruit d’une culture foisonnante et il faut parfois faire des pauses ou relire tant le propos se veut ambitieux. Pour conclure, reprenons quelques propos de Serge Bramly : « l’art magique enfanta l’art religieux, lequel engendra l’art de cour, le politique d’où sortirent le laïque, le privé, le récréatif et enfin l’art pour l’art. Au contraire de la Chine qui les sépara très tôt, l’Europe amalgama ces différents domaines sans que l’un exclut l’autre. ….On comprend comment l’Occident chrétien en faisant un distinguo entre lumière réelle et lumière divine, en imposant ce passage de l’une à l’autre par le verre, en opérant cette transfiguration du physique en mystique, comment l’Occident se coupa de la nature avant de sortir du sacré, puis du religieux dans les siècles suivants ».
C’est donc un livre qui donne à réfléchir et propose un angle très original.
Pour en découvrir quelques pages, c’est ici.
© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.