L’ouvrage, coordonné en particulier par le professeur Bernard Grunberg, de l’université de Reims, est issu d’un colloque tenu en 2012 qui concluait un programme scientifique consacré à l’ « Edition d’un corpus de sources rares et inédites sur les Petites Antilles (1493-1660) », labellisé par l’Agence nationale de la recherche (2008-2011). Il prolonge une première série de communications publiée en 2011 chez L’Harmattan sous le titre « Les Indiens des Petites Antilles. Des premiers peuplements aux débuts de la colonisation européenne », sous la direction de Bernard Grunberg, et accompagne l’édition du corpus cité, dont quatre tomes ont déjà paru, sur les douze prévus.

Le colloque entendait apporter des réponses à trois questions : qui sont les Amérindiens des Petites Antilles, ce chapelet d’îles, physiquement très émietté, qui s’étend sur plus de 4000 km en arc de cercle et ferme à l’est la mer des Antilles ? D’où viennent-ils exactement, sachant que toute leur histoire est liée au continent sud-américain, en particulier à la « Terre-Ferme » ? Quelles ont été leurs relations avec les différents acteurs de la conquête et de la colonisation européennes ?


Constatons d’abord que l’on sait très peu de choses de ces populations, hormis le partage classique et controversé entre les « doux » Arawaks/Taïno des Grandes Antilles et les «cruels » Caraïbes/Kallinago des Petites Antilles, autrement qualifiés de « cannibales ». Maria del Carmen Martinez Martinez remarque d’ailleurs justement que Christophe Colomb évoque, « dès les premiers moments, l’existence d’une dualité imaginée avant d’être vue » (p. 270). Cette présentation aussi clivée repose, selon Benoît Bérard, « sur une approche essentialiste de la diversité culturelle », produite par les sources historiques, qui a eu notamment pour effet d’ « amplifier les différences » entre ces groupes tout en sous-estimant « la diversité culturelle interne » des Grandes et des Petites Antilles et de « renforcer la complexité » (p. 32) du dialogue entre sources historiques et sources archéologiques.
Quelques communications s’attachent à illustrer cette diversité culturelle interne et à confronter les différents types de sources. Vincent Cousseau note, avec d’autres, qu’à «  la fin du XVIIè siècle, les îles de Saint-Vincent et la Dominique sont devenues les principaux refuges et lieux de conservation de la civilisation caraïbe » (p. 255). C’est donc à partir de ces îles que se révèle sans doute le mieux le monde amérindien de l’époque coloniale.
Gérard Lafleur s’intéresse, lui, aux « Caraïbes noirs » de Saint-Vincent, dont il est fait mention pour la première fois en 1700. Ces populations noires, issues du marronnage notamment, avaient adopté les coutumes caraïbes pour ne pas être réduites en esclavage : en effet, les autorités françaises avaient rappelé dans les années 1730 « que les Caraïbes et les Indiens ne pouvaient être réputés esclaves aux îles du vent » (p. 305). Les Anglais déportèrent cette population en 1796, notamment sur la côte du Honduras. En descendent les actuelles populations garifunas.
D’autres communications livrent d’intéressantes données d’ordre linguistique ou anthroponymique : ainsi, dans son excellent article consacré aux « Attitudes linguistiques dans la Caraïbe », Sybille de Pury-Toumi s’interroge sur les raisons de l’exclusion des femmes du registre linguistique des hommes. Elle note que l’existence d’un double registre linguistique « s’est conservée jusqu’au milieu du XXè siècle, quoique de façon très affaiblie, dans la langue garifuna » (p. 221) et, en outre, que la « communauté des hommes n’est pas homogène au niveau linguistique » (p. 226).
Il convient par ailleurs de noter que, pendant longtemps, l’existence des Caraïbes insulaires a été largement mise en doute par les archéologues caribéens « parce que leurs vestiges archéologiques n’étaient pas reconnus » (p. 41). La première association de la céramique cayo de l’île de Saint-Vincent avec les Caraïbes insulaires a été réalisée à la fin des années 1980. Puis l’exploration du site d’Argyle à Saint-Vincent a élargi les perspectives : des fouilles récentes (2010) ont confirmé qu’il s’agissait d’une occupation datant de l’époque coloniale. Les structures d’habitat découvertes alors ont livré un certain nombre de données significatives : lors de la construction d’un village, les Caraïbes en déboisaient très peu les environs pour éviter d’être facilement repérés par les Européens. Le village comportait en son centre un taboüi, c’est-à-dire une cabane réservée aux hommes, autour duquel s’ordonnaient les manna, c’est-à-dire de petites cases rondes réservées aux ménages individuels. Constatations archéologiques corroborées notamment par les données ethno-historiques, en particulier celles fournies par certains récits missionnaires, comme ceux du dominicain Raymond Breton.Ensuite, on a, pendant longtemps, supposé que les deux groupes amérindiens étaient issus de deux migrations originaires respectivement du bassin de l’Orénoque et du plateau des Guyanes. Les conclusions des recherches récentes sont à ce sujet encore mal assurées. L’ « étude paléogénétique » de Marie-France Deguilloux et alii visant à caractériser le « pool génétique mitochondrial de groupes amérindiens céramiques récents de Guadeloupe » (p. 80) est difficile d’accès pour un néophyte. Retenons toutefois que l’analyse de vingt-deux vestiges humains amérindiens céramiques de Guadeloupe et de la Désirade semble confirmer, malgré des incertitudes, que c’est à partir de la région du bassin de l’Orénoque que des groupes Saladoïdes (du nom du village actuel de Saladero), c’est-à-dire Arawaks, ont migré dans l’arc des Antilles vers 500 ; en revanche, ne semble nullement établie la réalité d’une migration caraïbe originaire du continent vers 1200.
Les travaux des linguistes ont, par ailleurs, montré que la grammaire et une grande partie du lexique de la langue caraïbe était arawak et certaines pratiques laissent deviner des situations de contacts, d’alliances ou de mixité entre populations insulaires (Kallinago) et continentales (Kali’na).Enfin, la majorité des communications ont pour objet les relations entre les populations amérindiennes des Petites Antilles et les acteurs de la conquête et de la colonisation européennes. Sont ainsi principalement scrutées les sources historiques émanant de missionnaires.
Si les premiers contacts avec les Caraïbes sont le fait des Espagnols et sont dominés par des conflits et des massacres, les premiers récits relatifs à ces populations sont issus d’un contexte colonial postérieur, avec l’arrivée dans les parages des Anglais, Hollandais et Français au XVIIè siècle. Les directeurs de la publication soulignent très justement que les chroniques antillaises de l’époque « sont avant tout des rapports, des états, visant à évaluer les potentialités religieuses, commerciales et politiques des îles. Les tableaux de mœurs qui sont dressés pour ce dessein apparaissent donc comme autant de portraits moraux » et suivent donc « inévitablement des logiques proches. » (pp. 8-9) L’excellent article de Réal Ouellet compare ainsi les récits missionnaires relatifs aux Caraïbes insulaires. Il montre d’abord que « les missionnaires aux Antilles demeurent souvent éloignés, malgré leur dire, du monde sauvage » (p. 168). En revanche l’oeuvre du dominicain Raymond Breton « est née d’un contact prolongé et continu avec la population autochtone » (p. 169) : Sybille de Pury-Toumi a d’ailleurs noté tout l’intérêt et la richesse de ses dictionnaires caraïbe-français (1665) et français-caraïbe (1666) qui, selon Ouellet, « posent les bases d’une anthropologie amérindienne qu’on retrouve partout dans ses textes » (id.).
Real Ouellet note enfin de réelles différences entre les récits missionnaires produits respectivement en Nouvelle-France et aux Antilles : en effet, contrairement à la Nouvelle-France, le clergé antillais n’était pas étroitement soumis à l’évêque et exploitait de grandes entreprises agricoles. Les missionnaires canadiens se consacraient donc « entièrement à l’évangélisation des Sauvages, pendant que la majorité de leurs confrères aux Antilles se perdaient dans des tâches curiales et commerciales qui ne leur laissaient guère le temps d’apprendre à connaître ces Amérindiens qu’ils voulaient convertir » (p. 172). Propos corroboré par Yvon Le Bras dans son article consacré à « l’Histoire naturelle et morale de la Martinique » (1640) du jésuite Bouton.

En dernière analyse, si le volume se révèle d’une très grande richesse par ses apports, il souffre cependant de quelques défauts : les articles sont organisés selon une logique qui nous a parfois échappé ; ils sont de qualité inégale et on peut s’interroger sur la place de certains dans un tel volume. Par exemple, l’article de Stephen Rostaing, consacré à la carte, d’une précision exceptionnelle, des sites amérindiens du bas Approuague en Guyane, établie au XVIIIè s. par Charles Dessingy, peut, à la limite, être utilisé pour cerner l’origine assez complexe des groupes amérindiens des Petites Antilles, puisque l’auteur signale les migrations de groupes de culture koriabo, spécifiquement guyanaise, à destination des Petites Antilles. Mais on pourra, plus sérieusement, s’étonner de la présence de l’ ‘Histoire du Nouveau Monde’ (1625) de Joannes de Laet qui, bien que « souvent présenté comme l’auteur de la meilleure description des Amériques publiée au XVIIè siècle » (p. 137), n’a jamais mis les pieds en Amérique et ne donne des habitants de treize des îles mentionnées que des informations superficielles.

Quoi qu’il en soit, ce volume permet d’approcher heureusement une histoire en chantier : on est convaincu, une fois le livre fermé, que « le » Caraïbe « perdu » n’a pas encore été vraiment retrouvé et que la « recherche » continue. L’enquête d’André Delpuech et Benoît Roux visant à la « recherche de pièces ethnographiques produites par les Indiens eux-mêmes à l’époque des contacts avec les Européens » et à « savoir si des objets de leur culture matérielle ont pu être collectés, puis ramenés en Europe par les voyageurs, missionnaires, fonctionnaires coloniaux, […] au cours des XVIè-XVIIIè siècles » (p. 320) en constitue une ambitieuse et convaincante illustration.