La Turquie qui a fait son irruption dans le débat franco-français avec la question de son adhésion, est un pays sans doute insuffisamment connu. Pourtant, les liens entre les élites de ce pays et la France sont anciens et nombreux. Fascinés par la révolution française et l’aventure napoléonienne, par l’affirmation de l’idée de nation, les jeunes turcs ont souvent eu la France pour référence. Il y a de fortes chances que l’affirmation des réticences à propos de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne ne vienne troubler la connaissance mutuelle.
L’histoire de la Turquie kémaliste a longtemps été marquée par l’omniprésence de l’armée à l’origine de trois coups d’état, en 1960, 1971, et 1980. Depuis cette date, point de départ de l’ouvrage de Jean-François La Pérouse, la Turquie serait entrée à marche forcée vers la modernité, et la victoire électorale du parti de la justice et du développement, islamiste modéré, n’entrave pas cette évolution. Les Stambouliotes ont accueilli, en décembre 2004, avec enthousiasme, l’annonce de l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne, négociations qui s’inscrivent dans la durée.

L’ouvrage est divisé en quatre parties principales qui peuvent être découvertes dans un ordre qui n’est pas forcément celui voulu par l’auteur. La première partie traite de la société, tandis que la seconde qui peut-être lue en premier évoque les choix du pays en matière d’organisation du territoire. Un lecteur pressé pourrait parfaitement lire les deux dernières parties consacrées à la normalisation de la vie politique et à l’économie turque, ouverte mais encore fragile.

Une société en effervescence

Puissance démographique avec ses 70 millions d’habitants, la Turquie est en train d’amorcer sa transition démographique. Le déséquilibre Est Ouest est ici évident et montré sur une carte, avec un différentiel de l’indice de fécondité variant de 1.7 à 3.2. Pour autant, ce dynamisme démographique permet au pays de compter trois millions de citoyens vivant en Europe essentiellement. Pour autant, dans les pays arabes, les Turcs sont au moins 150000 mais leur émigration est plutôt temporaire et liée aux entreprises de travaux publics.

Cette société qui a longtemps nié, au nom des principes d’unité et d’indivisibilité de la nation, sa diversité culturelle et ethnique, la redécouvre peu à peu. Dans les années soixante et soixante dix, les éditions du guide bleu évoquaient les Turcs de la montagne, pour désigner les Kurdes. Il sont, selon les critères adoptés, entre 8 et 35 millions, ce qui peut surprendre. En 2003, un parti kurde était encore interdit, et il a du renaître sur un autre nom, en 2004. Le contentieux n’est donc pas encore apuré, même s’il existe une vie culturelle kurde que le gouvernement d’Ankara tolère, pour mieux réprimer sans doute les velléités indépendantistes.

Les kurdes ne sont d’ailleurs pas la seule minorité, les Chrétiens syriaques et surtout les Alévis étant amenés à s’affirmer de plus en plus en tant que communauté. Les Alévis, issus du chiisme, ne sont pas considérés comme musulmans par de nombreux adeptes de l’Islam sunnite. Les alévis sont très ouverts aux autres cultures et cultes monothéistes.

De façon globale, d’après l’auteur, la religion perd toutefois de son influence, ce qui peut surprendre vu de l’occident.
La société Turque vit encore largement sur des réseaux, anciennes corporations professionnelles héritées de l’Empire ottoman. Ces réseaux recoupent d’ailleurs aussi bien le club de supporters de football de tel grand club d’Istanbul, les « pays » avec les provinces d’origine, et même parfois le rotary club ou des réseaux laïcs organisés par des militaires retraités attachés aux principes du kémalisme.

La vitalité de la culture turque, de ce cinéma, incarné par Ylmaz Guzney, de cette presse Turque très influente et aux tirages cumulés qui font rêver les journalistes français montre aussi que cette société change. La télévision produit sont lot de sit-coms et de séries et une très dynamique télévision par satellite maintient le lien entre le pays et les émigrés.

L’éducation de masse a également progressé même si 20 % des enfants ne sont pas encore scolarisés et si les moyens consacrés à l’éducation ne sont que de 2.2 % contre 6.5 % en moyenne pour l’Europe sur le total du budget. L’éducation reste toutefois un enjeu sensible d’autant que depuis 1982 l’enseignement de la religion a été réintroduit dans l’école. Cet enseignement est exclusivement celui de l’Islam sunnite?

 

Deux Turquie ?

Le déséquilibre du territoire entre l’Ouest développé et l’Est sous développé est une réalité contre laquelle les autorités turques se battent depuis des années. Les grands aménagements hydrauliques de l’Est anatolien s’inscrivent dans ce souci de développement d’autant plus que l(élévation des niveaux de vie dans cette zone ferait perdre de son acuité à la revendication séparatiste kurde.

La guerre contre le PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan a contribué à creuser les inégalités. Villages détruits, populations déplacées. De plus, une économie de contrebande s’est développée à la frontière avec l’Irak.
Si la partie orientale du pays souffre encore d’un retard de développement, c’est encore le cas au niveau intérieur avec les 20 millions de ruraux qui représente 35 de la population, contre 56 % il y a 25 ans. Il existe dans une partie de la Turquie, notamment à l’Ouest, un phénomène de rurbanisation tandis que les zones orientales restent encore le domaine des nomades, des rebelles et des militaires.

La Turquie connaît une explosion urbaine, un phénomène impressionnant dans lequel on retrouve les caractéristiques de certaines villes du tiers monde. Constructions illégales, non-respect des normes, dans les régions sismiques, etc. La Turquie semble avoir de gros efforts à faire en matière d’équipement urbains et les inégalités sociales creusent les différences d’aspects entre quartiers.

La Turquie a connu en 2002, comme la France en 1964, la création de structures régionales, au nombre de 12. De ce point de vue, la Turquie qui entreprend, sous la pression du corps social une œuvre de décentralisation souffre des mêmes problèmes que la France avec les excès de centralisation, l’efficacité administrative en moins. Ankara et le désert Turc ferait pendant à Paris et le désert Français, s’il n’y avait pas Istanbul.

Les efforts entrepris dans ce domaine sont timides, et le gouvernement central entend quand même maintenir toutes ses prérogatives dans le domaine des infrastructures et des choix de développement. En matière d’aménagement de l’espace, la question des gazoducs et oléoducs serait aussi importante dès lors que la Turquie se substituerait à la Russie pour être la route des approvisionnements pétroliers du Caucase et de la Caspienne.

 

Vers une normalisation de la vie politique

Sujet complexe s’il en est, la vie politique Turque est marquée, un comble pour un pays qui est longtemps resté autoritaire par une multiplicité des partis politiques, les mêmes d’ailleurs qui changent souvent de nom.

L’armée a longtemps été un facteur permanent de cette vie politique, organisant en trente ans, trois coups d’état. Depuis 1980, il n’y en a plus eu, et il semblerait que cette première armée d’Europe, en terme numérique, ait tendance à se consacrer d’avantage à la gestion de sa rente de situation au niveau social, plutôt qu’à la vie politique. C’est en tout cas l’impression que donne cet ouvrage, et il manque indéniablement une étude sur les rapports de force internes au sein de cette armée de plus de 500 000 hommes. Cette armée longtemps garante de la laïcité, n’est-elle pas comme son homologue pakistanaise travaillée de l’intérieur par le fondamentalisme ? Ces deux forces armées, aux liens étroits et anciens avec les forces américaines présentent pourtant de nombreux points communs, au niveau social notamment.

Les partis islamistes ont également été traités un peu rapidement, notamment du point de vue de la spécificité de l’islam turc. Ce dernier, même s’il est de plus en plus en plus influencé par les mouvements venus du Golfe a quand même conservé sa spécificité nationale, après avoir été violemment combattu par le kémalisme.

Ce qui est surtout remarquable à l’échelle de la Turquie est cette forme de glissement qui s’est opéré en près de quarante ans, d’une social démocratie autoritaire à un centre droit conservant des références à l’Islam, une sorte de démocratie chrétienne, d’avantage à prendre sous l’angle de la CSU Bavaroise que du point de vue des centristes français. L’extrême gauche radicale tout comme l’extrême droite rendue tristement célèbre avec les loups gris n’existant plus que de façon très marginale.

 

Une économie ouverte mais encore fragile

A n’en pas douter, l’arrivée de ce grand pays, si toutefois elle se réalise, au sein de l’Union Européenne, ne sera pas sans conséquences. La Turquie est une puissance économique dans certains domaines, comme le textile ou la construction. Les avantages comparatifs en termes de coût de main d’œuvre, sont nombreux.

La Turquie c’est aussi une grand marché et des besoins immenses, en matière d’aménagement d’infrastructures, de constructions spécialisées, de grands chantiers. Enfin, la partie orientale du Pays, dans ce Kurdistan qui peu à peu s’apaise, est un véritable front pionnier potentiel. Évidemment, les inégalités sociales s’aggravent, d’autant plus que peu à peu, l’étatisme consubstantiel au kémalisme recule. Il n’est pas sur que les Turcs des catégories sociales défavorisées s’y retrouvent, d’autant plus que le tourisme reste encore très limité aux zones côtières, sauf pour les français qui sont les plus actifs dans la découverte de l’arrière pays des rives de la mer Égée et de l’Anatolie.

Très complet, malgré quelques absences qui sont de toutes façons difficiles à combler, comme sur les mouvements internes à l’armée, l’ouvrage comporte deux chronologies, dont une très intéressante sur l’évolution des médias en Turquie, ainsi que de très nombreuses références bibliographiques, qui permettront à n’en pas douter de se prépare aux débats sur l’éventuelle intégration de ce grand pays de plus de 70 millions d’habitants à l’Union Européenne.
A quelques semaines du référendum sur la constitution, et avec un débat sur lequel l’ombre ottomane se profile en filigrane, cette lecture se révèle tout bonnement indispensable.

Bruno Modica
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