Avec L’âge de la colère. Une histoire du présent, publié en 2017 et traduit en français aux éditions Zuma en 2019, Pankaj Mishra signe ici son 9e ouvrage. 

Né en Inde, cet intellectuel, s’inscrit dans une double culture, à la fois indienne et occidentale et entame la rédaction de cet ouvrage à partir de 2014, c’est-à-dire dans le double contexte de la montée en puissance de DAECH et de la victoire de l’ultra-nationaliste Narendra Modi en Inde.

Traduit dans pas moins de 14 langues, le livre est paru en 2017 et son succès s’explique aussi en partie par les clés de compréhension qu’il a pu offrir au moment de l’élection de Donald Trump, à la tête de la Maison Blanche.

Pour le Washington Post (du 16 février 2017), « ce livre vous fait vous sentir plus intelligent après l’avoir lu, même si vous vous sentez un peu stupide au début ». Je ne pourrais pas vraiment dire si sa lecture m’a « fait me sentir plus intelligente… ». Par contre, effectivement je me suis sentie particulièrement stupide au début…

En effet, le livre est particulièrement dense. Les critiques, plutôt élogieuses à son égard, soulignent cette érudition mais aussi son originalité. Les références et les citations sont nombreuses touchant à la littérature (Dostoëvski…), la philosophie (Rousseau, Voltaire, Nietzsche…), la politique (Bakounine). Le va et vient entre passé et présent est permanent et les rapprochements géographiques sont nombreux. Bref, on l’aura compris… L’âge de la colère ne se lit pas d’un trait de bout en bout… 

Que l’auteur la nomme tantôt « guerre civile mondiale » « crise universelle », c’est bien du concept de « ressentiment » tel que défini par Hannah Arendt dont il est question : le « terrible accroissement de la haine mutuelle et une irascibilité à peu près universelle de chacun à l’égard de tous » et qui est redéfinit.

L’auteur lui préférera parler de colère… Une colère qui selon lui touche l’ensemble de la planète et pas uniquement l’Occident. Une colère contre la modernité et les promesses qu’elle n’a pas su tenir et qui se traduit par des réactions politiques identitaires et nationalistes, par la contestation de la démocratie libérale.

Tout l’objet du livre dans le langage « lecteur qui se sent stupide au départ » consiste à s’interroger sur la provenance de cette colère. Dans le langage érudit : l’essai vise à comprendre les raisons de la « guerre civile mondiale » que l’auteur explique par « un mécanisme inhérent au modèle politique occidental accouché des Lumières, qui depuis la chute du mur de Berlin, s’applique de manière brutale à des milliards d’individus ».

Tout au long des plus de 400 pages, découpées en 7 chapitres, Pankaj Mishra tente de retracer la généalogie d’une colère qu’il fait remonter aux contradictions nées durant la période des Lumières, particulièrement bien visibles dans le conflit qui oppose Voltaire et Rousseau. En effet, les Lumières mettent en place une société fondée sur l’indépendance individuelle, la raison, la démocratie et le commerce. Et si Voltaire est prêt à imposer la modernité par le haut et à accepter les inégalités qu’impliquent la société commerciale, Rousseau, quant à lui, dénonce cette société régie par l’intérêt individuel. En ce sens, il apparaît comme « père de toutes les révoltes contre la modernité » et dénonce cette société commerciale qu’il considère comme fondée sur la comparaison et l’amour propre.

La critique de l’universalisme occidental issu des Lumières se poursuit avec l’évocation du mouvement littéraire Sturm und Drang, et les romantiques allemands, qui en viennent à considérer le nationalisme comme un antidote à la colère et qui préfèrent la Kultur à la Civilisation, le sentiment à la raison.

A travers la métaphore du Cristal Palace, ce bâtiment de fer et de verre construit à l’occasion de la première exposition universelle à Londres, érigé à la gloire du nouveau monde et représentant l’utopie d’une société matérialiste dans laquelle les individus ne suivent que leurs propres intérêts, Dostoïevski, d’abord plutôt occidentaliste, devient un détracteur de cette société inégalitaire.

Le Cristal Palace recouvre peu à peu le monde. Mais comme en Allemagne, en Italie (avec Mazzini), en Russie (avec Bakounine), les contestations s’élèvent aussi en Inde ou encore en Iran, avec Jalal al-e-Ahmad et son « occidentalité », notamment.

Au final, en tentant de comprendre et d’analyser les causes « des tremblements » de la société qu’il refuse d’expliquer par le « choc des civilisations », thèse définie à partir de 1993 par Samuel Huntington, Pankaj Mishra livre une vision assez pessimiste, basée plus sur un constat psychologique que statistique. En ce sens, il s’inscrit parfaitement dans le courant actuel de l’analyse des sentiments.

Malgré une lecture qui n’est pas toujours des plus aisée, on gagnera à lire et relire ce livre, car finalement s’il ne rend pas le lecteur intelligent, il le pousse a minima à réfléchir.