Histoire ouvrière, histoire du travail et alimentation

Assez classiquement, ce numéro thématique du Mouvement social est constitué d’une série d’études de cas précédé d’un éditorial de Stéphane Gacon qui met celles-ci en perspective. Stéphane Gacon commence par rappeler que l’alimentation et les pratiques alimentaires font partie des nombreux objets auxquels se sont intéressés les historiens à partir du tournant historiographique initié par l’école des Annales. Au sein de ce domaine de recherche, la question de l’alimentation au travail n’avait pas été beaucoup développée jusqu’à ce qu’une équipe du Centre Georges Chevrier de l’Université de Bourgogne lance un programme de recherche sur le sujet http://tristan.u-bourgogne.fr/La_lettre/Lettre_2012_06/focus_2012_06.html. Les études réunies dans ce numéro du Mouvement Social en sont issues. Dans son éditorial, Stéphane Gacon explique dans quel cadre, à la fois historiographique et épistémologique, doivent être resituées celles-ci :
« Il nous est donc apparu que, sans qu’elle soit complètement absente, une histoire sociale de l’alimentation, vue d’en bas, restait largement à écrire. […] Constatant que, de son côté, l’histoire sociale – et en particulier l’histoire du travail – s’est peu intéressée à l’alimentation au travail, nous entendons contribuer au débat historiographique sur les pratiques alimentaires et, plus largement, sur les pratiques sociales des mondes populaires. Délaissant volontairement l’approche de la question sociale par les organisations qui l’encadrent et les mouvements qui l’animent, nous nous plaçons dans une perspective anthropo-historique qui interroge l’attitude des individus et des groupes face aux grandes mutations historiques. Parmi toutes les pratiques relatives à l’alimentation hors foyer, la prise de nourriture pendant le temps ou sur le lieu de travail nous a paru offrir un angle d’approche permettant de sonder les relations d’autorité et de sociabilité au sein du monde du travail. » (pages 4-5)
La publication de ce numéro spécial du Mouvement social participe donc d’un renouveau de l’histoire du travail et des ouvriers, marqué par ailleurs par la fondation d’une Association d’histoire des mondes du travail en 2013http://afhmt.hypotheses.org/. Du reste, presque tous les auteurs, qu’ils soient maîtres de conférence, doctorants ou post-doctorants, ont commencé leur carrière de chercheurs par des travaux portant partiellement ou totalement sur l’histoire des ouvriers. C’est donc en partant de ce centre d’intérêt qu’ils en sont venus à se pencher sur la question de l’alimentation au travail. Cela explique sans doute que les contributions réunies dans ce numéro du Mouvement social portent essentiellement sur l’alimentation au travail des ouvriers ou des salariésOn peut consulter le sommaire complet sur le site de la revue, http://www.lemouvementsocial.net.

Manger à la cantine

S’interroger sur l’alimentation au travail des ouvriers conduit inévitablement à se poser la question du lieu : les ouvriers ou les salariés prennent-ils leur repas sur le lieu même de leur travail, l’atelier pour les ouvriers, dans un réfectoire mis à disposition par leur entreprise, dans des restaurants ouvriers ou dans des cantines ? Les études réunies par Stéphane Gacon sont toutes centrées sur ce dernier lieu : Stéphane Gacon lui-même et François Jarrige s’intéressent au rôle des cantines au Creusot entre 1860 et 1960, Xavier Vigna à la restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre, Vicky Long aux liens entre les cantines et les discours hygiénistes dans l’industrie britannique pendant l’entre-deux-guerres, François-Xavier Nérard au développement des cantines en URSS pendant les premières années de la planification (1928-1935) et Ferrucio Ricciardi à la cantine d’une usine de Lombardi sous le fascisme. Pour sa part Eliane Le Port étudie les « formes et les enjeux de la restauration » dans un corpus de témoignages ouvriers écrits postérieurs à la Deuxième Guerre mondiale tandis qu’une sociologue, Marie-Line Jamard, à partir de sa thèse, évoque le repas de midi des salariés d’EDF-GDF dans les années 1990, sachant que la plupart d’entre eux le prenait au restaurant de l’entreprise.

La cantine comme « lieu de cristallisation d’un certain nombre de rapports sociaux »

La cantine a été privilégiée car elle apparaît comme le « lieu de cristallisation d’un certain nombre de rapports sociaux » dans le cadre du travail. En d’autres termes, l’étude de la cantine permet d’apporter des réponses à la problématique citée plus haut sur les « relations d’autorité et de sociabilité au sein du monde du travail ». Stéphane Gacon rappelle dans son éditorial que le mot a une origine militaire. Son usage civil apparaît dans la deuxième moitié du XIXe siècle en lien avec l’industrialisation et la multiplication des usines :
« Dans tout l’Europe industrialisée, la naissance d’une restauration d’entreprise dans le dernier tiers du XIXe siècle, qu’elle soit directement pris en charge par l’entreprise ou concédée à un prestataire extérieur […] s’inscrit dans la logique de rationalisation industrielle, d’une séparation croissante entre le lieu de travail et de résidence, et elle répond de ce fait à une double logique « scientifique », productiviste et hygiéniste, bien dans l’esprit du temps. » (p.8)
Autrement dit, le développement des cantines entretient des liens étroits avec l’essor de la rationalisation du travail, qui passe en particulier par un encadrement et une surveillance accrus des ouvriers, et avec le souci de disposer de travailleurs bien nourris et en bonne santé. Dès lors, on comprend mieux comment la cantine peut être considérée par les chercheurs comme un lieu d’observation privilégié d’un des aspects des relations sociales au travail, à savoir la tension permanente entre le désir d’autonomie des ouvriers et leur subordination à l’égard de leur patron ou de leur hiérarchie. Cela explique en partie que les ouvriers et les salariés, comme le montrent les différents auteurs, cherchent à échapper à la cantine lorsqu’ils le peuvent et à maintenir une séparation entre travail et alimentation, y compris dans l’URSS de Staline. Toutes les entreprises et tous les patrons n’ont cependant pas toujours souhaité voir leurs ouvriers déjeuner dans la cantine de l’entreprise comme le montre bien l’exemple du Creusot étudié par Stéphane Gacon et François Jarrige. Les Schneider, patrons paternalistes, parce qu’ils veulent voir leurs ouvriers vivre en famille, ont « durablement privilégié l’alimentation domestique ». De ce fait, les règlements d’atelier prévoient une longue pause méridienne pour permettre aux ouvriers de rentrer manger dans leur foyer dans des logements construits en partie à cette fin à proximité des usines.
Les ouvriers et les salariés ont donc souvent recours à la cantine lorsqu’ils n’ont pas d’autre choix. L’absence d’alternative peut être due à l’éloignement du domicile ou de la famille, pour les ouvriers migrants, ou au célibat, surtout pour les hommes, ou encore aux pénuries ou à la cherté des produits alimentaires. En temps de guerre, en particulier, la cantine peut être le lieu d’accès privilégié à l’alimentation. Xavier Vigna, dans son article sur « La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre », explique ainsi que les cantines ouvrières ont connu un essor important pendant la Première Guerre mondiale sous l’impulsion du ministre Albert Thomas.
Même si la cantine est plus souvent subie que choisie, elle n’en reste pas moins un lieu de sociabilité important comme le montrent en particulier les contributions de Marie-Line Jamard et Eliane Le Port.

Ces quelques lignes ne sauraient rendre compte de la diversité et de la richesse de contributions réunies dans ce numéro du Mouvement social. Les différents articles permettent en particulier d’appréhender les évolutions que connaissent les cantines, en particulier de se faire une idée de l’évolution de leur importance quantitative ou de leur statut juridique, ce qui n’est pas sans incidence sur leur lien avec l’entreprise. Pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, comme le montre Xavier Vigna, la politique d’Albert Thomas vise à encourager la création de restaurants coopératifs échappant en principe au contrôle direct de l’entreprise. Par ailleurs, bien que le cadre français soit privilégié, deux articles portent sur les cantines sous deux régimes totalitaires, l’Italie fasciste et l’URSS de Staline, et un sur le Royaume-Uni. Enfin, si les articles sont centrés sur la question des cantines, les auteurs abordent aussi, souvent en contre-point, les autres formes d’alimentation au travail ou de liens entre entreprises et alimentation : le casse-croûte dans l’atelier ou au fonds de la mine, le rôle des économats jusqu’à leur interdiction en 1904, celui des coopératives d’alimentation et des restaurants ouvriers.