Dans la nuit du 10 au 11 mai 1941, un chasseur bimoteur allemand Me 110 s’écrase en Ecosse. Avant de s’écraser, le pilote a eu le temps de s’éjecter en parachute. Il est arrêté, se présente alors comme le Reichsminister Rudolf Hess et il demande à voir avec insistance le duc d’Hamilton pour « une mission humanitaire ». Mais, pourquoi et comment ce haut personnage nazi, un des plus vieux camarades de lutte d’Hitler et présenté comme la « conscience » du NSDAP, s’est-il retrouvé en Angleterre en pleine guerre un mois avant l’opération Barbarossa ? Y est-il de sa propre initiative ou avec l’aval d’Hitler ? Quelle est donc cette « mission humanitaire » et avait elle une chance de réussir ? Ce sont, entre autre, à ces nombreuses questions que Pierre Servent se propose de répondre dans cette biographie pour mieux tordre le cou à de nombreuses théories complotistes autour de Rudolf Hess.

Pierre Servent est officier et journaliste, ancien conseiller ministériel et porte-parole du ministère de la Défense. Il a enseigné à l’Ecole de guerre pendant 20 ans et a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire militaire et les questions de défense dont Le Siècle de sang, 1914-2014 et Extension du domaine de la guerre. Il a aussi écrit des biographies comme, par exemple dernièrement, Les sept vies d’Adrien Conus.

De l’enfance à l’âge de guerre (1894-1918)

Rudolf Hess nait en 1894 à Alexandrie dans une famille bourgeoise allemande expatriée tournée vers le commerce et le négoce. Il est envoyé à partir de l’âge de 12 ans en Allemagne puis en Suisse pour parfaire son éducation.

La 1ère Guerre mondiale va lui permettre d’échapper au destin tout tracé de prendre la suite de son père à la tête de la maison Hess & Co. Malgré le désaccord de son père, il s’engage chez les fantassins où il participe à la bataille de Verdun. Lors de celle-ci, il est blessé aux jambes et au dos. Reconnu pour son courage, il intègre les rangs du prestigieux « régiment List » où est aussi affecté un certain Adolf Hitler (qu’il n’a certainement pas croisé) … Mais, le rêve de Rudolf Hess est d’officier dans l’aviation : il l’intègre en 1918 mais la guerre prend fin avant qu’il ait pu abattre le moindre avion ennemi.

Comme de nombreux soldats allemands démobilisés, Rudolf Hess vit l’armistice du 11 novembre 1918 comme « un coup de poignard dans le dos ». Notamment, en Bavière où il est retourné après sa démobilisation, il voit avec horreur s’installer une République dirigée par un spartakiste, république qui sera balayée par la force armée.

Rudolf Hess rejoint alors un des corps francs de Bavière pour mener les combats de rue contre les spartakistes mais aussi pour dénoncer la République de Weimar qui a osé ratifier le traité de Versailles. En 1919, il intègre aussi la société secrète de Thulé qui forgera sa réflexion de révolutionnaire d’extrême droite et antisémite, notamment sur la croyance en une « race supérieure », les Aryens, sensés diriger le monde.

Dans l’ombre du Sans-nom (1919-1933)

A partir de 1919, Rudolf Hess va croiser le chemin de deux hommes qui vont transformer sa vie. C’est le cas d’abord du professeur spécialiste des relations internationales, Karl Haushofer, qui jouera le rôle de père de substitution. Il influencera Rudolf Hess dans sa conviction que les peuples Allemands et Anglais devraient s’allier pour dominer le monde. Karl Haushofer est aussi un tenant de la théorie du Lebensraum mais sans l’aspect antisémite (car sa femme est une demi juive). Puis, en 1920, il va à la brasserie Sternecker pour écouter un certain Adolf Hitler qui commence à faire parler de lui dans les milieux nationalistes. Fasciné par son discours et subjugué par ses talents d’orateur, Rudolf Hess voit alors en lui le « Sans-nom » attendu par les adeptes de Thulé, à savoir le sauveur de l’Allemagne et de la race aryenne.

Rudolf Hess devient très rapidement le « lieutenant » d’Hitler. Il voit son rôle s’étoffer devenant son espion chargé d’alimenter Hitler en notes sur les ennemis du NSDAP mais aussi sur certains de ses membres éminents. Il sert aussi de caution morale et intellectuelle au dirigeant nazi. Il organise enfin dans son université une section SA n’hésitant pas à faire le coup de poing dans les brasseries.

Le 8 novembre 1923, Hess participe au côté d’Hitler au putsch manqué. Il réussit à s’enfuir chez son protecteur, Karl Haushofer, qui lui évite l’arrestation en l’aidant à se réfugier en Autriche. Mais, lorsqu’il apprend début 1924, qu’Hitler est condamné à 5 ans de prison pour haute trahison (il n’en fera au final que 13 mois), il se constitue prisonnier pour être aux côtés du Führer. Hess est emprisonné à l’étage d’Hitler où il peut circuler librement. C’est dans ce contexte qu’est rédigé Mein Kampf. A ce sujet, Pierre Servent fait partie de ceux qui estiment que Rudolf Hess a apporté à cet ouvrage ses connaissances en géopolitique et sa capacité conceptuelle.

Lorsqu’Hitler et Hess sont libérés de prison, le parti nazi a besoin d’argent : Hess sert alors de caution morale auprès des milieux d’affaires et bancaires. Dans le contexte de la crise de 1929, le NSDAP progresse d’élection en élection faisant d’Hitler un homme politique de plus en plus « fréquentable ». Le rôle d’Hess est d’être l’homme du cabinet privé et des affaires réservées d’Hitler : il gère alors les crises autour du Führer (comme par exemple la découverte du corps sans vie de la nièce d’Hitler dans ses appartements privés). En 1931, il dirige le service de presse du NSDAP pour garantir la réputation d’Hitler. Il sera bien sûr aux premières loges lorsqu’Hitler deviendra chancelier de l’Allemagne le 30 janvier 1933.

Dans la lumière d’un Reich éternel (1933-1941)

Rudolf Hess sera de toutes les étapes de liquidation de la démocratie allemande. Il devient officiellement le second d’Hitler dans tout ce qui touche aux affaires du NSDAP : sa signature apparait alors sur la plupart des décisions du IIIème Reich. A la fin 1933, il est nommé ministre sans portefeuille (Reichsminister) doté d’un pouvoir flou et omnipotent : il est alors chargé de transformer les désirs d’Hitler en projets de loi. Il est donc à ce titre coresponsable des lois de Nuremberg.

En 1934, Hess s’allie avec Goering, Himmler et Goebbels pour convaincre Hitler que Ernst Röhm, chef des SA, prépare un coup d’Etat contre lui. Ils seront à l’origine de la Nuit des longs couteaux (30 juin 1934).

En 1938, Rudolf Hess entre dans le conseil du cabinet secret du Führer. Le 1er septembre 1939, il est institué n°2 dans l’ordre de succession en cas de disparition d’Hitler mais il arrive derrière un homme qu’il déteste, Goering. C’est la preuve que Hess quitte alors petit à petit les petits papiers du Führer : à cette date là, ce dernier a besoin d’être entouré de militaires.

Mais, Hitler continue à être attentif à un de ses plus vieux camarades. Ainsi, il propose à Hess de l’accompagner à Compiègne pour assister à la signature de l’armistice franco-allemand. C’est une façon pour le Führer de ménager la susceptibilité de Hess déjà froissée par l’interdiction qui lui a été faite d’effectuer lui-même le moindre vol en avion. Mais, Hess va avoir un vrai motif de satisfaction en entendant Hitler en juillet 1940 proposer une paix avec la Grande-Bretagne. En effet, il travaille depuis plusieurs années avec une équipe resserrée à forger une « clé anglaise » permettant d’allier l’Allemagne et la Grande-Bretagne pour affronter l’URSS…

Pour entrer en contact avec les pacifistes germanophiles en Grande-Bretagne, Rudolf Hess va se tourner vers son père de substitution, Karl Haushofer, et de son fils, Albrecht. Il nomme ce dernier conseiller diplomatique à ses côtés. Puis, à partir de 1936, il se rend très souvent en Grande-Bretagne pour aider Ribbentrop, l’ambassadeur allemand outre-Manche. Il se crée alors un réseau parmi les pacifistes germanophiles : il est alors en contact, notamment, avec Douglas Hamilton. Hess tente alors de trouver des contacts diplomatiques pour contourner l’obstination de Churchill à continuer la guerre contre l’Allemagne. Il met alors en place l’opération H qui consiste à faire parvenir une lettre au duc d’Hamilton afin de prévoir une entrevue avec ce dernier. Cette opération se soldant par un échec, Rudolf Hess décide alors de passer à la vitesse supérieure en empruntant un Me 110 pour aller négocier lui-même en Grande-Bretagne.

L’onde de choc d’un certain 10 mai 1941

Dans cette partie, Pierre Servent revient sur les différentes réactions immédiates à cet évènement extraordinaire aussi bien en Allemagne (où on met en avant la maladie mentale de Rudolf Hess) qu’en Angleterre (où on banalise à outrance l’arrestation du haut dignitaire nazi tout en soulignant le délitement du régime nazi).

Après avoir présenté avec forces précisions les premières heures et jours de Rudolf Hess sur le territoire anglais, Pierre Servent dissèque la réaction notamment de Churchill qui fait multiplier les examens psychologiques et psychiatriques de ce prisonnier.

Il note aussi qu’après le déclenchement de l’opération Barbarossa le dossier Hess va empoisonner les relations anglo-soviétiques, ces derniers ne comprenant pas pourquoi Rudolf Hess n’est pas fusillé séance tenante.

Enfin, en s’appuyant sur de nombreux témoignages, Pierre Servent conclue que l’hypothèse d’un vol de la paix validé par Hitler lui-même est impossible pour des raisons techniques, diplomatiques, militaires et psychologiques.

D’une geôle l’autre (1941-1987)

Rudolf Hess est d’abord détenu en Grande-Bretagne à Mytchett (Surrey) puis, à partir de juin 1942, à Abergavenny, au pays de Galles. L’auteur revient alors sur les conditions de détention du prisonnier Hess mais aussi sur ses multiples analyses psychologiques ainsi que sur ses dépressions et ses tentatives de suicide.

En novembre 1945, Rudolf Hess est transféré à Nuremberg pour répondre de ses crimes comme dignitaire nazi. Lors de ce procés fleuve, Rudolf Hess apparaîtra comme totalement détaché des débats et muet. Pour obtenir un non-lieu pour son client, son avocat tente de discréditer la position de procureur des Soviétiques en essayant de montrer qu’ils devraient être dans le box des accusés car ils ont signé un pacte de non-agression avec les Nazis. Mais, cette stratégie échoue (au contraire, elle expliquera pourquoi les Soviétiques s’opposeront toujours à une sortie de prison anticipée pour Rudolf Hess) : il est condamné à la prison à vie.

En 1947, Rudolf Hess avec 6 autres anciens dignitaires nazis est transféré à la prison de Spandau à Berlin-Ouest. Mais, à partir de 1966, il est le seul prisonnier à Spandau devenant le prisonnier le plus cher du monde. Il est retrouvé pendu le 17 août 1987 à l’âge de 93 ans.

Mon avis

Cette biographie de Rudolf Hess est passionnante. Tout d’abord, Pierre Servent écrit dans un style alerte et facile à lire : elle se lit parfois même comme un roman d’espionnage. De plus, il appuie son travail sur de nombreuses archives aussi bien britanniques qu’allemandes ainsi que sur de larges extraits de lettres et de témoignages. Ces sources intégrées au texte sont complétées par une trentaine de pages d’annexes reprenant, par exemple, in extenso certains mémorandums évoqués dans l’ouvrage.

Enfin, en décrivant le parcours de Rudolf Hess avec forces détails, Pierre Servent ne se contente pas seulement de décrire l’ascension et la chute d’un des plus hauts dignitaires nazis. Il s’intéresse aussi, par exemple, à l’aspect psychologique de la fascination qu’Hitler exerce sur Hess ou au contexte politique de la Grande-Bretagne durant les années 1930. Il en profite aussi pour démonter un certain nombre de thèses complotistes autour de la personnalité de Rudolf Hess.