Un groupe d’universitaires suisses éditent les actes du colloque de Salvan/Les Marécottes sur l’évolution de l’alpinisme sportif en septembre 2016. Merci aux Presses universitaires de Rennes, associées à l’Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne et à la société d’Histoire de la suisse romande d’avoir choisi en grand format qui permet des illustrations de qualité.
Dès l’avant-propos de Delphine Debons, le lecteur est au cœur du sujet : l’alpinisme sportif, une pratique évolutive, pratiques, émotions, imaginaires. Elle resitue rapidement le colloque de 2016 dans un contexte plus large.
En introduction, Patrick Clastres présente quelques références bibliographiques incontournables de la production littéraire et historique. Il rappelle que poésie, peinture, photographies mais philosophie, sociologie, étude des risques participent à la connaissance de l’histoire de l’alpinisme. Les pistes d’études proposées : relation au patriotisme, mutation climatique, archives et patrimoine montrent l’aspect foisonnant de cet ouvrage.
Peinture, poésie et photographie
Quatre articles pour cette première partie plutôt littéraire.
André Hélard dresse un portrait de John Ruskin qui pratiqua la montagne au milieu du XIXe siècle avec l’aide du guide chamoniard Joseph-Marie Couttet. Si Ruskin laisse dans ses carnets des croquis géologiques c’est aussi un contemplatif qui perçoit la montagne comme un « eden saccagé par le progrès et la modernité » (cité p. 23). Dans ses écrits il veut célébrer La Gloire de la Montagne non sans critiquer la prise de risque et la vanité de nombreux alpinistes de son temps.
Jonathan Westaway analyse le poème Excelsior qu’en Henry Wadsworth Longfellow publie en 1842, un texte idéaliste et romantique, d’influence germanique. La bannière du jeune héros devint un élément de l’iconographie victorienne.
Pierre-Henry Frangne interroge la philosophie de l’alpinisme et cet « homme qui voyage et qui gravit des montagnes » d’après Albert Mummery. L’auteur étudie le rapport entre les récits d’ascension et les photographies de la haute montagne et de l’homme qui la gravit dans la seconde moitié du XIXe siècle. Selon cette philosophie, l’acte de grimper permet à l’homme de considérer sa condition d’homme (liberté, corporité, mortalité). L’alpinisme comme l’existence est une lutte, le choix entre des possibles. L’article est illustré de quelques photographies très parlantes.
Laurent Tissot confronte la wilderness et les fréquentations de la montagne, alpinisme et tourisme. Il s’appuie sur deux études de cas : les expéditions himalayennes de Jules Jacot-Guillarmod au début du XXe siècle, notamment au K2 et les publicités pour les Montagnes Rocheuses promues par William Van Horne lors de la construction de la première liaison ferroviaire transcontinentale au Canada.
Entre risque et discours sur l’authenticité
Quatre articles également pour cette seconde partie autour de la notion de risque.
Jelena Martinovic aborde dans « une thanatologie alpine fin de siècle », l’approche psychologique de l’accident de montagne. L’auteure s’appuie sur les descriptions de Théodore de Wyzewa, sa représentation du sublime dans la mort en montagne, et le récit par Albert Heim de sa chute en 1982, à une époque où l’augmentation de la fréquentation de la montagne s’accompagne d’une multiplication des accidents. De l’apologie du suicide à la prévention des risques, l’auteure compare les textes aux représentations iconographiques.
Etienne-Marie Jaillard traite de la notion de risque en alpinisme et de sa gestion par les pratiquants notamment à partir des écrits de Zsigmondy, entre réduction de la vulnérabilité et/ou de l’aléa. L’auteur tente une histoire et une estimation de l’évolution du risque. Comment les inventions techniques en réduisant la vulnérabilité ont entraîné en parallèle une augmentation de la difficulté des ascensions et donc des risques. Il conclut sur un maintien du niveau de risque.
L’alpinisme, un « sport à part » ? Telle est la question que pose Olivier Hoibian. Il ancre sa réponse dans l’histoire culturelle et la sociologie. Partant de la condition sociale et culturelle lors de l’« invention de l’alpinisme », il décrit le temps des clubs alpins (Alpine Club 1857), l’évolution de excursionnisme cultivé, bourgeois, l’émergence des grimpeurs (les Bleausards) vers un alpinisme plus technique (GHM) alors que se développe, en parallèle un tourisme plus populaire que l’auteur qualifie d’alpinisme familial. Il analyse l’appropriation de la pratique par certains groupes sociaux.
Delphine Moraldo montre la distinction entre alpinisme et tourisme. La distinction sociale s’exprime en mépris à l’égard du touriste mais aussi de l’autochtone y compris les guides, mais aussi en distinction genrée. Deux aspects développés dans la troisième partie.
Ces femmes et ces guides qui ont fait l’alpinisme
Après la place prépondérante le l’alpinisme anglais, noble et bourgeois, quatre articles proposent de s’intéresser à la place des femmes et des guides.
Eniko Gyarmati choisit d’évoquer deux Hongroises, la baronne Ploxéna Wesselényi qui raconte son passage du col du Bonhomme en 1835 et Hermine Tauscher-Geduly qui gravit le Mont-blanc en 1881. Toutes deux ont laissé un récit de leurs voyages et ascensions. On y lit l’influence anglaise, les obstacles liés à leur appartenance à la gente féminine, le soutien masculin d’un guide.
Christian Koller présente l’activité de deux organismes suisses : Naturfreunde et Wandervogel qui ouvrent l’alpinisme aux milieux ouvriers au début du XXe siècle. L’auteur analyse leur philosophie, leurs choix idéologiques, la place et le sens de l’alpinisme dans les activités proposées. La montagne est vue comme un moyen d’échapper au monde industriel, un lieu de pureté et de solidarité et l’alpinisme comme un moyen d’accomplissement individuel.
Thomas Antonietti parcourt la correspondance de l’avocat bâlois Wilhelm Burkhardt avec son guide Theodor Henzen dans les années 1940-1950, une manière d’appréhender le rapport ville-montagne.
Rozenn Martinoia recherche dans les archives du Club alpin français et de la Société des touristes du Dauphiné la définition du « bon guide », la sélection (labellisation) et la formation.
Alpinisme, patriotisme, fascisme
A partir de deux exemples : Antonio Curo (1828-1906) et Guido Rey (1861-1935) deux auteurs explorent le côté idéologique de l’alpinisme.
Stefano Morosini évoque la relation ancienne de la ville de Bergame avec la suisse jusqu’à l’installation dans la ville d’industriels suisses du coton au XXe siècle et l’implication de la communauté suisse dans le domaine social et culturel. C’est ce qui explique le rôle des Suisses dans le développement de l’alpinisme bergamasque. L’auteur développe l’exemple d’Antonio Curo : ses activités professionnelles au sein de l’industrie des ciments, sa passion naturaliste et sa pratique de l’alpinisme ?
Alessandro Pastore propose une relecture de la biographie de Guido Rey, bourgeois, industriel et alpiniste turinois. Il analyse ses engagements patriotiques en faveur de l’intervention italienne dans la Première Guerre mondiale, naturaliste dénonçant la modernité, le tourisme et l’automobile comme menace pour la beauté alpine. L’analyse des œuvres de Rey, Il Monte Cervino (1904) et Alpinismo acrobatico (1914) montre son attention aux relations homme/nature et son goût pour l’escalade technique mais qu’il associe au patriotisme : « l’Alpe, comme la Patrie, ne se contente pas de vaines paroles, mais exige du sacrifice par le travail et de la vertu par la hardiesse »(cité p. 137). Au plan politique la correspondance De Rey montre à partir de 1922 son adhésion au fascisme et un homme plein de contradictions.
Mutations du climat, mutations des pratiques
Philippe Bourdeau, Jacques Mourey et Ludovic Ravanel proposent des études de cas dans les massifs du Mont-Blanc, des Ecrins et sans les Alpes valaisannes qui montrent comment le changement climatique impose une transformation des pratiques de l’alpinisme. Ils décrivent l’évolution des températures, de la pluviométrie et des glaciers et leurs conséquences (photographie de l’allongement des échelles sur la voie d’accès au refuge du Requin, p. 144). L’évolution des pratiques concerne la réduction des périodes favorables pour certains itinéraires, des conditions météorologiques changeantes, la modification du tracé de voies d’escalades (Drus), l’augmentation de la difficulté de certaines ascensions et même le déplacement de la pratique vers d’autres massifs.
La décennie 2007-2017 se caractérise par une nouvelle pratique mise en lumière par les médias suisses : le speed-climbing aussi bien en Himalaya que dans les Alpes. Johann Rossel et Patrick Clastres montrent que cette pratique n’est pas si nouvelle et que les questions qu’elle pose l’inscrive dans l’histoire longue de l’alpinisme. Ils décrivent la médiatisation croissante du ski-alpinisme, de l’escalade sportive, de la cascade de glace comme une rupture avec l’alpinisme classique : record de vitesse, matériel toujours plus léger et plus technique et mise en avant de soi en relation avec le statut professionnel et le sponsoring.
Archives, patrimoine et mémoire de l’alpinisme
Daniel Anker recherche dans les archives du Club alpin suisse des sources pour une histoire de l’alpinisme. Il en fait une description exhaustive.
Alain Dubois, Yann Decorzant et Julie Rausis montrent qu’il existe d’autres sources dans les archives de l’État du Valais et du Centre régional d’études des populations alpines ?
Conclusion : de l’histoire de l’alpinisme à l’histoire mondiale des ascensionnismes
Patrick Clastres décrit un vaste domaine ouvert à la recherche au moment même où l’UNESCO inscrit le Mont-Blanc au patrimoine mondial.
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Présentation sur le site des Presses universitaire de Rennes ICI