Professeur de philosophie à l’école normale supérieure, spécialiste de Socrate et Aristote, Francis Wolff est connu des aficionados comme un passionné de la tauromachie dont il a décrit les ressorts philosophiques dans un ouvrage au titre évocateur, déjà présenté sur la Cliothèque, philosophie de la corrida, paru aux éditions Fayard.

Ce texte d’une soixantaine de pages est le discours inaugural qui a été prononcé lors de l’ouverture de la feria de Séville en 2010. Cet honneur est en général confié à des notables sévillans, et c’est sans doute la première fois qu’un intellectuel français était convié à rédiger cette présentation.

En matière de tauromachie, l’Espagne a été longtemps protectionniste, et a souvent considéré les aficionados français comme des intrus illégitimes dans ce qui apparaissait comme la fiesta nacional. Mais grâce au courage de toreros français, qui se sont comme le biterrois Sébastien Castella hissés au premier rang de l’escalafon, mais avant lui de matadors comme Richard Millan, Nimeno II, Stéphane Meca, Denis Loré, et quelques autres, la tauromachie française est considérée avec le plus grand sérieux par le monde taurin espagnol. Les arènes de Las Ventas à Madrid, le temple de la tauromachie, ont été confiées à Simon Casas, un ancien torero français, qui est déjà le directeur des arènes de Nimes, de Mont de Marsan et de Valence.

La reconnaissance par l’aficion sévillane de Francis Wolff participe incontestablement de ce mouvement qui fait que la tauromachie de tradition espagnole dépasse largement la péninsule Ibérique et offre aux aficionados, quels que soient leurs origines, ce que j’ai souvent appelé : « un spectacle total ».
Il serait présomptueux de discuter plus que nécessaire les arguments du professeur de philosophie Francis Wolff.

Dans son texte, il évoque l’art qui crée des mondes imaginaires pour nos émotions, la science qui produit des connaissances vraies pour notre raison, et la philosophie qui invente des concepts intemporels pour notre esprit. Il décline, en les rapprochant de la dimension humaine de la tauromachie chacune des grandes doctrines philosophiques de l’Antiquité. Platon, Aristote, le stoïcisme, l’épicurisme, dont les concepts ont traversé les siècles et sont encore vivantes aujourd’hui.

Pour Francis Wolff, l’idée platonicienne est incarnée par le torero au moment où il se réalise au sommet de son art, un moment fugace, rare, qui montre de façon relative la différence entre la réalité et l’idée sublimée, un instant précieux, qui nous ramène à nos limites humaines.
Pour Francis Wolff, deuxième philosophe grec taurin est Aristote, qui a légué deux concepts : l’opposition de l’être en puissance et de l’être en actes, l’opposition de la matière et de la forme.

Si pour Aristote le plus grand bien auquel peut aspirer un être, c’est d’actualiser tout ce qu’il est en puissance, c’est d’accomplir sa propre nature en réalisant toutes ces possibilités, à ce moment-là le matador sur le sable de l’arène, mais aussi le taureau qui combat, réalisent cette synthèse entre ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent être par leur dépassement mutuel.

Le stoïcisme se retrouve également dans cette tauromachie de tradition espagnole qui repose sur l’immobilité sereine face à la charge du toro bravo.
La tranquillité de l’âme peut triompher de la violence des corps, du corps du taureau comme du corps de l’homme. Le torero stoïcien par excellence, c’est José Tomas, qui use de son pouvoir de résistance pour augmenter à l’extrême le terrain du taureau et réduire le sien jusqu’aux limites du supportable. Il apparaît sur le sable comme un martyr solitaire. Il impose en s’offrant aux cornes son rythme à la charge du taureau en montrant finalement qu’en tant qu’homme libre, il peut dominer la mort.. Pour le philosophe stoïcien chaque homme doit faire du mieux qu’il peut, ce qui lui est assigné par sa fonction. Son métier d’homme toujours.

Dans le cas du matador de toros, les vertus cardinales sont les suivantes :

  • Combattre un taureau, naturellement dangereux, exige courage et sang-froid
  • Affronter un taureau en public suppose dignité et fierté
  • Dominer le taureau, le contraindre à agir contre sa nature, exige maîtrise de soi-même et connaissance intime de l’adversaire.
  • Tuer le taureau ne se justifie que si on met soi-même sa vie en jeu, ce qui exige donc la loyauté.
  • Cette vertu stoïcienne se retrouve chez les toreros, mais également chez tout honnête homme, qui met un point d’honneur à s’accomplir dans sa fonction.

L’épicurisme enfin ne pas la recherche d’une jouissance perverse, mais le plaisir et sa recherche, celle que l’on ressent par l’émotion esthétique de la tauromachie, est l’un des biens et une bonne raison d’agir, pour continuer à offrir ses émotions à nulle autres pareilles.
La corrida c’est à la fois cette allégresse physique de la fête qui l’accompagne et les joies intellectuelles des conversations qui suivent.

Au-delà de cette lecture philosophique de la tauromachie qu’il me soit permis d’évoquer cette dimension historique. Au risque de choquer, et même de provoquer, j’aurais envie de dire qu’un historien qui ne serait pas aficionado ou qui ne chercherait pas à l’être, il n’est jamais trop tard ! ne serait pas parfaitement accompli.

Car la tauromachie de tradition espagnole puise ses racines dans une histoire complexe. Celle de ces civilisations qui ont considéré le taureau comme une divinité particulière, symbole de force et de fécondité, dont le sacrifice est lui-même porteur de vie. Et on retrouve cela dans tous les espaces, des civilisations du cinquième millénaire autour du croissant fertile, au taureaubole des colons grecs des cités des rives de la Méditerranée, jusqu’à ces marais en bordure des deltas des fleuves de la péninsule Ibérique où ces ruminants particuliers, sans doute originaires d’Afrique, ont pu se développer à l’état sauvage.

L’histoire de la tauromachie, participe de l’histoire tout court, celle de la confrontation entre l’homme et la nature sauvage, nature qui lui appartient de dompter et de maîtriser, tout en la respectant. L’histoire de la tauromachie codifiée de tradition espagnole, qui s’est développée en même temps que la philosophie des lumières en Europe, c’est aussi celle d’une relation particulière à l’homme, considéré comme un être doté de raison et de droits. Mais cela implique que dans sa recherche du bonheur cet homme fasse preuve des qualités que l’on attend de lui pour qu’il se réalise, loyauté, courage, honneur et dévouement.
L’histoire de la tauromachie, c’est aussi ce travail patient commencé au tournant du XVIIe siècle, de sélection des élevages, permettant de rechercher « cette idée du taureau idéal », qui varie d’ailleurs en fonction des époques.
Enfin l’histoire de la tauromachie c’est ce rapport particulier entre la terre et les hommes, avec ce paradoxe qui fait qu’il a longtemps existé une compétition féroce entre les paysans sans terre et les grands propriétaires terriens qui consacraient des étendues infinies à cet élevage somptuaire. Et cela s’est traduit pendant la guerre civile par de terribles affrontements. Mais aujourd’hui ces élevages apparaissent comme les garde-fous face à une agriculture productiviste dont l’impact sur l’environnement est particulièrement destructeur. Ces élevages de taureau de combat, qu’ils se trouvent en Espagne, dans le midi de la France ou en Amérique du Sud, sont de véritables conservatoires d’un patrimoine génétique qui disparaîtrait sans eux.
Cet ouvrage est indispensable et les éditions Au diable Vauvert réalisent à cet égard une politique éditoriale précieuse. Les aficionados ne doivent pas se sentir coupables de leur passion mais au contraire la revendiquer fièrement comme l’expression d’une réflexion intellectuelle qui cohabite avec un plaisir
inimitable.

Bruno Modica