Etrange ouvrage, pour un historien français; étrange ouvrage, pour un étudiant découvrant le traitement des sources historiques – s’il n’a pas suffisamment assimilé les méthodes de ses profs du secondaire.

Un ouvrage tel que seule la tradition anglo-saxonne est capable de proposer, d’assumer, un de ces témoignages-fictions, qui pourrait faire penser Au nom de la rose d’Umberto Eco ou aux récits chatoyants d’Amin Maalouf, n’était son caractère prioritairement historique et non littéraire.

Le pacte narratif:

Qui est l’auteur de ce manuel à l’usage des domini romains, en quête des «bonnes pratiques» pour gouverner leur demeure esclavagiste de la façon la plus rentable, la plus légale, la plus clairvoyante possible ?

Marcus Sidonius Falx, citoyen romain dont on ne sait s’il vécut aux premiers siècles de la République ou aux derniers siècles de l’Empire, tant sa connaissance de l’histoire romaine est vaste, vivante et diachronique ?

Ou Jerry Toner, son commentateur, professeur à l’université de Cambridge, qui affirme, non sans malice, avoir retrouvé, aux détours de ses recherches érudites, ce témoignage extraordinaire sur le rapport à l’esclavage des Romains ?

Le spécialiste tient à adjoindre aux textes ses commentaires, malgré sa qualité, tant par professionnalisme et crainte qu’on ne prête foi à son contenu, que parce qu’un lecteur contemporain, pétri de valeurs post-modernes, risque de mal l’interpréter et de se mettre à nourrir une haine inextinguible et irraisonnée contre le genre romain.

L’ironie historique:

Il est clair, en tout cas, que ce témoignage montre bien le rapport qu’avaient les citoyens romains à leurs esclaves : une relation mêlée de mépris civilisationnel (les esclaves étaient massivement des «barbares», captifs de guerre, appartenant à d’autres nations que le peuple romain), de supériorité juridique écrasante, et d’une bienveillance en principe fréquente, mais tant que durait la servilité de l’esclave, et qu’il ne se montrait ni trop intelligent, ni trop rebelle.

Un rapport juridique majorité/minorité, parents/enfants, à la différence près que les esclaves adultes ne bénéficiaient pas de la tolérance accordée à l’âge, mais qu’ils devaient de surcroît, supporter une soupçon, pour ne pas dire une défiance permanents, imputé au fait qu’ils étaient «humains» et que de ce fait, ils ne pouvaient, malgré toute leur bonne volonté, jamais se résoudre complètement à leur statut d’animaux domestiques. En revanche, tels des animaux, lorsqu’ils avaient «mal agi», on ne leurs épargnait aucune des tortures physiques ou des tourments spirituels qui pouvaient permettre d’obtenir de leur part aveu et contrition, et qui, par définition, n’étaient pas infligés aux citoyens romains – eu égard à leur qualité d’enfants de Rome.

s’interroger aujourd’hui sur l’esclavage:

L’auteur décline son ouvrage en plusieurs parties, allant de l’achat d’un esclave à son éventuel affranchissement, en passant par la manière de l’éduquer et toutes les précautions à prendre à chaque étape de sa vie de bien privatif (matériel ou immatériel ? – il semble que les Romains considéraient qu’ils étaient les deux, pour le corps d’un côté, l’âme de l’autre). Ce bien, Falx explique comment le viabiliser puis le rentabiliser un maximum, sans exclure certains bénéfices affectifs, pour un maître s’accommodant de cette situation, ce qui nous paraîtrait constituer la dernière insulte possible à faire au genre humain. Autre temps, autres mœurs… de ce genre d’habitudes qui font que la masse des gens, par souci pour l’ordre établi, en oublient de se questionner sur les matières les plus fondamentales – et décident, comme on dit, de «faire avec», en essayant tout de même de «faire avec pour le mieux».

Bref, un ouvrage qui sous ses airs d’évidences policées – c’est le ton adopté par Falx qui est un « homme de bonne volonté » de son temps – en révoltera plus d’un à l’occasion de certains passages où l’on devine Toner, s’amusant presque cruellement à dévoiler la normalité aberrante d’une société heureusement révolue. Cependant qu’en fin d’ouvrage, il rappelle que de nos jours, dans de nombreux endroits de la planète, l’esclavage persiste, de telle sorte que, en raison de l’explosion démographique des XXe-XXIe siècles, on compte plus d’esclaves en ce monde que l’Empire Romain n’en dénombra jamais…

A peine voilée, on perçoit derrière ces lignes, non seulement une critique de la normalité, à toute époque, dans laquelle les sociétés peuvent se complaire, l’auteur suggérant de toujours la remettre en question. Mais encore, en plus d’une critique de l’esclavage où qu’il soit, à quelque époque qu’il prospère, l’idée qu’il découle aussi de certains rapports, au travail, à la richesse, à la domination, qui d’une époque à l’autre, peuvent revêtir un vocabulaire et des aspects différents, mais en perpétuant une condition dommageable aux droits de la personne. Derrière le dominus romain dont on lit les lignes, on reconnait l’image du chef, du patron, de l’homme de pouvoir, si imbu de sa position, qu’il finit par en adopter une morale étriquée, utilitaire, immobile et s’en vient, malgré son humanité commune avec les gens qu’il commande, à les opprimer de bonne foi.