Les destructions récentes opérées par les terroristes de Daech sur les œuvres d’art de l’antique cité de Nimrud ou du Musée de Mossoul en Irak, ainsi que les autodafés pratiqués sur des manuscrits datant parfois du XVIIIe siècle, illustrent les tentatives des groupes politiques, en détruisant des sources, d’écrire une histoire légitimant leur action. Cet exemple montre que l’Histoire est bien aussi le résultat des enjeux des luttes politiques, sociales, économiques ou culturelles.
La « construction », « destruction », « falsification » de l’Histoire comme objet d’étude n’est certes pas une idée neuve. Serge Gruzinski nous invite cependant, dans son dernier ouvrage L’Histoire, pour quoi faire ? à repenser encore le chemin de la création actuelle du discours historique, à travers notamment l’usage de sources multiples, trop peu utilisées d’après lui par les historiens d’aujourd’hui.

Un historien moderniste surfant sur les vagues océaniques du Monde et circulant à travers les méandres de la mondialisation

Né à Tourcoing en 1949, Serge Gruzinski est archiviste – paléographe et directeur de l’EHESS. Son inclination pour la sphère méditerranéenne lui valut d’être membre de l’Ecole française de Rome puis de La Casa Velasquez à Madrid. Il a ensuite travaillé au Mexique de 1976 à 1984, ce qui impacta définitivement son objet d’étude. Au contact des sources indiennes, il décentra son regard sur les épisodes de colonisation du « Nouveau Monde » en adoptant le point de vue des « vaincus » avant de s’interroger sur les échanges, les métissages et les hybridations consécutifs à l’arrivée des Européens en Amérique Latine. Ses réflexions ont donné lieu à plusieurs ouvrages qui font date aujourd’hui, tels Les quatre parties du monde, Histoire d’une mondialisation , Editions de La Martinière, 2004 (pour la version originale) ou Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et Islam à l’orée des temps modernes, Le Seuil, 2008. La pensée métisse, livre paru chez Arthème Fayard en 1999, fut réédité chez Arthème Fayard / Pluriel en 2012, à la suite de l’exposition « La planète métisse » sise au Musée du Quai Branly du 18 mars 2008 au 19 juillet 2009 et dont Serge Gruzinski fut le Commissaire d’exposition.

Il a présenté ce mardi 5 mai à 18 h 00, à Science Po Paris (VIIe arrondissement), son dernier ouvrage, dans un contexte où il s’apprête à recevoir le Grand Prix International d’Histoire. Celui – ci lui sera décerné à Jinan (Chine) le 26 août prochain dans le cadre du Congrès du Comité international des sciences historiques. Un article résume la conférence tenue ce soir-là.

Pour quoi faire de l’Histoire ? » dans le contexte présent marqué par la mondialisation

Quel est le sens de l’Histoire ? La création des passés est le fruit des contextes historiques et spatiaux, qui sont marqués depuis le XVIe siècle par le phénomène de la mondialisation.

Logiquement, les prémisses de la mondialisation liée au désenclavement du monde par les Grandes découvertes au XVIe siècle amenèrent Serge Gruzinski à s’intéresser à l’histoire globale. Ce domaine de recherche des sciences historiques cherche à « décloisonner », « recadrer » et « reconnecter » (chapitre V, A monde globalisé, histoire globale ?, p 95-120).

  • « Décloisonner » dans les domaines thématique et chronologique est une nécessité.
  • « Recadrer » consiste, dans une démarche d’« histoire comparée » à décentrer le regard , en adoptant, par exemple celui des vaincus (ceux « qui ne font pas l’histoire » et qui souvent ne l’écrivent pas), ou en relativisant la primauté actuelle et récente des « vainqueurs », en l’occurrence celle des Européens Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, La pensée postcoloniale et la différence historique, Editions Amsterdam, 2009, pour l’édition française ; l’édition originale date de 2000 ou Sanjay Subramanyam qui appelle dans un entretien récent accordé au journal Le Monde à « Briser les frontières », 17 avril 2015, p 10
  • Reconnecter », Serge Gruzinski s’est déjà adonné à cette tâche dans son ouvrage Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et Islam à l’orée des temps modernes. Il a alors montré que des espaces éloignés dans l’espace euclidien ne l’étaient pas topologiquement parlant et ce en utilisant les représentations développées en Amérique espagnole et dans le monde musulman au XVIe siècle par les différents protagonistes à l’égard de « l’Autre ». Ce siècle est une période charnière pour l’histoire de l’humanité qui vit les débuts de la mondialisation et la lente émergence d’une « conscience – monde ».

Notion travaillée par Louise Benat – Tachot (2012), la « conscience-monde » passe d’abord, comme l’explique Serge Gruzinski (P 168) par une expérience inédite du gigantisme planétaire, néanmoins embrassé par la réalisation du Padron real, immense carte de référence.

Sa création fut rendue possible par les 360 ° des premières circumnavigations, ce qui permet alors de conceptualiser le monde et de se le représenter en tant que globalité et unité en le cartographiant. Le Monde apparaissant en tant que tel, phénomène observable, devient objet de connaissance, dans son unité et sa diversité. L’interaction entre ici et ailleurs prend tout son sens et c’est de là que le local tire son importance. Le local est donc enfant du global et la mondialisation génère de nouvelles représentation de soi, de ses « semblables » et des « autres ».

« C’est le langage qui fait les Hommes bien que les Hommes qui font le langage » disait Johan Wolfgang von Goethe : nommer les choses et les lieux est une manière de les appréhender en se les appropriant. Le terme « Global », au sens où nous l’entendons aujourd’hui est venu pour la première fois sous la plume du juriste Carl Schmitt dans les années 1940. Serge Gruzinski, partant de son objet d’étude, prend grand soin, dans un souci de clarté, d’expliciter les termes incontournables à l’origine du discours de l’histoire globale. Il définit de la manière suivante les termes de cet objet.

  • La « globalisation » mise en œuvre au XVIe siècle, concerne les aspects les plus sophistiqués, les plus stratégiques et les mieux contrôlés des savoirs européens : les dogmes chrétiens, la scolastique, le droit, les grades universitaires, les peintures, la littérature de cours. Pour l’ensemble de ces domaines, il constate une simple reproduction, un « clonage » selon des paramètres européens et non un « métissage » (notion largement explorée dans l’ouvrage La Pensée métisse). Ainsi la globalisation, mise en lien planétaire, génère un « blocage uniforme » et érige des frontières invisibles et infranchissables.
  • Rien de commun avec « l’occidentalisation » (au sens où l’entend Serge Gruzinski) se développant à partir du XVIe siècle, générée par la colonisation, mais qui suppose négociation.

Le processus de mondialisation est à la fois « globalisation » et « occidentalisation », pour peu que d’autres régions du monde ait pu constituer, elles aussi des modèles d’influence. Actuellement, la « globalisation » s’incarnent dans les moteurs de recherche, les réseaux sociaux de type Facebook ou Orkut qui proposent des modèles de sociabilité par programme informatique assimilables à des « cages électroniques », toute action sur les algorithmes du système étant impossible (p 159). Les processus d’ « occidentalisation » ou « américanisation » supposant de réels échanges sont le sous-bassement de métissages et hybridations. Ils ont bien été étudiés notamment par Paul Gilroy qui s’est penché, voici quelques années, sur l’étude la musique noire américaine, reliant les fils de ses origines et de sa construction progressive entre Europe, Amérique et Afrique L’Atlantique noir, Modernité et double conscience, Editions Amsterdam, 2010, édition française ainsi que les représentations et discours en découlant.

Serge Gruzinski peut ainsi écrire qu’ « une mondialisation ne se résume pas à des mises en réseau et en chiffres, à des maillages financiers, politiques, religieux », mais qu’elle traverse les corps et provoque des réactions, que l’on peut observer à l’échelle des individus (Chapitre VIII. Les maillons humains, p 163 – 178). Elle consiste à saisir comment sont ressentis sur place et pour chacun les effets de dilatation des mondes (autant d’échanges interpersonnels qui échappent aux archives, à l’image des milliards d’interconnexions internet, même si un usager d’internet ne se pense pas comme un composant du réseau planétaire en constante extension). Le rédacteur remarque que cette préoccupation actuelle est aussi celle de la géographie sociale dont les tenants tel Michel Lussault, L’homme spatial, La construction sociale de l’espace humain, La couleur des idées, Seuil, 2007, privilégiant une démarche d’investigation qualitative, ciblent leur priorité sur les acteurs collectifs mais surtout individuels dans leur rapport à l’espace et font avancer parallèlement la réflexion sur la « bulle d’appropriation » concept de Peter Sloterdijk.

La mondialisation développe ainsi, de façon quantitative mais aussi sur le plan qualitatif par le jeu des logiques réticulaires, non pas l’effacement de l’espace, mais au contraire, une vision reconfigurée de l’espace, un ancrage nouveau et affirmé, tendance liée aux processus de concentration (métropolisation par exemple) et de fragmentation actuellement à l’œuvre. Finalement ces deux tendances allant de l’unité à la fragmentation sont deux polarités contre lesquelles l’historien nous met en garde : « L’idée que la communication et l’échange entre les êtres désamorcent les conflits peut se révéler aussi trompeuse que le fantasme des altérités intraduisibles » (p 150). L’interaction entre mondialisation et histoire globale fait foin de nombreuses frontières, à commencer sur le plan conceptuel touchant les limites entre histoire et géographie, ce que les développements depuis plusieurs années de la géohistoire française (ainsi Christian Grataloup) ont bien démontré.

L’histoire globale telle que la conçoit Serge Gruzinski est promise à un bel avenir. La mondialisation est un phénomène paraissant irréversible. Que les infrastructures porteuses de mobilités (et de motilités) et circulations disparaissent, il en restera la « conscience – monde ».

Le regard d’un historien sur les sources et les constructions actuelles des passés. Dénonciation du « prêt à penser les passés ».

Depuis quelques décennies, les sources utilisées par les historiens se sont progressivement multipliées au rythme où les traces matérielles prenaient davantage d’ampleur et une infinie diversité. Serge Gruzinski plaide ainsi pour un usage sans cesse plus important de ces sources nouvelles et donc peu usitées. Mais, il rappelle aussi que toute production historique, si elle demeure un fait scientifique, n’en est pas moins un fait humain et sujet à interprétation de la part de son auteur, comme l’exprime très bien le réalisateur Alexandre Sokourov, dans ses films Faust et L’Arche russe. En montrant, en l’occurrence, que les réalisateurs de cinéma produisent des passés au même titre que les historiens, Serge Gruzinski, suggère, avec lucidité, qu’il s’agit bien de « produire un passé » et non « d’atteindre un degré supérieur d’authenticité ». Ainsi les œuvres d’art peuvent apparaître, au même titre que les travaux historiques, comme des créations de « passés sur mesure ».

Néanmoins, l’auteur de La pensée métisse fait un sort particulier à certaines œuvres à caractère historique de mauvaise qualité. En cause selon lui, la paresse intellectuelle, le souci de rentabilité immédiate et la propension d’un certain nombre de ces créateurs d’œuvres de fiction à caractère historique qui sont à l’origine de production très médiocres, ayant pour finalité première de divertir le grand public sans le faire réfléchir véritablement sur le passé et donc en définitive sur le présent. Serge Gruzinski s’insurge contre ce qu’il appelle « l’histotainement » qui privilégie facilité et séduction d’une présentation attrayante et dispensateur d’un prêt à penser, pour un public qu’il voit méprisé par ce type de créateurs.

Parallèlement, Serge Gruzinski valorise ces autres créateurs, exigeants avec leur public, gages de respect, semant à foison dans leurs travaux les points d’interrogation. Ce n’est pas le support qui importe car les réussites dans différents domaines (musique, opéra, cinéma, séries TV, jeu vidéo, spectacles historiques, cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques, …) montrent que le récit linéaire et livresque n’a plus le monopole de la construction historique et la création des passés sous-jacente. Bien que dénonçant le risque du présentisme, à l’instar de François Hartog et sa réflexion sur les régimes d’historicité voir, par exemple, Croire en l’Histoire, Flammarion, 2013, il y voit tout de même la constitution progressive d’une mémoire individuelle et familiale pouvant donner lieu plus tard à une construction historique.

Quelle trace dans l’histoire enseignée ? L’expérience de Laurent Guitton au lycée de Roubaix.

Le beau travail de Laurent Guitton, professeur d’Histoire – géographie au lycée de Roubaix, met en relation l’histoire globale et l’expérience locale de ses élèves, une classe de Seconde à priori peu scolaire et même turbulente. Pour les intéresser et les faire réfléchir sur le passé et, au final, sur eux-mêmes en les amenant à se situer, il utilise deux moyens.

D’une part, il leur fait rencontrer un historien de renom spécialisé en histoire globale (il leur explique rapidement de quoi il retourne …) natif et ayant vécu à Roubaix. C’est une manière de désacraliser l’histoire, de montrer qu’elle est un construit, mais aussi de la rendre proche d’eux et de faire se rencontrer des mondes qu’à priori tout sépare. Une entreprise de démythification et de mise en réel.

D’autre part, en leur demandant de travailler sur un ouvrage de Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard, 2012 et, à partir des situations historiques, scientifiquement établies dans l’ouvrage, d’écrire le texte d’une œuvre dramatique sous la forme d’un dialogue entre les différents acteurs de cette fresque historique : conquérants européens (Cortès, …), indiens (Moctezuma, …), … Dans cet Appendice, L’historien et les lycéens (p 189 – 192), Laurent Guitton nous apprend tout de même que c’est la venue de l’historien en personne au sein de la classe qui joua un rôle extrêmement important comme vecteur de mise en tension, catalyseur de réflexion et d’intérêt. Toucher du doigt la personne de l’historien, permet plus facilement l’a-préhension et donc la compréhension de faits venus d’un autre monde, celui du passé.

L’ensemble du travail sur les relations entre les mondes à ce moment de l’histoire prend place dans le programme de Seconde dans la deuxième partie de l’année avec le thème 4 intitulé « Nouveaux horizons géographiques et culturels des Européens à l’époque moderne » (10– 11 h), pouvant idéalement débuter par le chapitre « L’élargissement du monde (XVe-XVIe siècle) ».

Emmanuel Didier – Fèvre © Les Clionautes