Le livre de Denise Turrel, professeur d’histoire moderne à l’Université de Poitiers, est une enquête originale sur « l’emblématique des Guerres de Religion ». Au début du XVIIe siècle, les écharpes blanches, signes de reconnaissance des troupes réformées en 1562, sont devenues l’emblème distinctif de l’armée royale. Elles le restent sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Si les écharpes sont abandonnées sur les terrains militaires après la bataille de Steinkerque (1692), le blanc s’est néanmoins imposé comme la couleur nationale. Seule la Révolution française met un terme à cette hégémonie. C’est cette histoire, complexe, faite de renversements, que se propose de présenter l’auteur.

Après avoir défini les enjeux du sujet, l’introduction expose les sources utilisées dans l’enquête. Il s’agit uniquement d’ouvrages imprimés. Il est parfois difficile, à partir de cette documentation riche mais très fortement marquée par des enjeux partisans, de faire la part entre la réalité, qui voit l’adoption d’un emblème huguenot par la royauté, et l’idéologie, essentiellement celle du clan royal, qui met en scène la victoire des écharpes blanches et en fait un triomphe. Pour les règnes de Charles IX et d’Henri III, la meilleure source d’information reste l’Histoire de France (1581) du gentilhomme protestant Henri Lancelot Voisin, sieur de la Popelinière (1541-1608). Le règne d’Henri IV est mieux documenté, notamment par des pamphlets émanant des Ligueurs ou des partisans du Roi. La dernière période se clôt, en 1637, par la publication du premier ouvrage consacré à l’histoire des emblèmes nationaux, le livre d’Auguste Galland (1572-1641), Des anciennes enseignes et estendarts de France. Les sources iconographiques, multiples pour l’ensemble de la période étudiée mais souvent difficiles à dater, doivent être utilisées avec précaution.

La première partie montre avec précision « l’affrontement de deux emblématiques » (p. 25), celle du camp royal et celle du camp réformé, dans la seconde moitié du XVIe siècle, puis l’adoption de l’emblème huguenot par le pouvoir royal sous le règne d’Henri IV. « C’est le 9 juin 1562 qu’apparaît pour la première fois la couleur blanche comme marque militaire des protestants » (p. 28). Lors de l’entrevue de Toury (Beauce), Louis, prince de Condé, et ses troupes, venus retrouver Antoine de Bourbon et Catherine de Médicis, sont effectivement vêtus de casaques blanches. La bataille de Dreux, en décembre 1562, voit s’opposer l’armée royale aux cavaliers réformés vêtus de blanc. C’est, à lire l’Histoire de La Popelinière, la « marque d’une netteté de conscience au dessein par eux [les protestants] fait, pour maintenir l’honneur de Dieu et du public » (passage cité p. 29). Dès 1562, les protestants, en particulier les chefs militaires, adoptent l’écharpe blanche en bandoulière. L’examen du recueil d’estampes publié en 1569-1570 par Jacques Tortorel et Jean Perrissin permet de le confirmer. Toutefois, ce n’est que progressivement que l’écharpe blanche devient un véritable marqueur identitaire huguenot (p. 37). La fin des années 1580 voit l’amorce d’un changement décisif. Le 8 mai 1589, quelques jours après le traité d’alliance avec le Roi de Navarre, Henri III, après avoir reçu l’aide d’un détachement de l’armée de son cousin, prend l’écharpe blanche. Dans la décennie qui suit, Henri IV rend trois ordonnances sur le port de l’écharpe. Ce changement décisif coïncide avec une évolution de la tenue militaire : on s’arme de plus en plus « à cru », c’est-à-dire sans casaque.
Emblème confessionnel devenu symbole politique national, l’écharpe blanche s’est imposée dans l’adversité. Dans le Paris ligueur des années 1590, l’écharpe est diabolisée ou ridiculisée. On lui oppose l’écharpe et la croix noires, vertes ou rouges. Le noir symbolise le deuil après le double assassinat des Guises, à Blois, en décembre 1588. Le vert est la couleur de la Maison de Lorraine. Le rouge renvoie à l’Espagne. Cette multitude de marques identitaires traduirait la faiblesse et l’incohérence idéologiques de la Ligue (p. 60).
L’auteur conclut cette première partie par une étude de cas très précise. Denise Turrel analyse une figure sur bois (p. 74) présente dans la seconde édition du Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant (1594). Le Maheutre, un cavalier partisan d’Henri IV, porte sur son armure une écharpe aux pans flottants. Il domine et menace le Manant, archétype du Ligueur. Image complexe, cette gravure traduit autant la défaite des opposants du Roi que la peur des Politiques face à la « subversion » ligueuse. Le Manant fait ici figure de gueux alors qu’il est décrit comme un bourgeois dans le livre. Quelques mois plus tard, un placard imprimé (p. 84), Les Entre-paroles du Manant de-ligué et du Maheutre (printemps 1594) donne une image bien différente de la rencontre entre les deux personnages. La violence du rapport de forces a disparu. La scène se déroule dans un champ de fleurs de lys qui reçoit une pluie d’épis de blé. L’écharpe du cavalier apparaît ainsi comme un « objet rituel par lequel les deux mondes, céleste et terrestre, communiquent » (p. 89).

La deuxième partie du livre analyse le succès de la nouvelle symbolique royale. Un chapitre est ainsi consacré aux rituels urbains des écharpes blanches. La prise de possession des villes détenues par la Ligue, en particulier Paris et Rouen, s’accompagne en effet d’un rituel particulier, la remise de l’écharpe. Plusieurs témoignages semblent indiquer que la « libération » des villes ligueuses est l’occasion de « fêtes des écharpes blanches ». Denise Turrel propose de lire dans ces manifestations un véritable « sacre populaire » (p. 119). Il faut sans doute rester d’une grande prudence tant les sources directes, finalement peu nombreuses, sont orientées.
L’auteur propose en parallèle une étude des résistances à la nouvelle emblématique nationale. La défense de la croix face à l’écharpe occupe une place non négligeable dans les débats des Guerres de Religion. Des confréries de la Croix sont créées en 1567-1568 puis sous la Ligue. Henri III tente de se rapproprier ce symbole. En 1578, le Roi crée ainsi l’Ordre du Saint-Esprit avec pour insigne la célèbre croix des chevaliers de Malte. Dans les années 1580 et 1590, la croix de Lorraine constitue un des signes identitaires de la Ligue. Au début du XVIIe siècle, François de Sales (1567-1622) se fait encore le défenseur de la croix. Il est cependant bien difficile d’évaluer l’ampleur de la résistance au « triomphe » du blanc et de l’écharpe, devenue une « pure icône politique » (p. 162), affranchie des appartenances confessionnelles.

La troisième partie, au prix de quelques redites, revient sur les valeurs du blanc de Charles IX à Louis XIII. Le succès du blanc sous le règne d’Henri IV est mis en parallèle avec l’héroïsation du Roi ou la construction d’une véritable figure messianique, processus bien connu par les travaux d’Alexandre Y. Haran. Le blanc, protestant en 1562, devient royal et catholique dans la première moitié du XVIIe siècle. Dans le traité d’Auguste Galland (1637), l’emblème de l’écharpe blanche est dit « immémorial ». Sous Louis XIV, enfin, seul le blanc perdure, l’écharpe est abandonnée et, dans la mémoire collective, la reconquête henricienne est désormais attachée au fameux panache, dont le rôle est en réalité très mineur. Denise Turrel fait une analyse très convaincante de ce passage de l’événement à la mémoire (p. 224), concluant ainsi un bel ouvrage qui mêle les approches -l’anthropologie y côtoie l’histoire des media- sans épuiser le sujet. De très utiles index (noms de couleurs et noms de personnes), plusieurs reproductions dont certaines en couleurs complètent cet ensemble.

 

Copyright Clionautes.