CR de Alain Hugon
Cet ouvrage collectif ambitieux présente les grands traits de l’histoire de l’ensemble de la Normandie de la préhistoire au début du IIIe millénaire.
Ces trois dernières années, l’histoire générale de la Normandie a bénéficié d’un regain d’initiatives éditoriales. L’Histoire de la Normandie, dirigée par Michel de Boüard et publiée il y a un peu plus de trente ans, en 1970 chez Privat, a d’abord fait l’objet d’une réédition en 2001 par les éditions Ouest-France. Certaines parties de cet ouvrage restent toujours d’actualité, et les passages marqués par l’influence de Pierre Chaunu, – tout à la fois moments « d’histoire totale » et « d’histoire quantitative » – donnent un caractère original à ce travail. Par ailleurs, en 2002, les mêmes éditions Ouest-France ont édité une histoire divisée en plusieurs tomes qui traite des grandes périodes historiques de la région. Parmi ces volumes, il faut souligner l’importance de La Normandie avant les Normands : de la conquête romaine à l’arrivée des Vikings, (Rennes, 2002), œuvre collective d’E. Deniaux, C. Lorren, P. Bauduin, et T. Jarry. Bien que de moindre ampleur, mais commode pour suivre le fil des événements, la synthèse de Philippe Goujard, La Normandie aux XVIe et XVIIe siècles face à l’absolutisme voyait le jour chez le même éditeur, la même année.La Nouvelle histoire de la Normandie, travail collectif entrepris sous la direction d’Alain Leménorel, réunit des études écrites par des enseignants et des chercheurs normands, principalement issus des trois universités (Le Havre, Rouen et Caen). D’un point de vue éditorial, on peut regretter l’absence d’attribution précise des chapitres à leurs auteurs respectifs, d’autant que leur présentation est limitée à la 4e de couverture. En revanche, grâce à un index, aux cartes, encarts et illustrations, l’ouvrage est aisément accessible au grand public.
D’autre part, si le sous-titre de l’ouvrage peut sembler bien général – Entre terre et mer – les dynamiques en œuvre dans la région sont nettement développées. Les contrastes et les différences nés du passé ressortent clairement : ils dévoilent les enjeux des relations entre l’intérieur du pays et le littoral. Pourtant, il ne s’agit pas ici de la seule contradiction qui travaille cette province ; la lecture de son histoire peut aussi s’effectuer selon la grille de l’opposition entre la Normandie orientale (la région Haute-normandie depuis 1956) et la Normandie occidentale (la région Basse-normandie), d’autant que cette opposition ne recoupe que partiellement celle entre la Normandie armoricaine et la Normandie sédimentaire (proche du Bassin Parisien).

A ces divers titres, la synthèse initiale du géographe Pierre Brunet est bienvenue ; elle permet de prendre connaissance des principaux caractères de la province, de ses dimensions (600 km de côtes…), de ses climats, de ses paysages (bocage ou openfield), etc. L’auteur présente les « nouveaux littoraux » qui transforment l’estuaire de la Seine, modifient et « domestiquent » les marais (baie des Veys, marais de la Dives, marais Vernier…). Enfin, le tropisme littoral affecte aussi les mouvements d’urbanisation, particulièrement en Basse-Normandie. En un mot, le discours du géographe explicite l’importance de l’histoire dans la formation des paysages et des structures géographiques. Comme il se doit, diverses cartes accompagnent ces démonstrations.

Les traces d’occupation préhistoriques sont nombreuses, la présence de tombes à couloir et de chambres funéraires (de tumulus et de cairns) datant des 5e au 3e millénaire en témoigne. L’opposition entre les parties orientales et occidentales s’exprime déjà par la production d’objets dès l’âge du fer (p. 46). De même, les peuples pré-romains se répartissent entre le groupe belge – oriental -représenté par les Véliocasses de Rouen et les Calètes du pays de Caux, et les peuples plus occidentaux comme les Unelles en Cotentin, les Bajocasses en Bessin, les Viducasses près de Vieux ou les Auleci Eburovices autour d’Evreux.

Cependant, les traces antérieures à la romanisation étant peu abondantes, l’influence romaine apparaît d’autant plus essentielle ; routes, maisons et édifices publics sont les témoignages de la vigueur de la civilisation gallo-romaine, à l’exemple du théâtre de Lillebonne, un des plus vastes connus (148 m de diamètre). Les regroupements administratifs en municipes, civitates et provinces, réalisés par la romanisation permettent l’indispensable quadrillage du territoire ; ils offrent les conditions à la fusion culturelle dont témoignent les fana, ces sanctuaires indigènes qui, sur le modèle romain, possèdent souvent une structure en pierre. Avec la crise de l’empire, dès la fin du IIIe siècle et au cours du IVe siècle, on peut voir l’esquisse d’une « future Normandie » par la constitution de la IIe Lyonnaise, province dont Rouen était la capitale. La Manche commence à remplir sa fonction de frontière, et les empereurs successifs s’attachent à prévenir la piraterie grâce à la formation d’un litus saxonicum, c’est-à-dire d’une organisation de défense côtière. Enfin, dès cette époque, les périls augmentent et à l’intérieur des terres, les villes se dotent de murailles pour prévenir les menaces saxonnes et franques.

Les cadres politiques romains éclatent avec les invasions, puis avec les partages successifs des royaumes mérovingiens entre héritiers de la dynastie. Dès lors, la continuité est assurée par la structure ecclésiastique qui s’est esquissée dès le IVe siècle. En effet, en Normandie, les premiers évêques connus remontent aux débuts de Constantin (314 pour Rouen). Cette continuité culturelle s’effectue entre la province ecclésiastique et son modèle romain par la reproduction des cadres et des limites de l’administration provinciale de la IIe Lyonnaise. L’émergence des sept évêchés normands autour de la métropole rouennaise, puis le dynamisme du monachisme normand, en grande partie inspiré de saint Colomban († 615), expliquent la richesse religieuse, avec des fondations d’abbayes importantes, comme Fontenelle (par saint Wandrille), Montivilliers ou Jumièges.

Pourtant dès 800, le péril nordique est présent : Charlemagne se rend alors en Normandie pour inspecter les côtes. Cependant, les invasions n’interviennent qu’un demi-siècle plus tard, et sont, non pas saxonnes, mais scandinaves (841-845 : incendie de Rouen puis siège de Paris). En fait, elles profitent de la décomposition du pouvoir carolingien. Dès la fin du siècle, Rollon et ses Normands étaient présents en Normandie, parmi les envahisseurs. Par ailleurs, les historiens tendent actuellement à relativiser la rupture que représentent l’intrusion scandinave en soulignant, d’une part, que Rollon était déjà un allié de l’aristocratie franque et, d’autre part, que l’invasion reposait sur des effectifs médiocres.
Aucun écrit du traité de Saint-Clair-sur-Epte n’est conservé pour témoigner de la cession de la Normandie à Rollon en 911. Pourtant, les conséquences furent importantes, puisque pendant trois siècles, le duché constitua une des principales puissances d’Europe, d’abord avec Guillaume le Conquérant et la conquête de l’Angleterre (1066), puis avec la formation des royaumes normands méridionaux (Sicile et Italie du Sud fin XIe siècle), et enfin avec la succession des Plantagenets. A cet égard, la date du rattachement à la couronne de France, en 1204, apparaît centrale. On peut cependant reprocher aux auteurs de ne pas avoir insisté sur l’avance administrative et économique du duché au cours de ces siècles, d’autant que cette avance préfigurait les cadres futurs de la monarchie française et que sa richesse lui permettait d’édifier de superbes édifices romans. Enfin, la guerre de Cent Ans ancre définitivement la Normandie dans l’espace français, la rupture de l’anneau ducal par Louis XI (1469) précèdant d’un demi-siècle l’intégration bretonne.

L’idée, partagée par les auteurs, d’un déclin normand à l’époque moderne paraît reposer sur le choix de considérer le XVIIIe siècle, voire l’époque contemporaine, comme le terme de l’histoire, ce qui interdit de prendre en compte pour eux-mêmes les dynamismes antérieurs. Ainsi, la région qui possède certainement la plus importante densité nobiliaire du royaume connaît aussi une Renaissance éblouissante (voir L’architecture de la Renaissance en Normandie, Caen, 2002). Rouen est alors le principal port du royaume et la deuxième ville de France. Dieppe et Honfleur voient partir les navires de Verrazano. A peine créé au début du XVIe siècle, Le Havre expédie ses navigateurs sur les principales mers et ses marins attaquent les galions espagnols et portugais, tentent de coloniser des terres nouvelles, installent des comptoirs et suscitent, par voie de conséquence, plaintes et représailles des Espagnols et des Portugais. D’un point de vue culturel, le modèle humaniste est rapidement adopté en Normandie, favorisé par la diffusion de l’imprimerie, la présence de l’université à Caen, où nombre de médecins du roi furent formés, et des Cours souveraines à Rouen. L’existence d’une Renaissance alençonnaise, à peine mentionnée ici, illustre aussi cette adhésion. Si la Normandie n’est peut-être pas cette « petite Allemagne » que dénonçait le pouvoir monarchique en 1530, la présence massive des protestants en fait pourtant la province septentrionale la plus touchée par la prétendue hérésie. Bien que le mouvement réformé soit plus tardif qu’on ne le pense généralement, les guerres de Religion frappent violemment la région (cependant Caen ne fut pas touchée par les massacres de la saint Barthelémy malgré l’affirmation p.153). Par ailleurs, le haut niveau d’alphabétisation de la province est manifeste durant l’époque moderne, l’opulence économique normande, notée dans la plupart des témoignages contemporains, en est une des causes. Mais cette richesse est aussi une source de faiblesse car, tout au long du XVIIe siècle, la Normandie est très largement ponctionnée par la fiscalité royale, au point de donner lieu à une des plus importantes explosions sociales de l’Ancien régime : la révolte des Nu-Pieds en 1639. A partir de ce moment, la représentation provinciale disparaît – les derniers états de Normandie ont lieu en 1657.

Le XVIIIe siècle est bien couvert par l’ouvrage qui souligne une certaine atonie normande alors que les deux Normandie empruntent dorénavant des chemins de plus en plus éloignés, la partie orientale adoptant la modernité industrieuse, alors que la Normandie occidentale demeure rurale et traditionnelle.
Les trois derniers chapitres sont certainement les plus convaincants de l’ouvrage ; ils traitent de l’histoire contemporaine et brossent un portrait nuancé, mais sans concession de la région, depuis la formation des stéréotypes sur la Normandie (on pense au livre de F. Guillet, Naissance de la Normandie, genèse et épanouissement d’une image régionale en France, 1750-1850, Caen 2000) jusqu’aux élections de 1997. Officialisée en 1956 par la création de deux régions administratives en Normandie, la partition régionale est le fruit des siècles précédents, avec une Basse-Normandie conservatrice et longtemps opulente, véritable Belle-au-bois-dormant qui ne s’éveille que lorsque l’heure industrielle a passé, et une Haute-Normandie commerciale et manufacturière qui, depuis vingt ans, connaît une difficile reconversion liée à la mondialisation. La réduction des espaces, et donc du temps, consécutive aux révolutions des transports de ces trois derniers siècles, remet en cause l’idée même d’une Normandie unique. Cette réduction porte en elle les germes d’un effacement des identités régionales, ce qui explique les difficiles recompositions spatiales des cadres de vie auxquelles travaillent politiques, administrations, géographes et historiens, à l’image de cet ouvrage.

Alain Hugon C.R.H.Q / université de Caen
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