Ce volumineux ouvrage de presque 900 pages est une synthèse complète et passionnante permettant une véritable immersion dans le vaste et hétérogène mouvement des Lumières.

Suite à la mort de son mari Bernard en 2020, Monique Cottret a réussi, avec courage et brio, à terminer cette somme débutée à deux et ainsi à reconstituer seule le puzzle qu’ils avaient « tant de plaisir à construire ensemble » (p.741).

La plume talentueuse de BernardBernard Cottret, décédé en 2020, est professeur émérite à l’université de Versailles-Saint-Quentin. Spécialiste de l’histoire des mondes anglophones, il a notamment publié Histoire de la Réforme protestante ; La Révolution américaine ; La Révolution anglaise. Une rébellion britannique et, avec son épouse Monique Cottret, Jean-Jacques Rousseau en son temps. et Monique CottretProfesseure émérite à l’université de Paris-Nanterre, Monique Cottret s’est consacrée à l’histoire du XVIIIe siècle. Parmi ses principaux ouvrages : Jansénismes et Lumières. Pour un autre XVIIIe siècle ; Culture et politique dans la France des Lumières ; Histoire du jansénisme et Choiseul, l’obsession du pouvoir. permet ainsi de redonner vie à l’histoire de ce mouvement et de cette période mais elle est aussi service d’une ambition encore plus grande en ces temps où les Lumières subissent des remises en cause et des assauts critiques : convoquer ce passé et le mobiliser au service d’un humanisme universaliste plus actuel et nécessaire que jamais ! Dans les dernières pages, l’historienne juge en effet que « l’universel éclairé n’est pas un dogme mais une espérance. Un humanisme en construction permanente. Une conjugaison de l’universel et du singulier. Les Lumières valent avant tout par leur capacité à questionner le monde, par l’invention de la critique : la force de leurs interrogations dépasse largement celle de leurs certitudes. C’est à cette condition que les Lumières demeurent un passé que le présent peut, et même doit, mobiliser » (p.745).

Lors des années 1680 à 1820, se constitue bien en Europe une conscience collective qui conçoit et met en œuvre l’idée de progrès dans des domaines variées : la politique, l’économie, la société, les sciences, etc. Un mouvement pénètre les esprits et modifie les comportements ! Ainsi, la raison, la science, le droit, la tolérance, la liberté et le bonheur individuel semblent dessiner un horizon nouveau. Le philosophe Pierre Bayle écrivait dès 1684 « Nous voilà dans un siècle qui va devenir de jour en jour plus éclairé » ! Cette dialectique de la Lumière se déclinera dans les langues, su’il s’agisse de Enlightenment, Lumières, Aufklärung, ou IlluminismoL’ouvrage s’appuie ainsi sur la chronologie de Pierre Bayle en faisant débuter l’histoire des Lumières dans les années 1680 en France et plus particulièrement en Angleterre car « si l’on vivait à la française, l’on en pensait pas moins à l’anglaise ». La France et sa philosophie n’exerçaient ni le monopole de la raison ni celui du bon goût ! Ce moment fondateur de notre culture où l’Europe, bien que déchirée par des guerres incessantes, fut véritablement européen.

La force principale de l’ouvrage est de montrer que si la lumière peut apparaître singulière au départ, de nombreuses nuances existent ainsi qu’une pluralité. Pour les auteurs, ces Lumières ne sont « ni tout à fait les mêmes ni tout à fait dissemblables ».

Des Lumières disparates, sélectives et divisées

Monique et Bernard Cottret décrivent une Europe, espace non homogène, qui n’accueille pas et ne voit pas se développer le mouvement des Lumières de la même façon. Si les pays catholiques sont moins enclins à adopter des principes susceptibles de menacer la domination de l’Eglise sur les âmes et les esprits, il existe bien sûr une élite éclairée. Tout au long de l’ouvrage, à une échelle plus fine, le lecteur découvre une France partagée entre un excès de religiosité et d’anticléricalisme.

En 1782, Nicolas Masson de Morvillers écrivait dans l’Encyclopédie méthodique que « le Danemark, la Suède, la Russie, la Pologne même, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et la France, tous ces peuples, ennemis, rivaux, tous brûlent d’une généreuse émulation pour le progrès des sciences et des arts ! Chacun médite des conquêtes qu’il doit partager avec les autres nations ; chacun d’eux, jusqu’ici, a fait quelque découverte utile, qui a tourné au profit de l’humanité ! Mais que doit-on à l’Espagne ? Et depuis deux siècles, depuis quatre, depuis six, qu’a-t-elle fait pour l’Europe ? Elle ressemble aujourd’hui à ces colonies faibles et malheureuses, qui ont besoin sans cesse du bras protecteur de la métropole : il nous faut l’aider de nos arts, de nos découvertes ; encore ressemble-t-elle à ces malades désespérés qui, ne sentant point leur mal, repoussent le bras qui leur apporte la vie ! Cependant, s’il faut une crise politique pour la sortir de cette honteuse léthargie, qu’attend-elle encore ? Les arts sont éteints chez elle ; les sciences, le commerce ! Elle a besoin de nos artistes dans ses manufactures ! »

Au delà d’insister sur la place réduite de l’Espagne dans le mouvement des Lumières, ce passage souligne surtout que les Lumières européennes, « engoncées dans leurs certitudes et bouffies d’orgueil, marquaient bien là l’étroitesse de leur conception de la civilité , en excluant la partie de l’humanité qui leur paraissait encore sauvage, catholique et obscur. La philosophie des Lumières, écrivait justement Robert Mauzi, « n’est pas faite uniquement de lumières. Que de clairs-obscurs et d’ombres épaisses, d’où la lumière n’émerge qu’en de pathétiques combats ». Aussi, il ne faut pas oublier que l’accès aux Lumières est élitiste du fait d’un inégal accès en fonction des milieux et des périodes. Les sociabilités des nobles et bourgeois éclairés, jouent un rôle important au travers des académies, loges maçonniques, cercles et salons. Ces sociétés profanes ont souvent un substrat religieux (Maurice Agulhon). La circulation des imprimés ne sont que la trace pérenne de ces échanges.

Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 marque le début d’une ère de confusion pour Voltaire comme pour d’autres philosophes, c’est la fin du concept d’harmonie préétablie par Leibnitz. Les auteurs développent l’exemple de la querelle Voltaire/Rousseau. Ce dernier est exaspéré par les sentiments antichrétiens et les diatribes anticléricales du premier. Il réfute aussi l’argument du modèle unique du progrès, ce qui est bon à Paris ne l’est pas à Genève !

Des thématiques multiples qui s’inscrivent dans la chronologie

Véritable synthèse, l’ouvrage réussit à la fois à proposer des entrées variées (Etats, personnages, économie, sciences, guerres, justice, etc …) tout en suivant le fil chronologique. La lecture en est ainsi très aisée. En voici quelques exemples non exhaustifs.

Guerres et Lumières

Le siècle se nourrit d’abord de l’affrontement des Etats qui, pour les plus prospères prétendaient à l’hégémonie. L’Europe des Lumières fut un espace partagé, mais les auteurs ne passent pas sous silence les guerres qui opposèrent les pays d’Europe de 1680 à 1715 avant de s’étendre à l’espace atlantique avant même les guerres révolutionnaires et impériales. La paix d’Utrecht en 1713 constitue un moment fondamental et s’accompagne de l’espoir d’un monde délivré par le commerce et les échanges des mirages de la gloire militaire. L’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes viendra en fin de partie bouleverser les règles traditionnelles au moins en théorie. Le congrès de Vienne se fige sur des notions beaucoup plus conservatrices.

Pour Bernard et Monique Cottret, « les despotes éclairés vont s’appliquer à bouleverser l’ordre diplomatique avec bien souvent l’approbation philosophique » (p.408). Frédéric II de Prusse figure « parmi le petit nombre de souverains ayant accédé à l’immortalité littéraire » (p.155). Si les guerres de ce roi n’ont pas troublé les élites éclairées, les philosophes n’ont pas tous été aveuglés et les vers de Rousseau en témoignent : « La gloire, l’intérêt ; voilà son Dieu, sa loi ; Il pense en philosophe, et se conduit en roi ». Gustave III, lui aussi prince des Lumières, entretient une correspondance avec Voltaire, Turgot, Dupont de Nemours, Bernis ou encore Beaumarchais, il est reçu par d’Alembert et il rencontre Grimm ou Quesnay. En 1772, son coup d’état contre la Diète est considéré comme éclairé. Il met un terme à la polonisation de la Suède et proclame une nouvelle Constitution. Mais Mably et Rousseau se méfient d’un personnage « qui utilisait les Lumières comme un instrument au service de son ambition » (p.412). Catherine II de Russie, malgré des intentions réformatrices éclairées, n’a été l’impératrice que d’un « mirage russe ». Enfin, citons Joseph II, empereur du Saint Empire, qui accorde aux Juifs des éléments de tolérance sans cependant leur donner les mêmes droits que les chrétiens.

L’importance des livres

Deux ouvrages marquent les années 1748-1749. De l’esprit des lois, paru à Genève, est, pour nos auteurs, le « chef-d’œuvre absolu de la pensée politique des Lumières » (p.203) pour la clarté de sa langue et de l’universalité de son jugement. Montesquieu en profite pour condamner la brutalité de la colonisation espagnole et portugaise mais aussi affirmer qu’il n’existe qu’une seule humanité alors que Voltaire, quelques années plutôt, soulignait « l’écart infranchissable séparant les différentes races humaines ». Tout comme Montesquieu, Buffon n’adhère pas aux thèses raciales. Son Histoire naturelle est un plaidoyer pour la diversité « par la démonstration descriptive et cumulative ».

Quelques années plus tard, L’Encyclopédie est une grande aventure humaine (200 collaborateurs) à l’origine d’un monument : 17 volumes initiaux, 11 volumes de planches, un Supplément en 4 volumes, un volume de planches et 2 volumes de Tables … soit 35 volumes ! Pour Bernard et Monique Cottret, sa subversivité reste toute relative. En politique, ils remarquent la prééminence des thèses de Montesquieu sauf dans l’article Autorité politique de Diderot qui se montre, lui, plus contestataire. L’Encyclopédie souhaite améliorer le sort du peuple mais ne propose aucune mesure révolutionnaire. Notamment parce que c’est une « machine de guerre contre le christianisme », les premiers volumes sont interdits en février 1752 sous la pression des jésuites mais les lobbys de l’édition avec des soutiens (Pompadour) défendent l’entreprise ce qui débouche sur une ré-autorisation mais avec une censure plus stricte.

De nombreux ouvrages des Lumières se voulaient œuvre d’histoire. Giambattista Vico est un précurseur. Voltaire, lui, prétend renoncer à une histoire qui ne s’intéresse qu’aux batailles, aux monarques et à la vie des cours. Il souhaite intégrer les facteurs démographiques, économiques et culturels … du Braudel avant l’heure ! Cependant, il a bien du mal à s’astreindre à son propre programme. Ayant davantage tendance à faire l’apologie du roi de Prusse et de Louis XIV, il se livre à un travail de panégyriste et non d’historien (Grimm). En Angleterre, les auteurs comme David Humme s’intéressent aussi à l’histoire, celle des Stuarts par exemple.

Les Lumières à l’épreuve de la Révolution et de l’Empire

Avant même la Révolution, souffle sur l’Europe un vent venu d’Amérique. Benjamin Franklin et la Déclaration d’indépendance ont à voir avec les Lumières. Plus encore, Thomas Paine, qui rédige son Common Sens en 1776, « appartient à un siècle plus qu’à un pays ; sa véritable patrie c’est la philosophie des Lumières, dont il nous livre la subtile modulation en Amérique, en Angleterre et en France » (p.436).

La Révolution fille des Lumières ? Sans doute ! Mais à nouveau les auteurs apportent la nuance nécessaire et rappellent que « le mythe du lien étroit entre les Lumières et la Révolution avait l’avantage de convenir aux partisans comme aux adversaires des Lumières et de la Révolution. En fait, les patriotes puis les révolutionnaires ont puisé de façon hétéroclite chez les différents auteurs des Lumières » (p.603).

Les révolutionnaires comme Mirabeau ou Robespierre, pour beaucoup, sont des hommes et femmes des Lumières. Alors que certains deviendront des victimes de cette Révolution (Lavoisier, Condorcet, Olympe de Gouges), d’autres serviront la République (Monge). La politique de déchristianisation à partir de l’automne 1793 pose les questions de la tolérance mais aussi de la violence réelle et symbolique de cette Révolution. Robespierre réaffirme la liberté de culte mais il conserve son anticléricalisme. Pour Bernard et Monique Cottret, parce qu’ils sont des fils des Lumières, « les dirigeants révolutionnaires ont eu besoin de théoriser une forme particulière de violence, transitoire et régénératrice. « Tant qu’elle demeure un instrument, elle s’inscrit dans un contexte. En devenant une vertu, elle risque de se transformer en machine de gouvernement » (p.566). Pour les auteurs cette violence révolutionnaire marque une rupture avec la logique des Lumières.

Après le 9 thermidor et jusqu’au Consulat, ceux qui veulent incarner les nouvelles Lumières ont un lien assumé avec le politique, un élitisme décontracté une insistance sur l’éducation. A l’inverse, à partir de cette période et pour de longues années, la Contre-Révolution s’organise autour de Louis de Bonald, l’abbé Barruel, Joseph de Maistre, Rivarol, Chateaubriand. Bernard et Monique Cottret soulignent qu’ils ne sont finalement pas si sévères que ça avec les Lumières ! De même, le romantisme n’est pas nécessairement hostile aux Lumières : il se révèle plutôt post-Lumières qu’anti-Lumières. Finalement, durant cette période, les Lumières sont davantage relativisées que critiquées.

Napoléon lui aussi est fils des Lumières. Il a lu les classiques mais aussi Rousseau, Montesquieu, Vico, Mirabeau ou Buffon. Il applique la tolérance par exemple vis-à-vis des cultes minoritaires. Le Code civil une œuvre de compromis entre l’ancien droit et le nouveau. L’empire se veut dans la continuité des Lumières mais une continuité pragmatique. Napoléon, en 1800, avait prévenu « Philosopher, ce n’est pas gouverner ».

Et si les Lumières étaient finalement bien pâles ?

Les auteurs n’oublient pas de mettre le lecteur en garde contre tout risque d’anachronisme. La critique « a longtemps été le privilège des conservateurs, du moins de certains d’entre eux. En bousculant les hiérarchies, en déstabilisant les sociétés d’ordres, en critiquant les excès du religieux et parfois la religion elle-même, les Lumières ont participé à l’émergence des droits de l’individu et défini les critères du monde nouveau. Mais elles sont également subi des attaques venant du camp adverse ; trop bourgeoises et modérées politiquement, elles auraient été partie prenante de tous les maux liés à l’émergence du capitalisme, à l’expansion européenne et à l’esclavagisme … C’est aller bien vite en besogne ! Comme tout phénomène historique, les Lumières sont filles de leur temps. La tolérance défendue par Voltaire ne correspond guère à celle prônée au XXIe siècle. Comment pourrait-il en être autrement ? N’oublions pas la diversité des Lumières ! Anglaises, françaises allemandes rencontrant des générations différentes, traversant une vaste chronologie … » (p.508-509).

Cet ouvrage retrace avec une minutie remarquable et au travers d’entrées multiples (personnages, Etats, thèmes, etc.) le parcours de la lumière de la raison qui accouche, entre les années 1680 à 1820, des Lumières de la philosophie. Un parcours passionnant, nuancé et intemporel.