Le Roi-Soleil en mer est le fruit d’une collaboration interdisciplinaire entre Meredith Martin, professeure associée à l’université de New York, spécialisée dans l’art français, l’architecture, l’Empire et les échanges interculturels de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle, et Gillian Weiss, professeure à la Case Western Reserve University (Cleveland, Ohio), spécialiste de la France moderne, ses relations avec le monde islamique et l’esclavage méditerranéen. L’ouvrage, dans un premier temps publié sous le titre The Sun King at Sea. Maritime Art and Gallery Slavery in Louis XIV’s France, a été publié en version française seulement quelques mois plus tard aux éditions de l’EHESS.
Au sein de cet ouvrage, les autrices portent un regard sur Louis XIV dans une perspective qui n’est pas celle de l’héritage national classique, mais celle de l’esclavage musulman et de ses expressions culturelles, sociales, politiques mais également visuelles dans la France du XVIIe siècle. L’intérêt de ce travail repose essentiellement sur le regard croisé des deux disciplines et sur des interrogations nourries de recherches théoriques qui ne sont pas forcément celles de la culture académique européenne.

L’origine d’une collaboration

Dans l’introduction, les autrices racontent la façon dont a émergé l’idée d’écriture de cet ouvrage. Le point de départ est une rencontre entre Meredith Martin et une peinture de la galerie des Glaces du château de Versailles. Alors qu’elle préparait un cours de premier cycle sur les représentations picturales des non-européens sous le règne de Louis XIV, l’historienne de l’art est intriguée par une peinture qu’elle n’avait jusque là jamais remarquée. Il s’agit d’un tableau en médaillon de Charles Le Brun intitulé Rétablissement de la navigation, réalisé entre 1678 et 1684, sur lequel Louis XIV, habillé à l’antique, domine des hommes enturbannés enchaînés au pied du roi. La présence de ces personnages interpelle Meredith Martin. Elle décide alors de contacter l’historienne Gillian Weiss, qui avait écrit un livre sur la course en Méditerranée au début de la période moderne et plus particulièrement sur la captivité des Français au Maghreb. Gillian Weiss n’avait alors pas connaissance de l’existence de cette peinture. Elle l’a néanmoins identifiée comme représentant à la fois le phénomène de course en Méditerranée et la captivité d’individus qualifiés à l’époque « d’esclaves turcs » ou plus simplement « Turcs », même si la plupart n’étaient pas originaires de Turquie mais plutôt du Maroc ou des territoires contrôlés par les Ottomans. Ces « Turcs » étaient majoritairement musulmans, mais il y avait aussi parmi eux des Grecs orthodoxes et des juifs.

Des esclaves turcs dans le royaume de France au temps de Louis XIV

Sous le règne de Louis XIV, des milliers de personnes provenant des pays d’islam ont été capturés et achetés sur les marchés aux esclaves méditerranéens, pour ensuite être mis à la rame sur les galères du Roi-Soleil. Louis XIV avait fait construire une flotte de galères pour intimider les corsaires du Maghreb appelés « barbaresques » et protéger le commerce méditerranéen. Le tableau en médaillon présent à la galerie des Glaces qui a par ailleurs été choisi pour illustrer la première de couverture, représente donc le rétablissement de la navigation en 1763, après que la monarchie ait soi-disant nettoyé la Méditerranée des corsaires.
Au travers de cet ouvrage, les autrices cherchent à comprendre comment l’esclavage aux galères et ses représentations ont servi les politiques menées par Louis XIV et sont devenus un élément-clé de sa propagande. Pour répondre à cette problématique, l’ouvrage s’articule autour de quatre chapitres permettant tour à tour de donner les clés de compréhension au lecteur. Le premier chapitre « Les Turcs au travail » traite de l’utilisation de la main-d’œuvre des esclaves turcs de l’arsenal de Marseille par les artistes de la Marine royale. Le deuxième chapitre est consacré aux représentations de la domination méditerranéenne par le roi de France au sein des palais à Paris et à Versailles. Le troisième permet d’exposer comment le pouvoir royal met en scène les esclaves turcs dans les cérémonies et dans les manuels maritimes, pour montrer la supériorité de la civilisation chrétienne face à la barbarie. Enfin, le dernier chapitre vise à montrer la représentation de la souffrance des galériens turcs dans les œuvres artistiques.

Des esclaves turcs servant la propagande royale

Les thématiques de l’esclavage et de la soumission étaient largement célébrées sous le règne de Louis XIV. Ces représentations ne figuraient pas seulement sur les plafonds des résidences royales : de nombreux supports artistiques, notamment les almanachs et les médailles royales traitaient également de ces thématiques. L’une de ces médailles, « Le contrôle affirmé de la mer Méditerranée, Quarante vaisseaux » de Jean Mauger réalisée en 1688 (p. 69), célèbre la construction de 40 galères propulsées par 10 000 galériens, 8 000 étant des forçats dont certains condamnés pour hérésie, et 2 000 des esclaves supposés turcs.
Les Turcs asservis figurent dans de nombreuses œuvres qui appartiennent au domaine artistique de l’art maritime. On les trouve par exemple représentés sur le décor de la poupe du Royal Louis, un vaisseau-amiral de 2 400 tonneaux et 110 canons dont les décors ont été réalisés par Charles Le Brun (p.107). De part et d’autre de la figure du roi de France, se trouvent enchaînés deux personnages représentés avec des traits communs, l’un avec un turban et l’autre avec un toupet. Les spécialistes ont longtemps pensé qu’il s’agissait de figures allégoriques destinées à glorifier la domination royale, pourtant comme le relèvent des deux historiennes, ces représentations correspondaient également à une pratique réelle de l’esclavage dans le royaume de France et par conséquent à de véritables individus. Meredith Martin et Gillian Weiss ont donc décidé de rechercher dans les archives de l’administration des galères et d’autres fonds de l’administration royale pour identifier les individus auxquels renvoyaient les figures des Turcs dans l’art maritime. L’une des découvertes permet de montrer que des galériens musulmans, ou supposés comme tels, ont servi comme modèles vivants pour la réalisation des œuvres. C’est notamment le cas de deux individus nommé « Candie et Mustapha » qui ont été envoyés à Paris pour poser dans l’atelier de Le Brun et d’autres artistes de l’Académie royale en 1668. Ces deux personnages ont ensuite servi Colbert comme valets jusqu’en 1674, date à laquelle ils ont été libérés et renvoyés dans l’Empire ottoman. Ces deux captifs ont ainsi eu un sort bien plus enviable que celui de leurs compatriotes détenus à Marseille.

Les esclaves au service des artistes

Les archives examinées par les autrices montrent que des esclaves travaillaient à l’arsenal de Marseille pour aider à construire et décorer les navires sur lesquels les captifs ramaient. D’autres encore étaient appelés pour se mettre au service des artistes royaux. C’est le cas du sculpteur Pierre Puget qui utilisait les ateliers de sculpture navale de Toulon et faisait appel à des forçats turcs pour déplacer des sculptures en marbre qu’il envoyait à Versailles, comme le Milon de Crotone, aujourd’hui exposé au Louvre (p. 121). Jean Baubé, chef de la fonderie d’armes, faisait également poser ces individus pour ses créations, tel un canon de 36 livres orné d’une tête de Turc au niveau du cascabel, le bouton de culasse servant à fixer le canon sur le pont du navire (p. 115), aujourd’hui visible au musée national de la Marine de Brest.
Sous le règne de Louis XIV, les artistes, les œuvres et les esclaves voyageaient dans le royaume de France depuis Marseille et Toulon jusqu’à Versailles en passant par Paris. Ainsi, comme le démontrent les autrices, les esclaves turcs étaient présents à la cour. Certains étaient spécialement achetés pour ramer à Versailles car des modèles réduits de galères étaient présents sur les eaux du Grand Canal (p. 161). En effet, Louis XIV avait fait réaliser une flottille miniature destinée à célébrer la maîtrise de la Méditerranée, qui suscitait l’admiration de la cour et des dignitaires de passage à Versailles, notamment ceux originaires d’Espagne et d’Alger. Selon Meredith Martin et Gillian Weiss, il est également probable que ces galériens aient été contraints de participer à des spectacles dans lesquels ils jouaient leur propre rôle. D’autres encore posaient pour des artistes qui les représentaient comme des domestiques sur des tableaux aux côtés des membres de la famille royale (p. 186). Pour les autrices, ces tableaux évoquent l’esclavage en Méditerranée et célèbrent la conversion de certains de ces esclaves musulmans au catholicisme.

Les critiques de la propagande royale

Comme le soulignent les autrices américaines, la propagande maritime royale n’a pas toujours été couronnée de succès. De nombreux rivaux de Louis XIV ont pointé la contradiction qui existait entre la propagande visant à montrer le roi très chrétien luttant contre l’islam, et les bonnes relations que la monarchie française entretenait depuis longue date avec l’Empire ottoman. En effet, les privilèges commerciaux accordés par les sultans ottomans au royaume de France étaient connus de tous sous le nom de capitulations. Ces privilèges étaient acceptés dans la totalité de l’Empire ottoman, y compris les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli de Barbarie. Cette amitié franco-ottomane a été décriée et tournée en dérision à travers une série de médailles satiriques, produites principalement dans les régions protestantes du nord de l’Europe (p. 194).

La représentation de la violence et de la souffrance

Vers la fin du XVIIe siècle, la monarchie française commence à se détourner de la Méditerranée au profit de l’Atlantique. Pour défendre leurs charges, les officiers de la Marine royale à Marseille ont réalisé des manuels maritimes richement illustrés contenant des informations sur la place des galériens au sein de la flotte du roi. C’est notamment le cas de Jean-Antoine de Barras de La Penne qui insiste sur l’importance du maintien des galères et l’asservissement des Turcs en Méditerranée. Ses illustrations mettent en scène à la fois la violence envers les galériens turcs et leurs souffrances comme dans certains cartouches de dessins ornés de marins français fouettant des Turcs (p. 257). Les autrices soulignent ici les divergences d’opinions entre ces officiers et Louis XIV sur le maintien des galères (p. 264).
Les Turcs réduits à l’esclavage ont également été peints dans un ensemble de toiles monumentales du peintre des galères Michel Serre représentant la grande peste de Marseille de 1720 qui a tué 40 % de la population de la ville (p. 288-289). Pour les autrices, le peintre a exagéré sur la présence des musulmans réduits en esclavage, pour suggérer qu’ils étaient à l’origine de la contagion. Selon elles, ces peintures reflètent également les inquiétudes relatives au commerce mondial, entaché par les scandales financiers dans le royaume de France.

Pour conclure, Le Roi-Soleil en mer est un ouvrage magistral, richement agrémenté de plus d’une centaine d’illustrations de grande qualité. Il permet également de se demander comment l’histoire de l’asservissement des populations prétendument turques a pu être négligée par les historien.ne.s et les historien.ne.s de l’art. Pour les autrices, la raison tiendrait de la maxime juridique selon laquelle il n’y avait pas d’esclave dans le royaume de France, c’est-à-dire dans la métropole. Ce travail de dix années de Meredith Martin et Gillian Weiss vient battre en brèche ce mythe. Il s’agit par conséquent d’un ouvrage essentiel permettant à la fois de reconsidérer l’esclavage de population sur le territoire métropolitain français, mais également de mettre en lumière la présence ancienne des musulmans en France, et ce bien avant la décolonisation.