Le Général s’est prononcé, l’usine a été nationalisée
Benjamin Benéteau, le dessinateur (mise en images de la nouvelle saison de « Michel Vaillant » chez Dupuis) propose au scénariste Antoine Lapasset de raconter l’extraordinaire histoire de Louis Renault.
Il faut dire que, le destin de l’inventeur de la marque au triangle prête à la stupéfaction. Sur fond noir, la première page aux accents surannés, montrant l’homme et Hitler en grande conversation, en dit long sur sa fin énigmatique.
Un passionné de l’automobile
Appartenant à une famille de commerçants parisiens, Louis sacrifie ses études au nom de sa passion pour les moteurs et les courses de voitures. Génie de la mécanique, « il n’était content que les mains noires de cambouis ». Dans un petit atelier au fond du jardin familial, le petit dernier invente la voiturette, dépose des brevets. Il met au point la Renault type A et la boite de vitesse « à prise directe » qui lui assure un revenu conséquent. Ses frères investissent dans un premier garage, « de quoi acheter quelques machines et d’embaucher quelques gars ». Le constructeur automobile est né. A l’orée du siècle, les usines Renault représentent 7 500 m² à Boulogne-Billancourt.
La participation et la victoire à de nombreuses courses assurent la fortune à l’entreprise Renault. Cependant, en 1903, dans la course Paris-Madrid, Marcel prend tous les risques avec une machine forcée et trouve la mort après une sortie de route. Déjà très touché par la perte de trois frères et sœurs et de son père, Louis doit survivre à sa culpabilité lors du décès de son soutien moral et financier qui a toujours cru en lui.
Le « petit dernier » rachète les parts de Marcel et Ferdinand développe le réseau commercial de l’entreprise. En 1908, Louis Renault devient l’unique détenteur de la « société des automobile Louis Renault ». Après une visite à Ford Motors Compagnie, basée à Detroit, il impulse une nouvelle dynamique à ses ateliers avec « le chronométrage à huit » dans ses ateliers de Billancourt (le taylorisme). Au prise à un mouvement social, une grève de cinq semaines en 1913, l’industriel pratique le look out (grève patronale par la fermeture de l’usine) et se montre inflexible. A 37 ans, Louis Renault voit son pays entrer en guerre et sa passion pour les moteurs d’avions le préservera d’un départ au front.
Un héros de la Grande Guerre
En effet, l’État français a besoin de l’aviation pour assurer des missions de renseignements. En septembre 1914, les taxis Renault sont réquisitionnés par le général Gallieni pour stopper l’avancée allemande. L’entreprise Renault est mobilisée pour la fabrication d’obus en deux parties, fruits du génie « du président de la chambre syndicale des constructeurs automobiles ». Et bientôt, la seule usine de Billancourt produira 10 000 obus par jour. Pendant les quatre ans de guerre, les usines Renault vont fournir une quantité de matériel : voitures, tracteurs, obus, fusées, moteurs d’avions mais surtout le fameux char mitrailleur léger Renault FT qui supplante le char Schneider. L’utilisation d’un tel engin associée à l’aviation fait pencher la balance du côté des alliés. L’issue de la Grande Guerre s’achève par la supériorité de la force mécanique d’un camp.
Collabo ou bouc émissaire ?
La reconversion des usines de guerre s’avère difficile mais elle pousse Louis Renault à investir dans de multiples domaines utiles aux constructions automobiles (caoutchouc, matériel électrique, fonderie, carrière de sable) tout en refusant des prêts bancaires comme son concurrent direct, André Citroën. Ce roi des années folles cartonne avec ses petits modèles de voitures bon marché produites en série. Pour contrecarrer ce rival, l’industriel voit grand. Il achète l’île Seguin à Boulogne-Billancourt, débauche un ingénieur fordiste, François Lehideux. Il fait construire une grande usine moderne dotée des meilleures machines-outils. Des luttes ouvrières s’engagent contre ce patron intransigeant et après le Front populaire, des avancées sociales aboutissent : les congés payés, les conventions collectives et la présence de délégués. En 1939, la production atteint des niveaux records tandis que la guerre se prépare.
« Louis Renault ne croyait pas à la guerre. Il se rangeait derrière l’avis de Blum qui voyait en Hitler un homme qui a connu le front… »
Trop imprégné de l’horreur de la guerre de tranchées, l’industriel demeure un pacifisme forcené. Repartir au combat lui semble invraisemblable. Dans cette optique, Louis Renault participe de nouveau au salon automobile de Berlin et serre la main d’Hitler. Quand l’Allemagne et l’URSS se jettent sur la Pologne, aucun plan de mobilisation des industries n’est établi.
Les usines de Billancourt sont parmi les premiers fournisseurs de matériel des armées françaises. Alors que l’industriel est parti aux États-Unis pour développer la production de chars, les usines automobiles du territoire sont considérées comme prise de guerre par les Allemands qui imposent à deux ateliers réquisitionnés de réparer des chars. François Lehideux serait responsable de la collaboration qui aurait fait courir le bruit que Louis était défaillant. Le gouvernement de Vichy écarte le patron qui s’occupe d’un avant-projet et d’études d’une petite voiture, ce qui était totalement interdit par l’occupant. Alors que les communistes neutres depuis le conflit commencent à entrer dans la lutte, une série de sabotages affectent les ateliers. Les alliés annoncent qu’ils vont bombarder les usines ennemies. Le 3 mars 1942, 288 bombes éventrent la plus grande usine à disposition de l’occupant et ses quartiers environnants : 500 morts et plusieurs milliers de blessés.
Alors « Renault décide de reconstruire, pas pour l’emploi, pas pour la France de Vichy, il reconstruit pour lui seul ». De cette restauration découlera sa condamnation pour collaboration et son incarcération. Le patron d’une des plus grandes industries françaises semble avoir été atteint de démence. Il meurt à 67 ans, un mois après avoir été emprisonné, sans qu’il puisse être jugé. Ses derniers mots ont été : l’usine !
Bien construit, le récit se révèle agréable et plaisant. Divisé en cinq tranches de vie, il montre l’audace des frères Renault, surtout « cette sacrée tête de con » selon l’exposé de l’ingénieur de Ram. Il est servi par un remarquable dessin d’une grande finesse et d’une coloration particulière en fonction des moments de l’histoire, des dégradés de bruns, d’ocre et de gris-bleu. Comme souvent chez Le Lombard, les première et dernière de couverture s’avèrent particulièrement soignées. Sur fond gris filigrané de rouages industriels, le losange de Renault dévoile Louis l’aventurier et Louis l’industriel, concepteur de chars tandis que derrière l’ouvrage, en miroir, ce même losange cache une obscure équipe liée à une époque plus funeste.
Cet album de qualité sera un parfait outil pédagogique, une illustration de la création d’un empire industriel et de ses implications au cours de l’histoire où l’automobile a été un vecteur de changement pour le XXe siècle.