Thomas C. Holt, professeur émérite à l’université de Chicago, est spécialiste de l’histoire des Africains-Américains, de l’émancipation des esclaves et des questions raciales. Il a en effet publié de nombreux ouvrages sur ces questions : Black over White. Negro Political Leadership in South Carolina during Reconstruction (1977) sur la lutte contre l’oppression raciale et pour l’égalité civique et politique ; The Problem of Freedom. Race, Labor, and Politics in Jamaica and Britain, 1832-1938 (1992) sur le passage de l’esclavage au travail libre en Jamaïque et sur les discours britanniques comme facteurs d’élaboration d’un ordre social et politique ; Children of Fire. A History of African Americans (2010), qui relate quatre siècles à partir de micro-histoires mises en contexte. Le Mouvement est son premier ouvrage traduit en français. Il fait une large place aux actions des citoyens ordinaires et notamment des femmes dans le Mouvement des droits civiques.
Cette histoire from below part du geste de sa grand-mère, Carrie Fitzgerald, qui en 1944, s’installe à une place réservée aux Blancs dans le bus. Cette action unique d’une femme ordinaire montre aussi la précocité de certaines actions, bien avant la constitution, entre 1955 et 1965, d’un mouvement social de masse pour la défense des droits des Noirs.
Thomas C. Holt montre la différenciation entre le Nord et le Sud des Etats-Unis mais aussi l’opposition entre le nouveau Sud et le Sud profond. Ce dernier repose sur une économie fondée sur l’esclavage, puis sur un travail agricole des Noirs central après la Sécession. Le Deep South regroupe la Caroline du Sud, la Georgie, la Floride, l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane et le Texas.
Il s’oppose au Upper South (ou border states) où l’importance économique et politique de l’esclavage puis du travail agricole noir est moindre. L’économie y est plus diversifiée avec le développement de l’industrie et des villes à partir de la fin du XIXe siècle. Il s’agit de la Caroline du Nord, du Tennessee, du Kentucky, du Missouri, de la Virginie, du Maryland, de l’Arkansas. Ainsi, la Virginie occidentale et le Kentucky refusent de rejoindre la confédération pendant la guerre de Sécession. A partir des années 1880, ces Etats se désignent comme le New South.
Avant Montgomery
Thomas C. Holt débute ainsi son récit par l’acte de rébellion de sa grand-mère, illustrant les fréquentes protestations dans les bus des années 1940. Si Carrie Fitzgerald est simplement rappelée à l’ordre par le chauffeur de bus, Irene Morgan est arrêtée six mois plus tard pour des faits similaires, également en Virginie. Elle bénéficie du soutien de la NAACP et son affaire est portée devant la Cour suprême qui conclut que les lois fédérales s’appliquent dans le cadre d’un voyage entre Etats et qu’Irene Morgan a subi une violation de ses droits.
Il évoque aussi la manifestation silencieuse de 10 000 Africains-Américains le 28 juillet 1917 sur la Ve avenue de New York. Les enfants en tête étaient suivis des femmes en blanc puis des hommes en noir. Il remonte aussi au procès intenté par une enseignante noire, Elisabeth Jennings contre une compagnie de tramways new-yorkaises en 1854. Elle avait été expulsée d’un de leurs véhicules. William Still, futur organisateur de l’Underground Railroad lance alors une pétition contre la discrimination raciale dans les transports à Philadelphie.
Ces premières actions, pacifistes, sont souvent couronnées de succès comme la victoire des frères Fox contre la compagnie de transport de Louisville dans le Kentucky, devant la cour fédérale en 1871. Les militants utilisent des modes d’actions qui seront repris par la suite : sit-ins, boycotts et manifestations pacifistes. En 1875, le Civil Rights Act déclare illégale la discrimination dans les transports en commun, les restaurants, les théâtres et autres lieux publics. La loi est cependant peu appliquée et les boycotts se poursuivent.
Au début du XXe siècle, les violences racistes et les lynchages se multiplient. Ces flambées de violence ont lieu dans le sud, mais aussi dans le nord (New York en 1900, Springfield, Illinois en 1908). C’est dans ce contexte que Oswald Garrison Villard lance un appel à une résistance plus efficace, appel qui aboutit à la création de la NAACP. Les Noirs y sont, dans un premier temps, minoritaires. W.E.B. Du Bois fait figure d’exception. L’organisation est à l’origine de la décision de la Cour suprême de 1954 qui interdit la ségrégation dans les écoles publiques (Brown v. Board of Education of Topeka).
Avec l’élection de F. D. Roosevelt, les Noirs désertent le parti républicain et deviennent une composante essentielle de l’électorat démocrate. Les politiques du New Deal profitent aux communautés noires (et des Africains-Américains obtiennent des postes-clés dans les administrations chargées de ces programmes). De plus, la Cour Suprême devient plus réceptive aux revendications pour une société plus égalitaire.
La participation massive de jeunes Africain-Américains à la Seconde Guerre mondiale renforce leurs espérances. La participation des Noirs aux élections se renforce. La NAACP se rapproche de l’administration Truman, mais cela ne doit pas occulter le développement de techniques d’action directe, notamment les Freedom Riders, qui annoncent un mouvement plus militant.
Les communautés s’organisent pour le changement : les villes du Nouveau Sud
En 1955, le refus de Rosa Parks de céder sa place de bus à un homme blanc marque le début d’un an de boycott des bus de Montgomery, en Alabama. C’est aussi un tournant pour la lutte pour les droits civiques. Ce mouvement se développe avant tout dans les villes du Nouveau Sud, plus que dans le Sud profond.
Quatre jours avant, Rosa Parks avait participé à un rassemblement pour protester contre le lynchage d’Emmett Till, âgé de 14 ans. Les photographies de son corps mutilé avaient été publiées par un magazine afro-américain de Chicago, Jet. Rosa Parks faisait aussi partie de la NAACP. E.D. Nixon, président local de l’organisation, la convainc de mener une action en justice. Il fait aussi appel à Martin Luther King Jr, encore peu connu.
La lutte du White Citizens’ Council contre l’arrêt Brown v. Board of Education of Topeka s’intensifie. Les opposants recourent à la violence, n’hésitant pas à placer des bombes devant les domiciles des leaders noirs. En 1956, la décision Browder, affaire similaire à celle de Rosa Parks, marque un succès devant la Cour suprême.
En 1960, des étudiants mènent aussi un sit-in dans une salle de restauration du magasin Woolworth de Greensboro, en Caroline du Nord. Leur protestation se diffuse dans 8 Etats du Sud. Le mouvement parvient à déségréguer un certain nombre de restaurants, notamment à Nashville. Mais surtout, il contribue à la formation de jeunes leaders noirs, qui participent par la suite à la fondation du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC ou « Snick »).
Les communautés s’organisent pour le changement : le nouveau « Vieux Sud »
En 1961, une nouvelle marche pour la liberté et les droits civiques s’organise à destination cette fois du Vieux Sud. Le convoi est attaqué par des bandes. Ils subissent des coups, le bus est incendié. Ils sont ensuite arrêtés dans le Mississippi puis emprisonnés. Cela contribue à renforcer leur mouvement.
A partir de 1963, la lutte se concentre à Birmingham : boycotts, sit-ins, manifestations. De nombreux militants sont emprisonnés. Des célébrités, comme Sammy Davis Jr et Harry Belafonte, participent à des concerts. Les fonds recueillis permettent de payer les cautions et les frais de justice. Des manifestations d’enfants et d’adolescents entraînent, comme pour les adultes, emprisonnements et violences. Cela renforce la médiatisation du mouvement et entraîne, dans un contexte de Guerre froide, des pressions de la Maison Blanche. La ville doit alors céder.
Après Birmingham, le mouvement des droits civiques multiplie les actions. Ce dynamisme qui culmine avec la Marche sur Washington, est confronté à une hausse des violences. En témoigne le meurtre, en 1963, de Medgar Evers, leader local du mouvement à Jackson, au Mississippi. Il a été abattu par le Ku Klux Klan, quelques heures après un discours de Kennedy annonçant une grande loi sur les droits civiques. La même année, un attentat dans une église noire de Birmingham tue quatre jeunes filles.
S’organiser dans le « Congo américain » : l’Eté de la liberté du Mississippi et ses conséquences
L’expression du « Congo américain », en référence au Congo belge, a été inventée par William Pickens, militant de la NAACP qui enquêtait sur un lynchage au Mississippi en 1921. Elle montre les difficultés accrues rencontrées par les Noirs américains dans cet Etat.
L’histoire du militantisme est ancienne et repose moins sur les pasteurs que dans d’autres Etats. L’objectif des militants est avant tout l’inscription sur les listes électorales. Les Noirs devaient alors passer un test d’alphabétisation. Ce test pouvait être truqué avec des questions pointues et son passage pouvait être communiqué à l’employeur. Les Noirs, même alphabétisés, subissent des pressions pour les priver de leurs droits. La proportion élevée de Noirs dans le Delta, supérieure à 60 %, fait de cette revendication un réel enjeu politique.
La progression des Noirs inscrits sur les listes électorales entraîne à nouveau des violences : hausse des meurtres, églises brûlées. En particulier, l’assassinat par le KKK de trois militants des droits civiques (Andrew Goodman, Michael Schwerner et James Chaney) entraîne la venue de la CIA et une couverture médiatique. Les campagnes d’inscription reposent sur la formation des Noirs américains pour passer les tests d’alphabétisation. Le projet s’élargit pour inclure une éducation politique. Le SNCC fonde ainsi 55 « écoles de la liberté ». Lyndon Johnson, quelques mois après l’adoption du Civil Rights Act, retire son soutien aux délégués noirs du Mississippi. Il veut avant tout assurer sa réélection. La mobilisation à Selma entraîne une répression, mais aussi un renforcement du mouvement des droits civiques. De plus, le président Johnson met en place une protection fédérale pour les manifestants.
Les Mouvements pour la liberté dans le Nord
Le 23 juillet 1963, Martin Luther King Jr prononce une première version de son discours I Have A Dream à Detroit devant 125 000 personnes. Les revendications sont un peu différentes de celles du Sud. Il s’agit de l’égalité dans les écoles et au travail, la fin des violences policières.
La mobilisation dans le Nord prend d’abord la forme de boycotts scolaires, notamment à Boston, New York et Chicago. Les élèves de Chicago ont en effet cours à mi-temps et dans des préfabriqués. L’arrêt Brown est diversement accueilli par la communauté noire par crainte du harcèlement et des licenciements d’enseignants noirs.
Ensuite, l’accès au logement est rendu difficile par les réticences des banques à accorder des prêts classiques aux Noirs et par l’accueil hostile du voisinage blanc. La ségrégation résidentielle s’aggrave donc. Peu d’avancées sur l’emploi sont notées.
D’autre part, le Voting Rights Act rend obligatoire l’intervention d’agents fédéraux pour inscrire les électeurs noirs. C’est surtout dans les villes du Nord qu’un personnel politique noir émerge. Les villes de Cleveland, Newark, Los Angeles, Detroit se dotent de maires noirs. Tandis que des représentants noirs sont élus au Congrès et au niveau local, les organisations de lutte déclinent.
En 1968, une autre marche sur Washington est planifiée par le SCLC en se concentrant sur les questions de justice économique. C’est la Campagne des pauvres. Selon M. L. King, « la pauvreté est plus grande que la race ». Il est assassiné en 1968.
Héritages : « La liberté est une lutte constante »
En conclusion, le mouvement des droits civiques a réussi à « détruire les formes d’apartheid » en vigueur aux Etats-Unis. Il n’a en revanche pas fait disparaître les inégalités et les préjugés raciaux. Il prépare les luttes des générations suivantes, qui se poursuivent au début du XXIe s.
L’ouvrage s’achève avec une mise en perspective autour des luttes des années 1960. Thomas C. Holt évoque les liens avec les luttes féministes et surtout étudiantes, mais aussi les luttes amérindiennes et chicano.