Paul GOTTFRIED est une personnalité incontournable du conservatisme aux Etats-Unis d’Amérique. Né en 1941, professeur de sciences humaines à l’Elizabethtown College, en Pennylvanie, réputé pour son conservatisme, il a été de toutes les batailles présidentielles, véritable éminence grise des candidats républicains à la Maison blanche depuis les années soixante.

Son livre, Le Conservatisme en Amérique / Comprendre la droite américaine, vient d’être publié en français par les Editions de l’Œuvre. Présenté par Arnaud Imatz, essayiste, l’ouvrage retrace l’histoire du mouvement conservateur américain depuis les années 1950 à nos jours. Pour nous, européens, le conservatisme américain semble être un bloc monolithique, largement dominé par le Parti républicain. Or, ce courant politique conservateur connaît lui aussi d’importants courants de pensées qui le tiraillent. Paul GOTTFRIED opère une dichotomie entre les acteurs du conservatisme américain : ceux à l’origine du mouvement qui en perpétuèrent les valeurs et les autres, qui, aujourd’hui, se targuent d’en être les représentants. L’auteur se montre très critique, pour ne pas dire virulent, à l’égard des « néoconservateurs » ou « néocons » qui, pour lui, sont complètement extérieurs au conservatisme traditionnel américain.

CONSERVATEUR/PALÉOCONSERVATEUR

Paul GOTTFRIED, illustre inconnu en Europe, est pourtant considéré comme le père fondateur du mouvement paléoconservateur dans son pays. Le paléoconservatisme se distingue par son anti-communisme et son anti-mondialiste. Les valeurs prônées sont le respect sacré du fédéralisme, une propension à une identité régionale et nationale bien ancrée, une société civile classique et hautement homogène. Cette opposition politique connaît son heure de gloire au cours des années cinquante. Issue de la droite américaine, le paléoconservatisme a vu le jour au cours des années trente, alors que les Etat-Unis d’Amérique, comme la plupart des pays industrialisés, connaissaient une crise économique sans précédent. La droite conservatrice se serait alors fortement opposée à la politique du New Deal mise en place par Franklin Delano Roosevelt et sa politique étatique interventionniste. Cette opposition politique trouva un écho particulier à la suite des travaux menés par le philosophe Kirk Russell (1918 – 1994) théorisée dans son œuvre principale, The Conservative Mind: From Burke To Eliot, paru en 1953. Cette étude façonna le mouvement conservateur américain d’après-guerre en développant la pensée conservatrice dans la droite ligne des idées d’Edmund Burke (1729 – 1797), connut pour sa ferme opposition à la Révolution française, exprimée dans son ouvrage Reflections on the Revolution en France. L’idéologie des paléoconservateurs est claire : capitalisme exacerbé ; libre-échange ; gouvernement limité et isolationnisme sur la scène internationale.

Question mark ?

Pourquoi les disciples d’Edmund Burke, de l’entre-deux-guerres et de la Guerre froide ont-ils laissé cédé la place aux adeptes de la croisade démocratique mondiale ? Pourquoi le conservatisme, qui refusait la politique étrangère interventionniste néo-Wilsonienne et qui était soucieux de limiter la croissance du gouvernement central, a-t-il été marginalisé ? Pourquoi l’alliance des anti-New Dealers, des anticommunistes, des traditionalistes catholiques et des évangélistes a-t-elle monopolisé le label « conservateur » aux dépens des libéraux classiques, des constitutionnalistes stricts et des Jeffersoniens ? Pourquoi les conservateurs se blottissent t’ils aujourd’hui autour de l’idéalisation du Welfare State démocratique, de la croyance aux valeurs universelles et aux droits de l’homme, alors à l’opposé de leur conception ?

Changement de cap

Le conservatisme américain semble avoir subi de profondes transformations depuis une quarantaine d’années. Selon l’auteur, un facteur essentiel en est la cause. Le fait est que, contrairement en Europe, il n’y a jamais eu, aux Etats-Unis d’Amérique, de continuum, de lien indéfectible entre le mouvement conservateur des années cinquante alors au firmament de sa popularité (on est alors en pleine guerre froide et affaire Mac Carthy) et ses successeurs. Aujourd’hui, sur de nombreuses questions de société qui traversent le pays, les républicains, dénommés aussi « néoconservateurs », sont « plus à gauche que la gauche du parti démocrate dans les années soixante ». Les valeurs prônées jadis par les personnalités conservatrices (défense de la famille classique, anti mondialise, anti communisme, non interventionnisme) seraient devenues désormais complètement caduques. Actuellement, le leitmotiv de la droite américaine se borne à étendre l’influence américaine à travers le monde en y propageant les principes démocratiques et des droits de l’homme. Paul GOTTFRIED ne mâche donc pas ses mots et son discours est sans détour. Alors que les théoriciens du conservatisme américain (Russell Kirk, Buckley) croyaient à la souveraineté des nations ; à l’autorité politique ; à l’histoire et aux valeurs religieuses, les conservateurs de la nouvelle génération se situent aux antipodes de ces conceptions. Même si d’aucuns se revendiquent de penseurs tels que Nicolas Machiavel ou bien encore Edmond Burke, chantre par excellence du conservatisme, les nouveaux républicains se veulent pragmatiques et font preuve d’empirisme : la démocratie de marché et son corollaire, l’exportation agressive du système américain sous toutes ses formes (médias, cinéma, nourriture, mœurs, etc.), concourent aussi au développement des valeurs conservatrices Cette ascension est clairement décrite par l’auteur. Et c’est justement cette réussite insolente qui horripile tant Paul GOTTFRIED. Depuis cinquante ans, aucune tradition politique conservatrice n’a été relayée, de nouveaux dirigeants chassant sans ménagement anciens républicains et leurs idéaux. Pire ! La droite américaine aurait été également victime d’une faible base électorale, conséquence d’un discours politique aux contours flous mélangeant anti communisme et économie de marché très peu contrainte. Dans les années cinquante, le mouvement républicain tenta de s’enraciner auprès des classes ouvrières blanches, catholiques, parfois pratiquantes et ouvertement anti-communistes. Mais cet électorat n’était déjà plus prépondérant à cette époque. Aujourd’hui, les nouveaux mentors de la droite américaine seraient issus des milieux juifs, ayant, pendant quelques années, fourbis leurs armes dans le camp démocrate. Mais à ce niveau là, l’auteur ne nous donne aucun indice, encore mois de nom….

Clivage gauche/droite

Les travaux de Paul GOTTFRIED laissent entendre qu’un changement de fonds, pour ne pas dire drastique, s’est opéré dans les programmes des deux grands partis politiques américains. Les thèmes récurrents, qui avaient cours jusqu’au milieux des années soixante, à savoir la tragédie juive (l’holocauste) et le tiers-mondisme, ont tour à tour été progressivement supplantés par la transformation de l’économie mondiale. Émergence de nouvelles méthodes boursières ; amorce de la financiarisation de l’économie avec pour toile de fonds ; implosion de l’URSS. Puis, ces questions techniques cédèrent la place à des sujets de société : homosexualité, féminisme, régularisation des immigrés. La droite, pour ne pas être distancée, se serait alors empressée d’embrasser ces nouveaux marqueurs politiques pour accepter, finalement, l’Etat providence pourtant voué aux gémonies quelques décennies plus tôt. Enfin, les médias et les vedettes conservateurs du petit écran reprirent à leur compte ces nouveaux centres d’intérêts. L’auteur n’y va pas de main morte et provoque (sciemment ?) le lecteur. Il passe aux cribles et dénonce avec véhémence les interprétations des néoconservateurs : critique du relativisme historique ; reproche aux protestants américains d’avoir culpabilisé les classes blanches ; affirmation que la démocratie suscite une très forte intégration et homogénéisation culturelle et sociale. Il s’en remet en ce sens aux travaux de Jean-Jacques Rousseau et surtout de Carl Schmitt sur l’homogénéité des démocraties modernes, jamais totalement réalisée, parce que reposant sur un pluralisme d’intérêts particuliers qui menacent en permanence l’ordre. Enfin, Paul GOTTFRIED considère que le plus grave danger est l’avènement, en Europe, puis aux Etats-Unis d’Amérique, d’une société « patckwork ». Il s’agit d’un passage sur lequel l’auteur revient à plusieurs reprises avec insistance. Pour lui, l’Etat américain est devenu managerial, il ne traite plus les affaires de fonds mais gère les affaires courantes. Les médias, de leur côté, ont réussi à imposer leurs points de vues, un mode de pensée. Ces deux éléments combinés forment, selon GOTTFRIED, une homonia, une unité de pensée destinée à « laver les cerveaux » et à culpabiliser la majorité de la population. En ce sens, la nature même du nationalisme américain, jadis proche du jacobinisme français, centralisateur et autoritaire, s’en trouve aussi modifié. Le rôle du protestantisme y est prégnant. Psychologiquement multiculturaliste et dominant encore largement le pays, la religion protestante a réussi à infléchir moralement l’opinion de la population.

Choc des civilisations, TEA PARTY et mariage homosexuel

Pour Paul GOTTFRIED, les différences entre droite et gauche se résument, aujourd’hui, à de simples désaccords sur les moyens de gouverner le pays. Ce sont des différences insignifiantes sur l’obtention de postes à forte valeur ajoutée. Quant aux diverses tendances de la droite américaine – néo-conservateurs ; paléo-conservateurs, libertariens ; membres du Tea party et évangéliques, elles sonneraient la fin du conservatisme. Cette diversité a aussi englouti d’importants fonds financiers. Les néo-conservateurs ont ainsi profité de l’affaiblissement de leur adversaire politique faute de moyen financiers et médiatiques. Les anciennes figures de la droite, et non des moindres, comme Pat Buchanan, ancien conseiller du président Nixon, de Ford et de Reagan est quasiment interdit d’antenne sur les chaînes de télévisions comme Fox News. Les vieux cadres du Grand Old Party (GOP) sont ainsi mi progressivement sur la touche pendant que leurs successeurs renient les valeurs prônées par ce même parti une génération plus tôt. De plus, dans les années quatre-vingt dix, deux auteurs néo-conservateurs, Francis FUKUYAMA et Samuel HUNTINGTON défrayèrent la chronique, notamment en Europe. Le premier prophétisant l’avènement d’un modèle universel démocratique dans son ouvrage La fin de l’histoire ; le second qui avançait que, dans son ouvrage Le chocs des civilisations, la possibilité d’une crise est bien réelle car les rapports internationaux sont sous-tendus par des logiques non pas seulement économiques ou idéologiques mais aussi civilisationnelles. Paul GOTTFRIED ne voit pas de différence entre ces deux auteurs car leurs thèses repose sur un thème commun : la société occidentale consumériste dont les nouvelles normes reposent sur l’égalitarisme forcené ; le féminisme ; l’éclatement de la famille. Paul GOTTFRIED est clair et constate froidement : l’homogénéité des démocraties modernes n’est donc jamais totalement réalisée mais repose continuellement sur un pluralisme d’intérêts particuliers menacent en permanence l’ordre. Enfin, le mariage pour tous représente une véritable aberration aux yeux de l’auteur. La volonté de mettre sur un même pied d’égalité des couples hétérosexuels et homosexuels par de nombreuses sociétés occidentale (quatorze pays, dont la France, ont adopté une loi à cet égard) ne peut avoir comme conséquence que la destruction de la famille, voire une « guerre à la famille ».

CONCLUSION

Ce que j’ai apprécié, en tant que lecteur, c’est la clarté du raisonnement. On dit bien souvent que le français est le langage de la clarté, par opposition à la langue germanique, langue ouverte. Certes. Je pourrais aussi avancer l’idée qu’il en est de même pour l’anglais-américain. L’auteur ne s’embarrasse pas de conventions. Il va droit au but. Et une telle franchise dans les propos choque, parfois. On rentre directement dans le vif du sujet, un questionnement abrupt où la réponse ne peut diverger du simple yes or no…voire guilty or not guilty ! Cela me fait penser aux commissions d’enquête du Sénat américain. Le juge posant souvent la même question aux intéressés se trouvant alors sur le grill : My question is very clear… C’est manichéen et réducteur ? Peut-être. Il n’empêche que les positions sont claires et le discours non alambiqué.

Au cours des dernières décennies, plusieurs livres ont été publiés sur le conservatisme américain. Or, il est de constater que ces travaux ne sont pas accessibles au grand public car rédigés en anglais. On peut néanmoins se rapprocher des ouvrages suivants : George H. Nash, The Conservative Intellectual Movement in America Since 1945 (1976, révisé en 1996), l’encyclopédie publiée par l’Intercollegiate Studies Institute, American Conservatism (2006). Au-delà de ces études sur la dynamique du mouvement conservateur, force est de constater qu’un tournant, un changement de nature s’opère au cœur de la droite américaine. Paul GOTTFRIED est un politicien chevronné qui a œuvré dans l’ombre des présidents américains conservateurs. Son livre est brutal. Il n’y a aucune concession dans ses propos. Aucune porte de sortie pour ses adversaires. Il s’agit ici d’une lutte à outrance entre deux partis, une guerre d’attrition où les politiciens qui perdent les élections (locales ou nationales) ne s’en remettent pas. Au-delà du jeu politique, on sent bien, dans la classe politique américaine une crispation sur des sujets aussi sensibles que l’immigration, le mariage homosexuel, le déclassement industriel du pays. A bien y réfléchir, n’y aurait-il pas ce même son de cloche chez nous, en Europe ?