Dans un ouvrage passionnant s’appuyant sur des mémoires, des journaux, des archives religieuses et judiciaires, Alain Cabantous, professeur émérite à l’université Paris I – Panthéon – Sorbonne, spécialiste du monde de la mer et historien des mentalités, raconte le dimanche, « ce temps de l’entre-deux » au cœur des débats dont il rappelle l’actualité.
Le dimanche n’est pas un jour neutre. Il est l’objet d’un combat idéologique entre libéraux et tenants du maintien de « ce temps à part », combat dont les racines sont à trouver ailleurs que dans les discours politiques immédiats. L’auteur rompt avec une vision traditionnelle pourtant erronée qui fait de l’adoption du calendrier révolutionnaire un point de rupture majeure dans l’observance des pratiques religieuses : « la déprise de la pratique cultuelle, le travail dominical, les discours de la pernicieuse oisiveté pendant les jours de repos, le souci d’un encadrement hebdomadaire religieux et éducatif ou les menaces apocalyptiques à l’encontre des profanateurs du « saint jour » ont pris naissance et parfois essor durant les siècles antérieurs ».
Les causes sont multiples : des aspects matériels aux obligations professionnelles en passant par les sollicitations ludiques, la pratique est irrégulière et discontinue.

Le dimanche n’a jamais été un jour comme les autres. Aujourd’hui encore, il a son ambiance, son rythme et ses paysages propres. Et si ce n’est que tardivement par rapport aux autres pays européens que la France adopte la loi sur le repos hebdomadaire (loi du 16 juillet 1906) dans un contexte de laïcisation de la République (la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat n’a qu’un an), le choix se porte finalement sur le dimanche, par héritage. De jour sacré, il devient jour de repos. La laïcisation du dimanche en préserve la spécificité.

A travers l’étude du dimanche entre 1600 et 1830, Alain Cabantous montre comment les différents pouvoirs essaient de contrôler le temps et comment s’organisent des résistances de la part des sociétés et des individus pour transgresser ces normes imposées.

Le dimanche, « un fait social total »

« Depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne, le dimanche s’est affirmé comme un symbole culturel majeur dans les sociétés européennes jusqu’à devenir « un fait social total » selon l’expression de Marcel Mauss » affirme l’auteur dès l’introduction.
– marqueur de sacralité puisque c’est le jour du culte et que l’essentiel du temps doit être consacré à Dieu. Alain Cabantous analyse avec minutie les liturgies dominicales, les activités pieuses, les oraisons, les bonnes œuvres tant collectives que personnelles.
La religion chrétienne s’est emparée du dimanche et en a fait le jour exclusif du religieux. Pour les Réformateurs, et en premier chef pour Luther, le premier jour de la semaine est un jour sacré comme les autres, ce qui suscite de nombreux débats. Ainsi, nombre de savants ecclésiastiques ont essayé de circonscrire les dates essentielles du monde chrétien autour de ce jour, à commencer par le moment fondateur du christianisme : la résurrection du Christ. L’étymologie même du mot dans l’aire latine (dies dominicus) renvoie à cette sacralité : c’est le « jour du Seigneur ».

– fait politique : les pouvoirs qu’ils soient d’Etat, urbains ou judiciaires édictent des règles et organisent le contrôle social. Le pouvoir politique s’est emparé du dimanche d’abord dans le sens d’un soutien aux Eglises afin de faire respecter la norme religieuse, puis, au cours du XVIIIème siècle, par un désengagement du politique qui n’est pas législatif mais qui se traduit par un fléchissement de la répression à l’encontre des contrevenants. Le pouvoir politique gauchit même la dimension religieuse du dimanche qui devient le jour de vote en Suisse ou au moment de la Révolution en France, le jour d’entraînement des gardes-côtes en France, par exemple. L’auteur oppose le monde protestant où puissances politiques et religieuses s’allient pour faire du dimanche « une véritable contrainte totalisante » à l’aire catholique, plus libérale.
La monarchie profite également de la présence de toute la communauté à la messe pour faire des annonces officielles, des appels à témoins ou régler des différends.
Même si la dimension spirituelle subsiste, le pouvoir « manipule les temporalités jusqu’à les déstructurer, dimanche compris, afin de mieux maîtriser l’une des composantes anthropologiques fondamentales et d’établir d’autres normes de domination ». Alain Cabantous analyse longuement à ce propos deux exemples : le cas de l’Angleterre qui, au cours du XVIIème, engage de longues discussions pour savoir si le dimanche est le jour désigné par Dieu comme jour de repos ;
Et celui de de la Révolution française qui réorganise le calendrier. « Le dimanche disparaît de l’horizon des jours » et est remplacé par le décadi. C’est une véritable révolution culturelle dans sa volonté d’effacement de l’héritage chrétien et dans son souci de rationalité.

– fait économique : la question du travail est un enjeu ancien. L’injonction de repos n’est pas toujours respectée. Les exceptions sont notables : notaires, artisans, boutiquiers ouvrent leurs échoppes. Le spirituel se heurte alors aux activités économiques. L’Eglise finit par accepter quelques dérogations à condition d’assister au culte ou à la messe car le rythme du travail n’est pas toujours celui du temps dominical (comme pour les marins pêcheurs ou au moment des moissons et vendanges). Toutefois, les interdits demeurent : ainsi, les maîtres qui obligent leurs serviteurs à travailler sont condamnés par les autorités.

– fait social : face aux injonctions et aux règlements, les différents groupes et communautés ne vivent pas le dimanche de la même façon. L’Angleterre, où la pratique religieuse recule le plus vite, est, par exemple, le pays où le dimanche reste un jour où l’on ne travaille ni ne se divertit.

– fait culturel enfin avec l’arrivée massive des loisirs et des divertissements. Au cours de la période étudiée, le profane pénètre le sacré. Le dimanche reste un jour à part : les « habits du dimanche » dans un monde majoritairement paysan traduisent cette volonté de démarquer ce jour des autres. De même, le repas dominical réunit les familles et « améliore le quotidien ». Ce que résume une jolie expression berrichonne : le dimanche, on porte « les habits à la viande ».

Alain Cabantous parvient ainsi à dessiner un « éthnotype dominical » :
– « un premier territoire dominical serait formé par la Grande-Bretagne où tout est conçu pour imposer une stricte suspension du rythme hebdomadaire afin de créer les conditions les plus appropriées à la louange divine
– à l’autre extrémité, plusieurs principautés d’Italie, l’Espagne et le Portugal [….] (où) les pratiques dominicales, tant religieuses que ludiques apparaissent comme autant d’exagérations baroques […]
– La France, les Pays-Bas, certaines villes suisses et néerlandaises toutes marquées par une présence multiconfessionnelle, constitueraient un troisième ensemble intermédiaire […] (avec) une forme d’équilibre entre devoirs religieux , divertissements et travail
»

Au cœur de l’ouvrage, trois « personnages » s’affrontent donc : le religieux, le travail et le loisir dont les concurrences s’organisent à l’intérieur de ce cadre ancien qu’est le dimanche.
Dès l’époque moderne, les autorités religieuses rencontrent des difficultés à imposer ce temps dominical tant lors des célébrations marquées par « l’agitation et l’indiscipline » – l’espace sacré est « le lieu où l’on peut parler avec Dieu puis avec son voisin » – que par le développement des loisirs (cabarets, guinguettes, tavernes mais aussi théâtres, promenade) qui deviennent autant de tentations.

Le jour des ruptures

Le dimanche est aussi le temps de l’ambiguïté et des ruptures.
Les célébrations dominicales sont les moments où la communauté rassemblée donne à voir son unité. Mais par la « disciplinarisation des corps et des âmes », préalable à la spiritualité, l’Eglise reproduit les inégalités et les hiérarchies sociales alors même qu’assister au culte suppose l’égalité spirituelle.
Les ruptures sont :
– confessionnelles puisque sont exclues de ce temps les communautés juives et musulmanes
– temporelles : la pause dominicale rompt le rythme du reste de la semaine
– sociales : l’Eglise singularise les clercs, met en exergue les statuts qu’ils soient donnés par le rang (seigneurs) ou par l’argent (comme le montre l’introduction des bancs et des chaises que seuls les plus fortunés peuvent louer), exclut, notamment les mendiants et les jeunes enfants. Le dimanche n’est que le reflet d’une société qui s’urbanise.
– politiques : à mesure que les normes contraignantes surinvestissent le temps cultuel, les résistances s’intensifient jusqu’à « transformer le sens initial et fondateur du dimanche ». Plus l’Eglise cherche à contrôler, moins elle y parvient et provoque un retournement : en imposant des règles, les transgressions se multiplient et celles-ci deviennent à leur tour normes.

Enfin, le dimanche est le temps des désordres et des violences. Il « sert d’exutoire à des violences rentrées, à des jalousies personnelles, à des vengeances que l’office du matin, s’il a été suivi, n’a pas permis de canaliser ».

Jour sacré et profane, de l’ordre et du désordre, de la norme et de la transgression, de l’unité et de la division, le premier jour de la semaine est le formidable observatoire de sociétés singulières, complexes et contradictoires dont nous sommes les héritiers. Les temps sociaux se parcellisent sous l‘effet des autonomies nouvelles : « A chacun son dimanche comme à chacun sa nuit », conclut l’auteur par une formule clin d’œil à sa stimulante Histoire de la nuit. XVII-XVIIIème.
Alain Cabantous nous le démontre magistralement dans une argumentation limpide, nourrie d’exemples nombreux dont certains sont truculents, le tout servi par une plume enlevée.

@ Clionautes