En cette année de Coupe du monde, les éditions de la Sorbonne publient un ouvrage consacré au football des nations, ou plus précisément, aux constructions identitaires liées aux équipes nationales. Cet ouvrage a été dirigé par Fabien Archambault (université de Limoges), Stéphane Beaud (université de Poitiers) et William Gasparini (université de Strasbourg).

  • Le football comme objet d’histoire

Comme le résume brièvement Gérard Noiriel dans la préface, l’ambition des auteurs est de proposer « un livre qui prend le football au sérieux » (p. 7). Loin de se résumer à un simple sport, l’ancrage du football dans nos sociétés en fait un objet d’étude à part entière. Pour Norbert Elias, le sport a été un des vecteurs du processus de civilisation des mœurs par l’exutoire qu’il a offert. G. Noiriel insiste lui sur sa dimension émotionnelle et son rôle dans la définition de l’identité masculine. Cette préface est également l’occasion pour l’historien de revenir sur l’idée de nation en tant que « communauté imaginée » avancée par Benedict Anderson (1982) et mentionnée dans le sous-titre de l’ouvrage. Pour Gérard Noiriel, ce concept occulte des phénomènes d’appartenances multiples, sans pouvoir expliquer pourquoi à un moment donné un individu peut se prévaloir d’un groupe plutôt que d’un autre. Par ailleurs, la définition lui paraît tellement souple que « tous les groupes sociaux auxquels nous appartenons peuvent être qualifiés de « communautés imaginées » (p. 6).

  • Les multiples voies des constructions identitaires autour des équipes nationales

L’ouvrage est constitué d’une série d’approches monographiques consacrées à différentes sélections nationales (Uruguay, Argentine, Brésil, Italie, Portugal, Espagne, Hongrie communiste, Russie, Angleterre, Belgique, France, Allemagne) auxquelles sont adjoints quelques articles thématiques (le match Chili-URSS de 1973, le football dans la construction d’une identité européenne).

Ces articles permettent de comparer des histoires communes mais également singulières, qui témoignent de multiples voies de constructions identitaires autour des équipes nationales bientôt désignées par un nom (la Mannschaft allemande), une couleur de maillot (l’Albiceleste argentine), un style de jeu (le catennaccio italien), un hymne national dont le retentissement avant chaque rencontre vient attester que l’équipe est la représentante d’un État-nation. Mais l’attachement des supporters à leur équipe relève de logiques différentes. Si les Uruguayens s’attachent rapidement à leur équipe nationale, forte de deux succès précoces en Coupe du monde (1930, 1950), en Angleterre le sentiment d’attachement au club, plus qu’à l’équipe nationale, est longtemps prédominant. Alors que les succès permettent aux supporters de s’identifier pleinement à leur équipe, les défaites sont durement ressenties et traumatisent parfois toute une nation comme lors du « maracanazo », nom donné à la déroute brésilienne en finale de la Coupe du monde (1950) face à des Uruguayens considérés comme battus d’avance.

  • Le football comme instrument politique

Le sentiment d’appartenance, variable d’un pays à l’autre, dans son intensité comme dans ses modalités, a souvent été instrumentalisé. Il a aussi pu agir comme un repoussoir et susciter des constructions identitaires contraires. En Irlande par exemple, les sports gaéliques se sont développés contre le football à connotation britannique. Il en va de même pour le football américain aux États-Unis. Utilisé comme un outil de domination coloniale et de régulation sociale par les Britanniques en Inde, le football est au contraire limité par les autorités françaises en Algérie où les matches entre Européens et Algériens sont interdits entre 1928 et 1947, accentuant d’autant la ségrégation entre communautés. Conscient de ces enjeux, le FLN créé une équipe « nationale » algérienne dès 1958.

L’article consacré au match Chili-URSS du 23 novembre 1973 montre comment le football peut être l’objet d’une instrumentalisation politique et diplomatique. Ce jour-là, le Chili marque un but après seulement 15 secondes de jeu ; il n’y a pas d’équipe adverse sur le terrain. Les Soviétiques ont boycotté la rencontre pour signifier leur refus de jouer dans un stade qui sert de lieu de persécution au régime de Pinochet. Les propositions de l’URSS pour jouer en terrain neutre ont été refusées par la FIFA dont les organes décisionnels reflètent l’opposition est-ouest de la guerre froide.

  • Des nations unies autour de leur équipe nationale ?

Qu’est-ce qui rend possible l’attachement des supporters à leur équipe nationale ? Pour Eric Hobsbawm, « la communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms ». L’équipe nationale aurait donc la capacité à incarner la nation elle-même en favorisant les phénomènes d’identification.

Pourtant, en dépit des scènes de liesses qu’ont suscitées en France les victoires en Coupe du monde en 1998 et en 2018, il n’y a pas de règle immuable. En 1954, la victoire de la RFA a semble-t-il permis une adhésion populaire au nouveau pays créé en 1949. Mais en 2014, le beau parcours de l’équipe belge a été suivi d’une victoire électorale des nationalistes flamands tandis que la victoire espagnole de 2010 n’a pas enrayé la montée du nationalisme catalan. Dès lors, la nature et l’intensité du sentiment d’attachement aux équipes nationales ne constituent probablement pas un miroir exact de l’attachement à la nation. Elles en sont au mieux une simple manifestation liée à un contexte particulier.