En quinze ans, la Grande Armée napoléonienne, véritable machine de guerre inégalée, remporta davantage de victoires que n’importe quelle autre armée avant ou après elle. Austerlitz, Iéna, la Moskowa, Leipzig ou Waterloo firent couler beaucoup d’encontre, mais ces batailles furent souvent analysées du point de vue de la stratégie et de la tactique. Or, les guerres napoléoniennes furent avant tout une histoire humaine.

Pour la seule France, près de 2 300 000 hommes connurent l’angoisse du départ, la traversé du continent de part en part, les affres de la vie de campagne et la fournaise de la bataille. Pendant 15 ans, ces soldats furent les acteurs, centraux mais très souvent anonymes d’une grande loterie humaine dont beaucoup de revinrent pas. Ils produisirent cependant des cahiers dans lesquels ils notaient chaque jour les détails de leur péripéties quotidiennes. Au lendemain de la geste napoléonienne, ils furent nombreux à relater leurs aventures militaires. Les sources sont donc abondantes et contrastent avec le silence des périodes antérieures où la parole des soldats est si rare. Ce livre relate par conséquent une histoire à hauteur d’hommes, depuis le recrutement et l’abandon des siens au difficile retour à la vie civile, en passant par l’instruction, l’entraînement, la fraternité et la solidarité, le rôle central de l’amour, les blessures, sans oublier les traumatismes psychiques souvent tus.

François Houdecek a été l’éditeur de la Correspondance générale de Napoléon. Il est spécialiste des questions militaires et sociales sous l’Empire. Auteur de plusieurs recueils de lettres de soldats, il a récemment édité les Cahiers de Saint-Hélène du général Bertrand en 2021.

Sources diverses

Après l’épopée napoléonienne, les commentateurs qui étudiaient la guerre ne le faisaient qu’au prisme du déplacement des unités et des mouvements de troupes. Les soldats n’étaient que des pions. Face au silence des autorités de la Restauration, nombreux furent les vétérans qui eurent la volonté de dire la guerre et d’expliquer que, sans eux, toute l’épopée impériale n’aurait jamais eu lieu. Ceux qui se mirent à écrire avaient intériorisé ce discours et prolongèrent l’économie de la gloire mise en place par l’Empereur. Ils eurent donc à cœur de proclamer, qu’eux aussi, ils avaient été présents à Austerlitz, Iéna, Eylau, Leipzig ou Waterloo. Pour eux, ce devait être, comme l’a écrit Maurice Genevoix un siècle plus tard, une obligation intérieure. Car après leur disparition, qui aurait pu raconter leur histoire ? Le XIXe siècle marque une prise de conscience individuelle où chacun se senti chargé d’un rôle spécifique dont il pouvait témoigner. L’individualisme né de la Révolution modifia la donne de l’écriture des mémoires, auparavant réservés à une élite avant 1789. Les guerres du Premier Empire donnèrent ensuite lieu à des publications abondantes (personnages, campagne, témoignages etc.). Les premiers mémoires furent publiés dès 1814. S’ils restèrent peu nombreux durant les années de la Restauration, la publication du Mémorial de Saint-Hélène de Las Cases en 1823 fit exploser le nombre des ouvrages sur le marché. Après une accalmie pendant le règne de Napoléon III, au lendemain de la défaite de 1871, la recherche d’une forme de gloire nationale et l’inspiration militaire des guerres de l’Empire de la fin du siècle firent exploser à nouveau le nombre de publications. Jean Tulard et Jacques Garnier furent les premiers à établir une chronologie, ils dénombrèrent près de 1700 témoins, dont 85 % de militaires. La période des bicentenaires napoléoniens (1996 – 2021) a encore accru ce nombre. Malgré leur nombre, les mémorialistes ne représentant qu’une infime portion des mobilisés (0,07 %). Ils se sont faits néanmoins les porte-voix de la foule des anonymes qui n’ont pas pu coucher leur guerre sur le papier.

Une mémoire à conserver

De tous ces écrits militaires émane l’immense fierté d’avoir participé à des événements qui subjuguèrent l’Europe. Dans leurs récits, chaque témoignage sur les horreurs du champ de bataille est suivi par un autre sur la fraternité qui régnait au sein des unités. Chaque couardise relatée est compensée par des actes de bravoure ou d’héroïsme nombreux. Après avoir souffert mille souffrances et dangers, l’immense majorité des mémorialistes regrettait, une fois la paix venue, ce temps où la vie leur semblait avoir un sens. Dans leur retraite, les vétérans du conflit ont déformé l’image des campagnes et des combats pour la faire correspondre à ce que la société voulait en voir : une épopée épique et romantique. La guerre avait pu faire souffrir les hommes, mais elle élevait les âmes et révélait les caractères. Les héros de Victoire et Conquête pouvaient avoir participé aux Désastres de la guerre illustrée par Goya, mais ils renvoyaient à une époque où la France dominait le continent. Dans l’imaginaire collectif, les grognards, symbolisés par le grenadier de la Garde, étaient tous des héros. Par la suite, les récits du capitaine Coignet, du comte Marbot, ou du comte de Ségur furent réédités. Des générations de lecteurs glissèrent sur les passages difficiles et conservèrent de cette expérience de guerre une vision romantique faite d’aventures en uniformes rutilants. Le phénomène commença avant que les derniers témoins de l’épopée ne s’éteignent à la fin du XIXe siècle, mais, progressivement, ces hommes de chair et d’os se transformèrent en images d’Epinal ou en estampes. Les quelques photographies de la collection d’Anne S. Brown, réalisés vers 1850, montrant de vieux monsieurs engoncés dans leurs uniformes étriqués, reflètent mal la réalité vécue par ces hommes qui ont parcouru l’Europe à pied ou à cheval durant leur jeunesse.

Etudes historiques d’aujourd’hui

Aujourd’hui, les passionnés d’histoire vivante leur rendent hommage en enfilant de beaux uniformes parfois plus conformes aux décrets que les originaux mêmes ! Ils se rencontrent sur les anciens champs de bataille. Proches de l’archéologie expérimentale, ils retrouvent les gestes qu’aucun manuel ne détaille, et un seul tir de fusil modèle 1777 ou une seule démonstration d’évolution par compagnies en dit beaucoup plus long que bien des descriptions livresques. L’historien Jean Tixier fut le premier à tenter de brosser, en 1904, un portrait réaliste du soldat impérial. Il essuya de vives critiques sur sa méthode et sur le fond de ses travaux. Il démontrait les limites et les lacunes de l’intendance impériale et minorait l’enthousiasme à participer aux conflits qu’on prêtait alors aux soldats. Il évoqua également la peur des combattants, les désertions et la mort. Mais pour une société qui vivait dans le culte de la gloire impériale, montrer une réalité moins brillante heurtait le nationalisme chauffé à blanc par la défait de 1871. L’ouvrage de Tixier eut le mérite de montrer une facette différente de ces hommes, donnait d’eux une image plus réelle que celle qui circulait alors. La guerre est du domaine de l’indicible, ceux qui ne l’ont jamais fait ne peuvent réellement en pénétrer le mystère. Dans leurs récits, nombreux sont les témoins qui disent combien les mots leur manquent pour dépeindre la réalité de la guerre et des combats.

Renouvellement historiographique

La correspondance des soldats écrite sur le moment permet de corroborer bien des récits et des ressentis relatés dans les mémoires. Longtemps restés dans l’ombre des collections privées, ces missives permettent de suivre au quotidien les hommes en campagne. Mais, écrites à l’intention de parents ou d’une épouse, visant à rassurer et à dire que l’on va bien, les autocensures y sont fréquentes. Les correspondances de soldats sont néanmoins plus nombreuses qu’on ne l’a souvent dit. La publication récente de plusieurs recueils permet encore de multiplier les sources. Ces écrits de l’intime restent néanmoins peu abondants au regard des masses mobilisées. Moins de 40 % des hommes semblent avoir été en capacité d’écrire. Le coût des lettres, la censure et les interdictions d’expédier des missives lors des opérations en ont encore réduite le nombre. C’est en réexplorant ces sources, ainsi que les archives plus institutionnelles, que les historiens ont entamé depuis une vingtaine d’années une étude plus anthropologique du conflit napoléonien. Ce champ d’étude, qui met en lumière l’homme en guerre, a largement étudié les conflits du XXe siècle, avant de se porter sur d’autres périodes historiques. Impulsés dans les années 1970 par le Britannique John Keegan et sa relecture de la bataille de Waterloo, ces travaux ont été poursuivis notamment par Alan Forrest et Rory Muir. A la même époque en France, les historiens William Serman et Jean-Paul Bertaud, dans le cadre du renouvellement de l’histoire bataille ont appelé à développer un nouveau regard de l’histoire militaire sur les aspects psychologiques et sociaux de la guerre, qui seraient venus compléter les études techniques, politiques et institutionnelles. Ce sont les études sur le Première Guerre mondiale, menées notamment par Anette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, qui ont posé les bases sur lesquelles les historiens du XIXe siècle ont travaillé pour explorer la vie en guerre des soldats de l’Empire. Tous ces travaux ont bénéficié du développement des études sur la psychologie, de la psychiatrie et de la médecine. Les deux conflits mondiaux du XXe siècle, les guerres de Corée puis du Vietnam ont permis au médecin, dans un but thérapeutique, d’étudier toujours plus finement les comportements des soldats dans leurs guerres modernes.

Une histoire à hauteur d’hommes

C’est une histoire plurielle des individus au cœur de la guerre que l’auteur a souhaité raconter. Pour cela, cet ouvrage tente de multiplier les points de vue de ces hommes qui ont combattu dans les rangs de la Grande Armée et parcouru l’Europe entière. Car, pour chaque enthousiaste qui quitta son domicile le cœur léger, combien de résignés, de désespérés ou de déserteurs ? Une fois devenu soldat, les attitudes au combat sont conditionnées par l’entraînement, qui permet dans une certaine mesure de tempérer les réactions primaires des individus. Mais dans les gigantesques conflagrations, qu’est ce que cela veut dire d’être plongé sous le feu de l’artillerie, pris dans une charge de cavalerie, ou de la voir fondre sur soi et ses camarades ? L’individu plongé dans la fournaise des combats subit la temporalité de la bataille qui s’impose à chacun. Les attitudes au combat résultent d’un agencement complexe de contingences sociales et culturelles. Au cœur des combats, l’individu n’est plus totalement maître de ses réactions. Il se trouve écartelé entre l’instant de vie et l’instinct de mort, pulsions qui peuvent le conduire au meurtre le plus abject ou à l’esprit de sacrifice le plus noble. Au soir de la bataille, les événements et les intenses émotions vécues dans la journée sont intériorisées ? Chaque soldat, selon son parcours et son ressenti, les archive et les refroidit. Au lendemain de l’épopée, beaucoup ont repris le cours de leur vie dans le civil ou dans l’armée. Les esprits sont marqués par les expériences extrêmes de la guerre et des combats. Certains firent preuve de résilience et se relevèrent. D’autres, en revanche, ne quittèrent jamais la guerre, revécue sans cesse jusqu’à aliéner ceux qui ne purent se détacher des péripéties de leurs aventures militaires. Ce destin, beaucoup de ces hommes ne l’ont pas choisi, néanmoins pour la plupart, faute de choix possible et d’alternatives accessibles, ils ont accompli la tâche pour laquelle ils ont intégré l’armée. Retrouver la réalité de la guerre pour tenter de comprendre ce que signifiait être soldat au temps de Napoléon a été le travail de François Houdeck, vaste entreprise. Il s’agit d’un ouvrage incontournable qui vient renouveler en profondeur les études historiques sur les guerres du Premier Empire.

Pour les Clionautes

Bertrand Lamon