Il y a bien l’incarnation exaltée du « Capitaine Conan » par Philippe Torreton, César 1997. Et puis le roman éponyme de Roger Vercel, prix Goncourt 1934. Ou encore l’attachant « P.C. de compagnie », récit publié en 1930 par Maurice Constantin-Weyer, romancier d’aventures oublié. Tous rendant compte, par le biais d’une trame autobiographique au parfum exotique, de l’expérience des anciens Poilus d’Orient. Dernière écume fictionnelle d’une réalité meurtrière par ailleurs très vite effacée, faussement en marge de la Première Guerre mondiale. Loin de Verdun, hors de la mémoire combattante. Pourtant, ce front lointain frappé d’amnésie collective n’a rien d’insignifiant. Son importance militaire est inexplicablement sous-estimée. Sa perception demeure périphérique en dépit d’un impact stratégique décisif, puisqu’il a déterminé rien moins que l’effondrement de trois des quatre puissances centrales : Autriche-Hongrie, Turquie et Bulgarie.

La très riche actualité éditoriale du Centenaire de la Grande Guerre accorde encore peu d’intérêt, semble-t-il, à cet objet délaissé de longue date, ainsi que le démontre la vétusté de l’essentiel des références bibliographiques répertoriées par Max Schiavon. La synthèse élaborée par ses soins fait donc utilement exception à cette indifférence instituée. Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, l’auteur a notamment été le biographe du général Alphonse Georges, lequel fut, étant lieutenant-colonel d’état-major, un des protagonistes du théâtre balkanique de la Grande Guerre. Prolongeant ce fil, Max Schiavon élargit aujourd’hui sa palette d’historien à l’évocation du front d’Orient. L’ouvrage qui en résulte mérite d’être salué pour sa facture particulièrement claire et accessible, comme pour la solidité de son contenu.

Découpé en trois parties correspondant aux grandes séquences de l’engagement sur ce théâtre d’opérations, il met en évidence les réalités d’une campagne de type colonial, pénible et rebutante, menée dans l’indifférence de la métropole. Le cinglant échec initial des Dardanelles, la longue station défensive des « Jardiniers de Salonique » et l’élan spectaculaire de l’offensive victorieuse de 1918 sont revisités avec beaucoup de précision. Sans ignorer le vécu de terrain de l’expérience combattante, l’auteur se place principalement, par goût autant que par effet de sources, du point de vue « zénithal » traditionnel de l’histoire militaire, centré sur les processus de décision et le déroulement des opérations. La problématique de la conduite politique et militaire des opérations bénéficie ainsi d’une attention particulière. Cette projection dans les hauts sphères est d’ailleurs riche et intéressante, tant cet angle historiographique a longtemps été délaissé. Elle n’a au demeurant rien de complaisant. Les opportunités manquées, dues aux défauts d’une guerre de coalition sans unité de commandement, sont soulignées. Le dossier des défaillances de l’évaluation et de la décision est chargé, de la responsabilité personnelle de Churchill dans le désastre des Dardanelles en 1915 aux déficiences du général Sarrail, « roi fainéant » de Salonique. Inversement, la reprise en main effectuée par son successeur Guillaumat est une éclatante réussite. Il parvient notamment à amalgamer les contingents interalliés discordants placés sous son autorité. Après lui, Franchet d’Espèrey conçoit et conduit l’audacieux plan d’offensive qui va déterminer la victoire finale.

Outre la problématique du commandement, l’équation des contraintes de la projection logistique et de la manœuvre en milieu naturel hostile est particulièrement bien rendue. Les divergences de calcul et les égoïsmes entre alliés, dont l’agenda et les objectifs en Orient ne sont pas en harmonie (les Britanniques restant toujours en arrière de la main, comme de bien entendu !), sont également considérés avec l’attention requise. Ce panorama soigné s’appuie sur des sources essentiellement tirées des archives militaires françaises et une bibliographie étoffée, élargie à une dizaine de titres anglo-saxons et aux mémoires traduits de deux chefs militaires allemands. C’est donc principalement le regard français et interallié qui est restitué par l’auteur. La qualité du labeur accompli est certaine, et fait négliger les très rares coquilles (un incohérent « allongement » des délais p.121, la rétrogradation momentanée du général Jouinot-Gambetta au rang de colonel p.338, la quadruplice motorisée en « quadriplace » p.363). Fort d’un apport cartographique succinct mais particulièrement lisible, pourvu d’un index, le livre de Max Schiavon se lit avec autant d’intérêt que de facilité. Son caractère complet et abordable en fait une ressource apte à satisfaire autant le néophyte que le lecteur averti. Appelé à figurer parmi les usuels de référence, il laisse espérer qu’à la faveur du Centenaire les Poilus d’Orient puissent émerger du néant qui les a si longtemps engloutis.

© Guillaume Lévêque