S’il appartient à certains gouvernements, Jean Charbonnel n’obtient cependant jamais de ministère régalien. Du fait de sa concurrence, en terres corréziennes, avec Jacques Chirac, poulain de Georges Pompidou, mais aussi parce qu’il est une des principales figures de proue du gaullisme de gauche.
Dans cet ouvrage, Jérôme PozziProfesseur agrégé d’histoire-géographie et docteur en histoire contemporaine, Jérôme Pozzi est maître de conférences à l’université de Lorraine. Spécialiste de l’histoire politique de la France contemporaine, et plus particulièrement du gaullisme, il est notamment l’auteur de : Les Mouvements gaullistes — Paris, associations et réseaux 1958-1976 (PUR, 2011) et Jean-Jacques Servan-Schreiber et la Lorraine. Un météore politique (Éditions des Paraiges, 2022). et Gilles Le BéguecDocteur ès lettres, auteur d’une thèse portant sur L’Entrée au Palais-Bourbon : les filières d’accès à la fonction parlementaire, 1919-1939, Gilles Le Béguec — décédé en 2022 — fut tout d’abord professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nancy-II avant de rejoindre celle de Paris X Nanterre. Ancien président du conseil scientifique de la Fondation Charles-de-Gaulle, de sensibilité gaulliste, ce proche de Jean Charbonnel fut notamment l’auteur des ouvrages suivants : La République des avocats (Armand Colin, 2003), Georges Pompidou et les institutions de la Ve République (PIE — P. Lang, 2006), en collaboration avec Frédéric Turpin, ou bien encore : Tocqueville et la modernité politique (Mille Sources, 2007)., retracent la vie de ce gaulliste convaincu, qui n’a pas eu l’heur d’avoir la carrière ministérielle d’un Michel Debré, d’un Jacques Chaban-Delmas, ou bien encore d’un Olivier Guichard, « barons » du gaullisme.
Sa proximité idéologique avec Chaban-Delmas — dans le cadre de la Nouvelle Société — l’affaiblit au sein de la majorité gaulliste ultraconservatrice, issue des élections de juin 1968.
Cependant, ce gaulliste social — député-maire de Brive — héritier de la pensée démocrate-chrétienne, ne manque pas d’exercer des fonctions de premier plan au sein de la famille gaulliste, notamment comme secrétaire national de l’Union des démocrates pour la Ve République (UDVe).
Homme d’écriture et historien, il entame un cursus honorum politique à une époque où le cumul des mandats est la norme. Agrégé d’histoire et énarque, celui-ci rejoint la Cour des comptes à sa sortie de la rue des Saints-Pères.
L’intellectuel
Pur produit de la méritocratie républicaine, ancien élève de la rue d’Ulm, à l’instar de deux autres gaullistes : Pompidou et Alain Peyrefitte, Jean Charbonnel est comme l’écrit fort justement l’auteur de cet ouvrage un pont entre la Ve République et le gaullisme d’un côté et le monde intellectuel réservé, voire ouvertement hostile.
Ancien élève des lycées Henri IV, puis Louis-le-Grand, normalien, agrégé d’histoire, Jean Charbonnel s’éloigne des démocrates-chrétiens du MRP pour se rallier au gaullisme et rejoindre le groupement dissident des Républicains populaires indépendants. Son engagement gaulliste naît durant ses années à l’École normale supérieure.
Jean Charbonnel fréquente encore le Cercle des normaliens catholiques, animé par François Bédarida, par ailleurs proche de René Rémond avec lequel Jean Charbonnel entretient des relations ombrageuses. En effet, les deux historiens ont une vision opposée du gaullisme. Alors que le premier assimile le gaullisme à la tradition bonapartiste, le second, comme beaucoup de gaullistes de gauche, repousse cette filiation partisane.
Devenu secrétaire national du collectif UNR-UDT (1962), Jean Charbonnel remet à Georges Pompidou, une note dans laquelle il entend recruter, dans les milieux universitaires, de la haute fonction publique, du journalisme, ainsi que parmi les professions libérales, les futurs cadres du club de la Nouvelle Frontière, centre de réflexion politique à haut niveau intellectuel, qu’il appelle de ses vœux.
In fine, ce club ne fournira qu’un lieu de rencontres et d’échanges endogène au sein duquel ne se retrouveront que des hommes proches de la majorité en place. Incarnation de cette troisième voie que le général de Gaulle appelait de ses vœux, Jean Charbonnel ne peut se contenter de cela. Héritier politique d’Edmond Michelet, il entend favoriser les liens d’ouverture entre le général et ceux des intellectuels qui se revendiquent comme d’authentiques gaullistes de gauche.
Infatigable plaideur du gaullisme, Jean Charbonnel écrit entre 1973 et 2014 neuf ouvrages, qui chacun marquent une étape charnière majeure de son propre parcours politique. Sa désillusion est grande au lendemain de la défaite de Jacques Chaban-Delmas et de la victoire de Valéry Giscard d’Estaing à la présidentielle de 1974 avec l’aide de jacques Chirac, moins héritier du gaullisme que du pompidolisme.
Le responsable politique
Gaulliste orthodoxe, Jean Charbonnel n’a de cesse de s’opposer à la droitisation du mouvement gaulliste durant les années 1970. Gaulliste de progrès, ou gaulliste social comme il se plaît à le revendiquer, il est très attaché à l’idée originelle d’un rassemblement transpartisan. Il reste en cela fidèle à ses convictions démocrates-chrétiennes.
Cependant, il rejoint les rangs du RPF dès 1947. Se reconnaissant dans les discours de Malraux et Soustelle, le jeune normalien ne peut qu’être attiré par « l’aile de progrès du mouvement gaulliste ». Devenu membre de la Cour des comptes, Jean Charbonnel adhère à l’UNR dès sa création. Ses amitiés gaullistes lui permettent de rapidement participer à plusieurs cabinets ministériels, comme conseiller technique.
La dissolution de l’Assemblée nationale (1962) lui permet de se lancer dans le combat électoral. Les instances dirigeantes de l’UNR l’envoient faire campagne dans la 2e circonscription de Corrèze, à Brives. Charbonnel débute ainsi une longue carrière politique locale et nationale en se faisant élire député, puis maire de Brives, en 1966. Ces victoires obtenues de haute lutte en terres réputées hostiles au gaullisme lui permettent d’obtenir un premier maroquin dans le gouvernement Pompidou, au lendemain de la réélection du général de Gaulle à la présidence de la République.
Battu aux législatives de 1967 par Roland Dumas, candidat FGDS, Charbonnel perdait de facto son portefeuille ministériel au profit de Jacques Chirac, élu lui dans la 3e circonscription de Corrèze.
Acteur du gaullisme partisan, Charbonnel entend moderniser le mouvement gaulliste, qui, sans figure de proue, doit se doter d’une direction collégiale composée de cinq membres, représentant chacun une tendance de la famille gaulliste. Jean Charbonnel y siège comme représentant des gaullistes de gauche.
Surpris par les émeutes de mai 1968, alors qu’il assume la direction par intérim de l’UDVe, Charbonnel retrouve son siège de député de la 2e circonscription de Corrèze. Favorable au programme de la Nouvelle Société proposé par Chaban-Delmas, l’élu corrézien reste toujours minoritaire au sein de la majorité des députés UNR élus en juin 1968. Malgré tout, Charbonnel parvient à se faire élire à la présidence de la commission des finances de l’Assemblée nationale.
La mort de Pompidou et l’élection de Giscard d’Estaing à la présidence de la République marquent un tournant dans la carrière politique de l’élu corrézien, notamment dans ses relations déjà tendues avec Chirac, dont il a pourtant encouragé les débuts en Corrèze. Charbonnel ressent comme un coup de poignard « l’appel des 43 » et la nomination de Chirac à Matignon. N’étant pas parvenu à conserver son siège de député, Charbonnel est toujours plus minoritaire au sein de l’UDR.
Critique envers Chirac et son ralliement au pouvoir giscardien, le fossé qui séparait déjà les deux Corréziens se mue rapidement en « opposition frontale ». La création du RPR n’est rien moins pour Charbonnel que la « réincarnation contemporaine du vieux courant bonapartiste » et une « dérive droitière du gaullisme ».
Marginal au sein du RPR, Charbonnel soutient la candidature du centriste Raymond Barre lors de la présidentielle de 1988. Bien que réélu député avec le soutien du RPR et de l’UDF, il partage les idées réformistes du Premier ministre socialiste Michel Rocard. Exclu du groupe RPR après avoir refusé de voter la motion de censure contre ce dernier, Charbonnel perd son siège de député aux élections législatives de 1993 et son fauteuil de maire deux ans plus tard. S’il siégea dans l’opposition durant la présidence de François Mitterrand, il refusa pourtant toute idée de « bipolarisation excessive », tout en regrettant le langage trop droitier de Chirac. Dorénavant démuni de tout mandat, affaibli politiquement, Jean Charbonnel soutient la candidature d’Édouard Balladur en 1995, puis celle de Chévènement, en 2002 — à ses yeux le plus proche des principes autour desquels s’est ordonnée l’action du général de Gaulle » —, avant de soutenir en 2007 et en 2012, le « dynamique et conquérant » Nicolas Sarkozy.
Jean Charbonnel : L’homme de gouvernement
Jeune député de Corrèze, Jean Charbonnel n’avait jamais manifesté d’intérêt particulier pour les questions relatives au continent africain. Cependant, pour entamer son cursus honorum ministériel, il est nommé à la Coopération. Sous la tutelle du ministre des Affaires étrangères, Charbonnel n’a aucune marge de manœuvre. Les questions africaines relèvent du domaine réservé du chef de l’État. In fine, le jeune ministre dépend moins de Couve de Murville que de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du général de Gaulle.
Le président Pompidou et son Premier ministre Pierre Messmer considèrent qu’il est impératif d’installer un gaulliste à la tête du ministère de l’Industrie, pour faire face au ministre de l’Économie et des Finances, le libéral Valéry Giscard d’Estaing. Le choix de l’exécutif se porte sur Charbonnel. Les ambitions du nouveau ministre sont grandes. Celui-ci entend permettre à la France de recouvrer sa croissance économique, son équilibre social et, in fine, son indépendance nationale.
Cependant, les moyens financiers et administratifs qui sont mis à sa disposition sont limités. De nombreux ministres ont un pouvoir décisionnel en matière industrielle. Leurs attributions respectives dans ce domaine vident de sa substance le ministère occupé par Jean Charbonnel.
Pour autant, conscient que la France ne peut mener seule sa politique industrielle, ce dernier entend dépasser les frontières hexagonales pour agir à l’échelle européenne. Ainsi est initié le projet de mise sur orbite d’un satellite de communication que Jean Charbonnel baptise : Ariane.
Ce projet est le point d’orgue de ses vingt mois restés à la tête du ministère de l’Industrie. Cependant, Jean Chabronnel doit encore affronter le choc pétrolier qui frappe de plein fouet la France. Face aux coûts toujours plus élevés de l’extraction du charbon, couplés aux faibles réserves du pays en hydrocarbures, le pouvoir exécutif prend la décision de recourir à l’électricité d’origine nucléaire.
Face à ces problèmes d’approvisionnement en énergie, le chef du gouvernement prend la décision de rattacher à Matignon la Délégation à l’énergie. Devant cette réduction du domaine de compétence de son ministère, Jean Charbonnel remet sa démission.
Conclusion
Jérôme Pozzi conclut son ouvrage en rappelant que Charbonnel a fait une belle carrière politique d’élu local et de parlementaire. Nonobstant, l’auteur reconnaît que ce gaulliste orthodoxe n’a pas eu la carrière ministérielle qu’il espérait et méritait.
Idéologiquement proche de la démocratie-chrétienne et du MRP, devant le refus par les appareils partisans, de la double appartenance MRP-RPF, Jean Charbonnel inclina cependant vers le gaullisme.
Esprit singulier, Jean Charbonnel avait une conception puriste du gaullisme. Son opposition locale au pompidolien Chirac — au gaullisme beaucoup moins rigoriste — contribua à n’en point douter, à freiner, sinon stopper, son ascension politique nationale.
Chef de file d’un mouvement gaulliste de gauche minoritaire, car protéiforme, malgré tout homme de compromis et de dialogue, jamais Jean Charbonnel ne choisit la facilité en basculant dans le calcul politicien et la compromission.