Déjà auteur en 2009 d’une biographie remarquée du général Georges, major général de l’armée française en 1940, Max Schiavon dévoile ici «le destin bouleversant du général qui aurait pu faire gagner la France en 1940», selon la formulation accrocheuse du bandeau de ce livre. C’est placer d’emblée la barre très haut. S’il n’a sans doute pas autant de relief que l’empathie du biographe et le geste de communication éditoriale ne le proclament, le personnage présenté ne manque effectivement pas d’envergure. Il paraît quelque peu forcé de faire du général Vauthier un homme providentiel négligé, doublé d’un prophète militaire méconnu. Mais son parcours dessine l’intéressant portrait en creux d’un anti-général de Gaulle, bridé par son conformisme et brisé par la défaite de 1940 malgré des intuitions stratégiques appelées plus tard – trop tard – à faire référence.

Polytechnicien ayant embrassé l’artillerie, Paul Vauthier (1885-1979) fait une belle guerre de 14-18. Ce fort en thèmes est un touche-à-tout doué. À la fois homme d’action et de réflexion, il est rapidement repéré pour son potentiel. Devenu un technicien et un théoricien averti de la DCA dans l’immédiat après-guerre, il tourne dès lors son esprit positiviste de scientifique rigoureux et intuitif vers la problématique de la guerre aérienne. Il est le traducteur, le divulgateur et le théoricien français de référence des thèses du général italien Douhet. L’ouvrage qu’il publie en 1929 sur cet objet a assez d’écho pour être traduit en allemand. Comme De Gaulle sur les blindés, il est ainsi étudié plus attentivement chez l’ennemi qu’en France ! Sa réflexion sur le caractère déterminant des opérations aériennes futures s’affine jusqu’à envisager de nouvelles problématiques non abordées par le Douhétisme. La question de la défense active et passive contre les avions l’amène ainsi à entretenir une correspondance avec Le Corbusier sur la prise en compte de cet enjeu dans l’urbanisme. Sur le plan tactique, Vauthier a l’intuition des opérations aéroterrestres, mais pas de l’aviation d’appui. En revanche, il élargit son analyse stratégique jusqu’à développer le concept d’avenir d’un commandement unique des armées étayé par un ministère de la Défense Nationale. Mais les intuitions formulées par Vauthier ne sont prises en compte que de façon à la fois tardive et inaboutie dans le débat d’idées -qui plus est budgétairement contraint- sur les évolutions futures des armées françaises.

Penseur innovant mais « Jeune Turc » respectueux et soumis, Vauthier est donc un Cassandre peu entendu. L’institution militaire prend cependant acte du potentiel de ce sage rénovateur, et oriente sa carrière vers l’accession aux plus hautes fonctions. Le général Gouraud n’hésite pas à le qualifier de «notre Foch de l’avenir» en 1930. Repéré par Pétain, Vauthier rejoint son état-major lorsque ce dernier est nommé inspecteur général de la défense aérienne du territoire. De 1935 à 1939, il devient l’homme de confiance du maréchal, auquel il insuffle sa perception des formes de la guerre nouvelle. Principal conseiller militaire de Pétain, il élabore le concept de défense aérienne adopté par ce dernier. Convaincant et dévoué, il est ainsi l’inspirateur doctrinal et technique d’une pensée qui, sur ce point, devait s’avérer lucide et prémonitoire. Par ce biais, Max Schiavon formule donc une réévaluation indirecte des capacités de jugement stratégique de Pétain, moins obtus et régressif qu’on ne serait tenté de le supposer. Pour autant, le maréchal n’est pas plus audible que son conseiller auprès des décideurs politiques, auprès desquels son influence effective semble loin d’égaler sa glorieuse célébrité.

Après avoir servi Pétain dans son ambassade en Espagne, Vauthier, récemment promu au généralat, se montre un divisionnaire capable lors des batailles de la Meuse et de la Somme en 1940. Mais sa position intermédiaire dans la hiérarchie borne sa capacité d’action à un rôle tactique. Fait prisonnier de guerre en juin 1940, il reste détenu à la forteresse de Koenigstein jusqu’en mai 1945. Oublié de Pétain, il n’en partage pas la capacité d’indifférence ou d’ingratitude et vient témoigner à décharge au procès du maréchal, dont il souligne la lucidité stratégique avant-guerre concernant le danger aérien. Mais la défaite et la captivité ont définitivement brisé sa trajectoire. Vauthier n’accéda jamais aux responsabilités militaires supérieures pour lesquelles sa trajectoire avait été programmée. Compromis par son témoignage au procès Pétain, il est même frappé arbitrairement par l’épuration et contraint de se reconvertir, non sans réussite, dans la vie civile.

Max Schiavon a disposé de sources de premier choix pour faire redécouvrir Paul Vauthier. Bénéficiant d’un libre accès aux archives personnelles et familiales très complètes de son héros, il les a recoupées et complétées à l’aide des sources administratives de la Défense. Un cahier central de photographies et un appareil critique particulièrement complet et scrupuleux ajoutent à la qualité du travail accomplihormis les très légers accrocs d’un index ponctuellement défaillant (ex. le général Conquet cité p.83 et non 82, mais aussi p. 118) et de rares fautes d’accord (p. 243 et p.260). Par ailleurs, pour clore la petite énigme subsistant p.116, Édouard de Larminat est décédé le 13 octobre 1970 à Fontainebleau..

Le portrait équilibré qui est donné de Paul Vauthier est celui d’un homme de valeur, mi-second rôle mi-grand témoin, occulté en raison de sa proximité avec Pétain. Par-delà son parcours personnel, le principal apport de sa biographie réside dans le nouveau regard qu’elle permet de jeter sur l’évolution doctrinale de l’armée française au cours des années Trente. Vue de l’intérieur, elle remet en perspective la légende gaulliste bien établie qui magnifie son héros comme le seul prophète lucide au milieu du désert hostile d’une pensée militaire sclérosée. Le cas Vauthier a le grand mérite de reconsidérer ce raccourci réducteur.

© Guillaume Lévêque